Mais que se passe-t-il à Tanger ?

Plus rien ne va à Tanger. Depuis le début du mois de juillet, la ville du Détroit connaît une explosion du nombre de cas de contamination au coronavirus qui fait craindre le pire. En face de cela, le manque de communication et le cafouillage des autorités donne une impression de naviguer à vue. Mais que se passe-t-il réellement au Nord du Royaume ?

427, c’est le nombre des nouvelles contaminations enregistrées en une journée pour la seule ville de Tanger. Un chiffre en forte progression et qui atteint plus de 730 cas en moins de 72 heures, de quoi faire passer la région de Tanger-Tétouan-Al Hoceima en première position des régions les plus touchées par l’épidémie. À l’heure où nous écrivons ces lignes, la région du Nord compte 4.731 cas cumulés, soit 21,97% du total des contaminations dans l’ensemble du territoire national, contre 5.067 pour la région de Casablanca-Settat qui connaît pourtant une dynamique urbaine beaucoup plus active. Un regain incompréhensible de la situation épidémiologique qui soulève plusieurs interrogations.

Tanger, face à un virage dangereux ?

Pour comprendre les raisons derrière ce virage de la situation épidémiologique, nous avons contacté la Directrice régionale de la Santé (DRS) au niveau de Tanger-Tétouan-Al Hoceima, Ouafae Ajnaou, qui nous a expliqué que la particularité de la situation épidémiologique à Tanger est liée à la tranche d’âge des cas positifs qui serait supérieure à 65 ans. Il s’agit de personnes déjà porteuses d’autres comorbidités, notamment, le diabète, les maladies cardiaques, l’hypertension, l’insuffisance rénale, etc. « une comorbidité en plus du virus covid, c’est une prise en charge assez lourde, qui peut y aller jusqu’à la réanimation », fait-elle savoir.

Pourtant, la tranche d’âge la plus impactée par le virus était inférieure à 40 ans, des sujets jeunes bien portants, avec un taux de guérison qui dépassait 85%. Taux de guérison qui est passé désormais à 76% avec un taux de létalité à 2%. Des indicateurs qui préoccupent les autorités locales. Pour Ajnaou, ceci s’explique par le non-respect des mesures préventives, « après plusieurs mois d’enfermement, les personnes âgées ont commencé à sortir sans pour autant respecter les gestes barrières et le port du masque ». Elle poursuit :

«L’objectif pour nous actuellement est de protéger cette tranche d’âge et de rompre la chaîne de transmission، pour ce faire، nous avons besoin que tout le monde porte son masque، respecte la distance et se lave les mains de manière régulière. Enfin, il faut juste respecter les mesures de prévention ». Ne serait-on pas plutôt face à une mutation génétique du virus ? «Non»، tranche une commission d’experts dépêchée sur place pour voir si le virus a connu des transformations au niveau de Tanger. Pour eux, « aucune mutation génétique n’explique l’augmentation des cas graves et les décès liés au coronavirus enregistrés dans certaines villes du Royaume, notamment à Tanger ». Une déclaration appuyée et relayée par le ministre de la Santé. Pour lui, « le génome de souches du coronavirus détecté au Maroc n’a connu aucune mutation puisque c’est la souche qui existait et qui circulait depuis le début de l’apparition de la pandémie et que nous retrouvons même chez les personnes asymptomatiques ». Quant à l’augmentation du nombre de cas positifs au coronavirus, une question qui serait liée à l’accroissement de la capacité de dépistage, soit 4.000 tests en moyenne par jour, via trois laboratoires. Par ailleurs, le département de la Santé semble rassuré par rapport à la capacité litière de la ville, malgré la flambée des cas de contamination, puisqu’il existe des centres qui peuvent toujours être mobilisés.

Notons que la ville est passée de 14 lits de réanimation à 29 lits et une équipe médicale militaire, composée de 48 cadres spécialistes en réanimation, épidémiologie et virologie, est venue soutenir et accompagner les cadres de santé civils pour contenir l’épidémie. En plus des structures hospitalières déjà existantes, il y a le Centre hospitalier de campagne qui a été mis en place récemment. Ce site, divisé en deux compartiments pour hommes et femmes, comporte 700 lits, dont la capacité litière peut atteindre les 1.000 en cas de nécessité.

Désormais, le principal défi pour le département de la Santé est de limiter l’arrivée des cas graves jusqu’à la réanimation. «Avec tous ces moyens mis en place، j’espère qu’on va pouvoir passer ce cap et limiter la notification des cas graves»، explique la responsable locale du département، tout en rappelant l’importance du respect des gestes barrières en vue de rompre la chaîne de transmission.

En écoutant les responsables s’exprimer sur ce qui se passe à Tanger, on en retient qu’il ne faut pas s’inquiéter et que « la situation est maîtrisée ». Pourtant, la réalité est loin d’être joyeuse pour les médecins qui travaillent sur le terrain. Ceux-ci ne cessent de tirer la sonnette d’alarme et d’alerter du risque de la complication de la situation épidémiologique de la ville et craignent l’effondrement du système de santé publique. La situation semble plus grave que ce que veut bien laisser croire le ministère.

C’est le flou artistique ! 

Dans une déclaration accordée à MAROC DIPLOMATIQUE, le directeur médical de l’hôpital de campagne de Tanger, Abdelilah Kahloun, évoque un chiffre de « 500 personnes » qui se sont présentées en 24 heures au niveau des cliniques de la ville, portant des symptômes avancés du coronavirus, à savoir, vomissements, perte d’odorat ou du goût, diarrhée, céphalée intense, fatigue générale, douleurs musculaires et articulaires. Ajoutant que « ces gens continuent de circuler librement parmi nous, parce qu’ils n’arrivent pas à accéder aux tests ». D’où l’inquiétude des professionnels de Santé.

À cet effet, Kahloun met en garde contre l’aggravation de la situation, « nous avons besoin d’une piste pour sortir de cette impasse dans laquelle se trouve la Santé publique aujourd’hui », pointant du doigt l’absence d’un interlocuteur, alors que les professionnels de la Santé dans le public sont à bout. Ce médecin appelle ainsi à des solutions urgentes pour céder la place au niveau des hôpitaux pour le traitement des autres pathologies et la réalisation des chirurgies urgentes.

Dans le même registre, Choukri Mesrar, représentant du Syndicat indépendant des médecins du secteur public (SIMSP) et chirurgien pédiatrique se demande s’il n’est pas temps d’« évacuer les cas graves dans d’autres villes et d’intégrer le secteur privé dans le circuit covid » pour alléger la pression sur la Santé publique.

«Nous avons besoin d’une feuille de route pour qu’on puisse faire face aux clusters persistants et à la saturation des structures de soins» , réclame le représentant du SIMSP. En ajoutant : « Tout ce qu’on demande est une approche participative, qui intègre les professionnels de Santé, exerçant sur le terrain, dans la gestion de la situation de la ville, puisqu’ils connaissent de très près l’état de la Santé publique ».

Notons que les médecins du public avaient prévu de tenir un sit-in devant la préfecture de Tanger-Assilah, le 16 juillet, pour dénoncer les dysfonctionnements que connaît le secteur de la Santé à Tanger. Ces syndicats reprochent au ministère, entre autres griefs, la rétention de l’information relative à l’évolution de la situation épidémiologique au niveau local.

Interrogée sur ce dossier, Ouafae Ajnaou n’a pas vraiment voulu se prononcer sur ce sujet, mais elle dit comprendre la fatigue et l’épuisement des équipes médicales qui ont dû travailler dur dans un service où il y a des malades qui nécessitent une prise en charge particulière. «L’ensemble du personnel s’est engagé à prendre en charge les cas enregistrés et sans arrêt. On a encore du travail à faire pour qu’on puisse ramener la ville à son beau jour », commente la DRS au niveau de la région du nord. Concernant la feuille de route, celle-ci est déjà tracée, selon cette responsable, par le département de tutelle. « Tout est bien défini », dit-elle, « il faut uniquement respecter le circuit de la prise en charge et ses modalités ».

Des éléments de langage rodés qui n’expliquent pas pour autant le regain que connaît la situation pandémique à Tanger. Un « décalage de la ville par rapport au reste du pays » que reconnaît même le département de la Santé.

Mais, qu’est-ce qui peut bien expliquer cette recrudescence des cas à Tanger ?

Parmi les raisons qui pourraient être derrière cette situation, certains évoquent les opérations de rapatriement des Marocains où des cas de contamination ont été détectés parmi les voyageurs. D’ailleurs, on se souvient tous du Ferry en provenance de Gênes avec près de 600 Marocains à bord, qui n’a pas pu accoster à son arrivée après la découverte de trois cas, suite à un test PCR positif à bord du bateau. Ce qui a obligé les autorités à surseoir le débarquement en attendant de terminer la batterie de tests et déterminer le nombre de cas au juste.

Et, cerise sur le gâteau, les foyers industriels qui sont apparus ces dernières semaines, sapant ainsi les efforts des autorités et des médecins dans la lutte contre la propagation du coronavirus. Environs 221 cas parmi les employés et responsables ont été recensés dans des usines de textile la semaine dernière, d’après nos confrères du 360, qui confirment que la plupart des cas de contaminations ont été enregistrés dans les zones industrielles de Tanger, dont notamment Gzenaya, Moghogha et Aouama-Al Majd.

Les entreprises pointées du doigt

De nombreuses entreprises sont accusées de ne pas avoir respecté les mesures sanitaires et de sécurité pour éviter la contamination de leurs salariés par le Covid-19.

Pour Adil Rais, président de la CGEM de la région Tanger-Tétouan-Al Hoceima, « le foyer de contamination peut émaner de l’entreprise, comme il peut émaner des quartiers aussi, n’oublions pas que ces ouvriers vivent ensemble puisqu’ils viennent d’autres villes et ont une vie sociale de proximité ». Notons qu’une campagne de dépistage a englobé plus de 700 entreprises dans la région du Nord, toutes tailles confondues. Ceci dit, le sens du civisme des citoyens joue aussi un rôle important dans la minimisation des risques que le virus se répande davantage. Si l’entreprise met en place toutes les mesures préventives et que l’employé continue de ne pas respecter pas de distanciation sociale, on serait en train de verser de l’eau dans du sable.

C’est « une responsabilité collective », pour notre interlocuteur, « elle concerne chaque citoyen, chaque famille, chaque employé et entreprise. Ce n’est pas une épidémie liée aux usines, le virus circule partout », précise-t-il.

Interrogé sur le respect des mesures préventives par les entreprises, la même source nous confie, « nous veillons à l’application des mesures sanitaires et de distanciation sociale de façon stricte, d’ailleurs, je crois que c’était nécessaire de prendre de telles mesures pour limiter la propagation du virus ». Et d’ajouter : « En tout cas, c’est de l’intérêt de tout le monde que ces mesures soient appliquées à la lettre ».

Toutefois, ces mesures ne sont pas sans conséquence sur les entreprises, notamment, les PME. Ces mesures alourdissent les charges de l’entreprise de 5%, c’est ce qui ressort d’un sondage effectué au niveau du tissu industriel de Tanger. «Distancier veut dire، entre autres، réduire le personnel présent. Cela pose problème davantage pour les PME, parce que les grandes entreprises sont plus organisées et ont plus d’espace. Mais, on ne peut faire les choses autrement », commente notre source, appelant à renforcer les aides en faveur des PME.

Dans le même registre, l’annonce du durcissement des restrictions sanitaires à Tanger aurait impacté l’image de la ville. Selon Rais, « c’est clair que ce n’est pas bon pour l’image de la ville. Mais, cela se passe dans plusieurs villes aussi à travers le monde, notamment, à Barcelone. On peut aussi voir les choses d’une autre perspective, cela montre aussi qu’on est capables de prendre des mesures drastiques quand le risque de la propagation de la pandémie augmente ».

Cependant, les habitants de Tanger restent perplexes et sans visibilité sur ce qui se passe dans leur ville. De quoi pousser le maire de la ville, Mohamed Bachir Abdellaoui à pointer, dans une lettre adressée au ministre de la Santé, la responsabilité de son département dans cette « dégringolade » que connaît Tanger sur plusieurs niveaux. Il s’est aussi interrogé sur l’existence d’une stratégie du ministère pour contrer la propagation du virus dans la ville.

Plus récemment, lors de la session extraordinaire du conseil de la ville, le maire, dont les propos ont été relayés par Alyaoum24, a affirmé que « la ville traverse des moments difficiles, ce qui nécessite le renforcement du personnel soignant et la mise en place des équipements nécessaires pour pouvoir surmonter la ponte, sans pour autant enfermer les Tangérois chez eux ». Il a aussi appelé à laisser accès aux plages et à alléger les mesures de restrictions surtout avec l’arrivée de la fête de l’Aïd.

Apparemment, les vœux du maire ne seront pas exaucés. Tanger se transformera en prison à ciel ouvert pour ses habitants, du moins le temps que dureront les festivités de l’Aïd. L’interdiction formelle de se déplacer en dehors de la ville a ainsi été formulée à l’encontre des salariés tangérois et des consignes strictes ont été transmises aux entreprises afin de ne signer aucune autorisation de déplacement en faveur de leurs employés.

Une mesure drastique qui a été prise par la Wilaya suite à une réunion tenue ce 22 juillet entre les autorités locales et les opérateurs économiques de la région. À l’heure où nous mettons sous presse, une autre mesure conjointe des ministères de l’Intérieur et de la Santé a interdit l’entrée et la sortie de 8 villes marocaines y compris Tanger. Une décision qui est tombée comme un couperet et qui a fini de miner le moral des Tangérois en cette période de l’Aïd.

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