Mme Lamia Merzouki: « La parité reste un objectif ultime mais la Charte insiste surtout sur la mixité et l’équité »
Imposante dans sa discrétion, grande dans ses idées, persévérante dans son engagement, Lamia Merzouki fait de la déconstruction des biais de genre dans le milieu professionnel son bourdon de pèlerin. La directrice générale adjointe de Casablanca Finance City Authority, financière émérite, a su asseoir sa grande réputation dans le milieu des affaires. Elle débute ensuite sa carrière au cabinet Arthur Andersen à Paris avant de rentrer au bercail pour occuper le poste de Directeur stratégie et organisation à AKWA Group, dont elle devient membre du comité exécutif et administrateur d’une société cotée en Bourse.
Mais aujourd’hui, elle est aussi une référence dans la défense de l’égalité de genre et le développement durable. Dotée d’un sens de leadership, cette diplômée de Harvard Business School a l’art de fédérer autour d’elle femmes et hommes, partageant les mêmes valeurs.
Ambassadrice de l’Initiative “Women Working For Change”, la fondatrice du Réseau We4She, “Nous pour elle”, qui siège au sein de plusieurs instances internationales, s’est donné pour mission de porter les voix des femmes marocaines et africaines, à travers l’association qu’elle préside et qui est l’émanation de l’Africa CEO Forum.
Lamia Merzouki et les membres du réseau We4She s’est donné la vocation d’améliorer la représentativité des femmes à tous les niveaux de l’entreprise et contribuer au développement national à travers “l’empowerment” des femmes, conformément aux recommandations du Nouveau modèle de développement.
Portée par une pléiade de chefs d’entreprises, l’association a mis en place la 1ère charte entreprise du genre en Afrique, signée désormais par plusieurs décideurs.
Pour savoir plus sur les vocations, les réalisations et les perspectives du We4She, sa présidente Lamia Merzouki, a bien voulu répondre à nos questions.
l MAROC DIPLOMATIQUE : Jeudi 16 décembre 2021, vous étiez neuf dirigeantes marocaines à lancer officiellement l’association We4she. Qu’est-ce que le We4she et qu’est-ce qui a motivé la création de ce réseau ?
– LAMIA MERZOUKI : We4She est une émanation du Africa CEO Forum, qui est un espace d’échange dédié aux dirigeants africains, et qui regroupe, aujourd’hui, les plus grandes entreprises du continent. Notre réseau existe depuis plus de 5 ans, et fait partie d’un réseau plus large, un réseau panafricain de femmes dirigeantes dont l’objectif est d’améliorer la représentativité des femmes dans les instances dirigeantes. Et c’est ce réseau panafricain que nous représentons au Maroc, à travers la création de l’association We4She. Au Maroc, nous avons a commencé à travailler avec un noyau dur de femmes dirigeantes de tout bord : des banquières, des dirigeantes de multinationales et d’entreprises publiques, des avocates, des fiscalistes et des entrepreneures également.
Nous avons fonctionné en réseau pendant des années avant de se constituer en association que nous avons appelée We4She.
l Nombreux sont les réseaux et associations des femmes au Maroc ou ailleurs. Quelle est la vocation du We4she ? Qu’est-ce qui le caractérise et le démarque des autres réseaux internationaux ?
– Dans « We4She », le « We » est inclusif : il ne s’agit pas d’un club fermé mais plutôt un réseau ouvert. Cela illustre la volonté́ d’inclure tout le monde : le We pour engager les femmes et les hommes. We4She pour montrer que les femmes peuvent porter les autres femmes -par sororité et esprit de corps-. Et puis enfin, chemin faisant, nous nous sommes posé une grande question existentielle sur notre contribution à nous en tant que femmes dirigeantes : nous ne voulons pas faire de l’entre soi, surtout que nous avons la responsabilité de soutenir également les populations les moins privilégiées et de tendre la main aux femmes qui ont en besoin. C’est pour cela que nous avons élargi notre vocation à un 2eaxe : l’autonomisation/empowerment économique de la femme marocaine, parmi les populations les moins privilégiées. Et là, ce que nous souhaitons, c’est faire bénéficier le plus grand nombre de femmes marocaines de nos compétences, de notre expertise et surtout de notre réseau… Nous rencontrons des femmes extraordinaires qui ont, quelquefois, juste besoin d’une impulsion, de se faire confiance, d’être « en capacité » de réaliser leur projet pour pouvoir s’accomplir sur un plan personnel et professionnel. Et c’est là justement que nous souhaitons aider et contribuer.
En résumé, aujourd’hui nous avons deux axes à We4She : Un premier Axe corporate dont l’objectif est d’améliorer la représentativité des femmes à tous les niveaux de l’entreprise, que ce soit dans les CA, donc le sommet de la pyramide, mais également dans les comex et autres instances dirigeantes. Et là nous intervenons en synergie avec les autres associations déjà présentes et non en redondance. Nous faisons justement attention à bien travailler en cohérence dans ce sens. Et puis, un deuxième Axe Solidaire qui permet de contribuer à l’autonomisation économique de la femme marocaine, dans le cadre du NMD, parmi les populations les moins privilégiées.
l Où en êtes-vous aujourd’hui ?
– Nous avons pu avancer sur plusieurs chantiers en parallèle, notamment, sur la Charte du genre puisque nous comptons plus de 80 entreprises signataires, en plus de partenariats de premier plan dans l’axe solidaire, d’abord, avec le ministère du Tourisme, de l’Artisanat et de l’Économie sociale, qui travaille avec environ 6.000 coopératives dirigées par des femmes. Ensuite, avec d’autres associations comme Open Village, Tibu Africa, etc… pour travailler en synergie pour l’autonomisation économique des femmes et des jeunes filles. Il y a aussi tout le volet biais du genre : We4She a lancé, en mars 2022, la campagne « Moussawat » avec la diffusion de quatre capsules, où nous avons présenté plusieurs types de situations biaisées comme la maternité, le syndrome de l’imposteur, le plafond de verre…, à travers des vidéos légères et drôles, sur un sujet très sérieux. Les biais du genre sont dans l’inconscient collectif, à la fois chez les hommes et chez les femmes. C’est-à-dire que même les femmes ont des croyances limitantes. Elles- mêmes sont souvent biaisées et cela les freine dans leur évolution. C’est dans ce sens que nous avons lancé cette campagne avec ce format vidéos.
Enfin, notre première réalisation, c’est d’avoir construit cet esprit de corps, cette sororité, et d’avoir démontré que les femmes peuvent porter les autres femmes.
Mais tout cela n’est que le commencement d’un long chemin parce que pour faire bouger les lignes, ce n’est pas en une année que cela peut se faire, ni en 2 ans, ni même pas en 5 ans. Pour faire bouger les choses, il faut des décennies.
l Quelle approche préconisez-vous pour avancer efficacement ?
– Il faut, forcément, une approche multidimensionnelle. En premier lieu, sur le premier axe corporate, et des études le démontrent, il faut un engagement volontaire au plus haut niveau. Donc, l’engagement des CEOs/dirigeants est crucial. C’est pour cela que nous avons lancé, dans notre réseau We4She, La Charte du genre qui est un outil développé par le Africa CEO Forum, pour mobiliser les dirigeants à travers leur engagement volontaire sur la diversité.
C’est la 1ère Charte entreprise de ce genre en Afrique, et elle compte quatre axes : la mixité dans le recrutement, la mixité du management et du Comité exécutif, la mixité du Conseil d’Administration et l’équité de rémunération.
Chaque entreprise peut définir sa propre trajectoire. La parité reste un objectif ultime mais la Charte insiste surtout sur la mixité et l’équité.
Cette Charte du genre a d’ailleurs été signée, aujourd’hui, par plus de 80 entreprises et même des relais, comme la CGEM, des banques comme le CIH, BMCE BOA, CFG Bank, Attawfiq Microfinance, de grandes entreprises telles que : Le groupe Managem, HPS, Intelcia, Maroclear… et bien d’autres.
Comme vous le savez, il y a eu l’amendement récent de la loi sur la SA, qui a notamment instauré des quotas au niveau des sociétés faisant appel à l’épargne, et qui a créé une nouvelle dynamique, même pour les autres entreprises. Nous souhaitons ainsi profiter de cette dynamique en ayant un effet de ruissellement sur les autres strates de l’organisation et sur les autres entreprises en général.
En parallèle, il faut travailler sur les biais du genre, les biais inconscients afin de pouvoir déconstruire les stéréotypes, parce que cela freine la progression de la femme. D’où la campagne « Moussawat ». Et puis last but not least. Nous avons un sujet qui va devenir de plus en plus critique, c’est qu’il faut préparer le vivier de femmes dirigeantes à tous les échelons du management intermédiaire, qui vont pouvoir pourvoir les besoins de mixité au niveau des conseils et CoDir…Et cela nécessite du temps.
Sur l’axe plus solidaire, notre souhait est de tendre la main aux femmes qui en ont vraiment besoin. C’est pour cela qu’il s’agit de travailler sur l’autonomisation économique, et ce de plusieurs manières. Avant tout, à travers des partenariats avec les différentes associations féminines marocaines qui expriment leurs besoins. Dans ce sens, nous avons signé des partenariats avec des associations comme Open Village, Tibu Africa mais également avec le Ministère du Tourisme, et de l’Économie sociale et solidaire.
Dans cet esprit, à We4She, en parallèle, nous mobilisons, d’un côté, nos membres qui sont prêtes à donner de leur temps, de leurs compétences et de mettre en réseau. De l’autre, nous mobilisons également les entreprises marocaines, qui ont cette fibre responsable, dont certains patrons ont déjà donné le soutien et le OK pour mobiliser leurs collaborateurs et collaboratrices pour cette cause. Ce qui garantit un effet multiplicateur.
Ce que nous proposons, d’ailleurs, à tous les signataires de la Charte, c’est de s’engager aussi sur ce pilier solidaire. Je dois dire que nous avons eu beaucoup d’intérêt, et je remercie toutes les personnes qui nous ont soutenus dans ce sens.
l Vous œuvrez pour l’autonomisation économique de la femme marocaine dans la droite ligne des préceptes du Nouveau Modèle de Développement. Quel est l’état des lieux aujourd’hui ?
– Le Maroc est classé 136ème sur 146 pays en matière d’écart entre les sexes (selon le Global Gender Gap Index 2021). Derrière l’Arabie Saoudite quand même ! Les pays d’Afrique anglophone sont bien mieux classés. Pour info Pilier de cet indice, le premier en est la participation et les opportunités économiques. Le deuxième pilier est le niveau d’éducation, le troisième, la santé et la survie et le quatrième est l’autonomisation politique. Par ailleurs, seulement 20% des femmes marocaines sont actives. Ce qui veut dire que près de 80% des femmes n’accèdent pas au monde du travail. Ce qui est le plus inquiétant c’est que le taux de féminisation du travail a régressé, ces dernières années. Le taux d’activité des femmes est passé de plus de 30% dans les années 90 à 28% en 2000, 25% en 2013, pour atteindre la 20aine de % en 2021.
En plus, ce qui est aussi alarmant est que les femmes restent concentrées sur des activités qui sont peu valorisantes sur le marché du travail. D’autant plus que la crise sanitaire n’a fait qu’aggraver les inégalités hommes-femmes déjà existantes.
l À travail équivalent, les femmes gagnent en moyenne 33% de moins que les hommes et on estime qu’au rythme où évolue leur situation, il faudrait environ 257 ans pour combler l’écart salarial mondial entre les deux sexes. Quelle lecture en faites-vous ?
– Oui c’est la triste réalité. La première lecture, très frustrante, est qu’il faut plusieurs générations pour rattraper le gap, et que nous ne verrons certainement pas les impacts de nos actions de notre vivant. Il faut le dire, les écarts concernent vraiment toutes les strates de la population que ce soit les femmes dans les coopératives, dans l’entrepreneuriat ou encore dans les entreprises ou dans les Conseils d’Administration. Il y a une problématique claire de diversité du genre. Au-delà des chiffres, il y a également des éléments qualitatifs à savoir notre culture, l’inconscient collectif qui pèse encore sur les mentalités. Et c’est donc en parallèle avec cela qu’il faut travailler.
l Dans la société marocaine, on entend beaucoup parler de la liberté et de l’égalité des hommes et des femmes. Que pensez-vous de la libération des femmes marocaine et du Moyen-Orient en tant que facteur influent de changement régional ?
– La libération de la femme marocaine est clairement un facteur de changement régional, voire de développement régional. En effet, plus le niveau et le statut des femmes s’élèvent, plus la transmission du savoir d’une génération à l›autre est également élevée. Or comme vous le savez, la femme est un pilier majeur dans l’éducation des enfants. Ainsi, comme le dit si bien l’anthropologue français, Emmanuel Todd, « Faire avancer la cause des droits des femmes fait également avancer la cause de l’éducation, et fait progresser le niveau socio- éducatif de toute une population. » C’est donc, sans conteste, un facteur de développement majeur.