Mobilité urbaine : Des défis à relever
Il est évident que la ville se traduit par la concentration spatiale, mais aussi par la mobilité, externe d’un côté, pour s’échapper, quelques heures, quelques jours ou quelques semaines afin de communiquer avec d’autres agglomérations. Et mobilité interne, de l’autre, surtout pour tirer profit de multiples possibilités (emplois, achats, loisirs, relations commerciales, sociales, culturelles, scolarisation…) que la ville offre à ses habitants. Le Corbusier et les urbanistes fonctionnalistes, auteurs de la Charte d’Athènes (1933), proposaient de diviser l’espace selon les quatre besoins humains universels: habiter, travailler, circuler, se cultiver le corps et l’esprit. Et donc confondre les objectifs (se cultiver le corps et l’esprit), les besoins (habiter) et les moyens (travailler, circuler). Et comme la mobilité -et donc les transports- ne sont pas une fin en soi, certains futurologues, se prenant pour des esprits prospectifs, avaient, avant 1970, imaginé pour les années 1980, un changement radical ! Les progrès des télécommunications et de l’informatique permettraient, certainement, à la majorité des actifs de travailler à partir de leur domicile, sans avoir à se rendre à un lieu de travail.
La mobilité urbaine représente ainsi une part importante, et croissante, du budget temps des citadins. Une personne active disposerait de quatre heures de temps libre, par jour. Mais celui- ci est rogné par ses migrations quotidiennes (une heure et demie en moyenne à Paris et même chose à Casablanca), voire plus pour d’autres déplacements. Le temps libre, en fin de journée, est du même ordre que celui passé en déplacements. Pourtant, la ville n’a pas été conçue pour une mobilité aussi importante. On sait, depuis le Rapport Buchanan (1963), qu’il n’y a pas de solution purement automobile dans les grandes villes et dans les villes historiques. Comment prévoir le partage des rôles entre automobiles et transports en commun, partage qui devrait être différent selon l’heure (pointe ou heures creuses) et le lieu (centre-ville, axes radiaux, périphérie) ? Ce que certains observateurs perçoivent comme un simple domaine technique sans grands enjeux apparaît, à l’analyse, comme une combinaison complexe d’activités urbaines essentielles, de déterminants économiques et de pratiques sociales avec des ramifications politiques. Un ensemble qui mérite qu’on prenne le temps de s’y arrêter.
Casablanca au fil des temps
Le Maroc a connu à partir de la seconde moitié du 20e siècle un processus soutenu de l’urbanisation lié, principalement, à l’exode rural et à l’accroissement naturel de la population. Estimé à environ 7 à 8%, dans les années 1900, le taux national de l’urbanisation s’établit à 55%, aujourd’hui. Ce taux devrait être proche de 70 % à l’horizon 2025, pour une population urbaine estimée à 24 millions d’habitants contre 17. 7 millions, aujourd’hui, d’après le Schéma National d’aménagement du territoire (SNAT). Le quasi-doublement de la population urbaine, dans les 20 prochaines années, aura, bien entendu, un impact sur la demande en déplacement urbain. Les changements économiques et sociétaux et l’étalement des villes sont à l’origine de cette forte demande en déplacement urbain. Cette tendance d’extension urbaine s’emploiera, dans le futur, avec la réalisation de projets de villes nouvelles envisagées par le schéma directeur.
Des chiffres qui parlent d’eux-mêmes
L’agglomération de Casablanca est la région la mieux desservie par les réseaux routiers et par une voirie composée de boulevards, avenues et rues, estimée à 4.900 km. Cette voirie se répartit, principalement, entre avenues, boulevards et rues, comme suit: – Avenues et Boulevards: 1.200 km (24.5 %) – Rues: 3.700 km (75.5 %). Son état est, en général, bon au centre des villes, moyen voire non utilisable dans les quartiers périphériques. Le nombre des véhicules a quadruplé entre 2001 et 2013 dans la région de Casablanca où il est passé de 400.000 à 1.500.000. La région enregistre 40.9% des immatriculations nationales contre 36.5% pour les véhicules en circulation. Les prévisions affichent des chiffres encore plus alarmants qui vont accentuer la congestion de la ville et diminuer encore plus la qualité dégradée de l’air de la métropole marocaine.
Pour ce qui est des services de transport urbain en commun dans la Région du Grand Casablanca, soutenus par l’Etat, ils sont assurés par : la Régie autonome du transport en commun (RATC) et les sociétés privées autorisées à exercer dans ce secteur, et ce depuis les années 80. Ce parc est constitué de 1198 véhicules lourds relevant de la RATC et 760 véhicules appartenant aux sociétés privées, soit un autobus pour 3615 habitants. Le trafic de la RATC est en baisse au profit du secteur privé, ce qui explique, en partie, la crise financière que connaît la Régie et l’état de délabrement des bus devenus de vraies épaves ! Ce déficit est comblé, en partie, par les sociétés de transport en commun, les grands taxis qui relient le centre-ville aux différents quartiers périphériques (8.000 voitures dont 388 à Mohammedia). Les petits taxis, quant à eux, présentent un parc de 6.000 automobiles. Ces services répondent à la demande d’une clientèle, qui pour une raison ou une autre, ne supporte pas les déplacements en autobus.
Par ailleurs, une couche importante de la population (ouvriers, commerçants, étudiants…) utilise la motocyclette ou la bicyclette pour se déplacer. Ainsi, en 2002, ce parc était estimé à 149.000 motocyclettes (22 % des ménages urbains) et 49.000 bicyclettes (7.3 % des ménages). De son côté, l’ONCF a mis en service un train dit « Al Bidaoui» reliant Mohammedia à l’aéroport Mohammed V dans le but de participer à la satisfaction d’une partie de la demande de transport urbain dans la région. Pour le reste, il ne faut pas oublier le transport scolaire privé. Concernant la première ligne de tramway reliant l’Est et l’Ouest de la ville, d’une longueur de 31 km, mis en service en 2013, le nombre de voyageurs transportés, en moyenne quotidienne, tourne autour de 119.000 du lundi au vendredi, 92.000 les samedis et 52.000 les dimanches. Et depuis sa mise en service et jusqu’à 2015, le tramway a transporté plus de 86 millions de voyageurs. Le milieu urbain de la métropole connaît, également, le développement du transport informel, charrette ou «koutchi» très utilisé dans les quartiers périphériques (Lissasfa, Aïn Harrouda) et dans les quartiers non loin du centre-ville (Ben M’sik, Hay Moulay Rachid). A noter aussi l’existence d’un transport clandestin (Lkhattafa), où voitures personnelles et motocyclettes sont utilisées généralement, dans les heures de pointe ou dans des situations de grève des autobus entre autres. Toutefois, le déplacement à pied reste, au Maroc, le mode de transport dominant. En effet, à Casablanca, la part de marché a augmenté, depuis 1975, pour présenter, aujourd’hui, 54 % des déplacements. Mais, majoritairement, les déplacements sont effectués par automobile (véhicules privés et taxis).
La vie dépend des transports
Dès les premières lueurs de l’aube, la ville s’anime. Les banlieusards affluent alors vers le centre. Les autobus, bondés, ne se donnent même pas la peine de s’arrêter. On descend et on monte comme on peut le plus souvent en courant et en s’accrochant aux portes fracassées. Le centre où se trouvent nombreux terminus prend l’allure d’une véritable foire. Piétons, voitures, autobus et taxis s’entrecroisent dans un ballet affolant, c’est la valse à mille temps.
Comment ne pas se comporter de façon agressive ou ne pas céder à la colère quand l’usage du klaxon ne suffit plus ? Et c’est un tapage qui n’a son pareil que dans les grandes villes principalement dites du tiers-monde !
A 5h30 du matin, le premier tramway en provenance de Sidi Moumen est archicomble. A la station du même nom, considérée comme le noeud de la ville, les portes du tram s’ouvrent. Une marée humaine telle une ruche se déverse et se disperse dans tous les sens pour entamer sa journée.
Du côté de Derb Omar, c’est la cacophonie totale : on se croirait à Calcutta (dixit Driss Benhima, ancien wali de Casablanca), ou au Caire. Les taxis, les motocycles et les colporteurs s’emparent de la principale artère. Tout le monde est stressé, les insultes fusent de partout, on râle, on gesticule… Pare-chocs contre pare-chocs, on tourne en rond à la recherche d’une place pour stationner. Les policiers chargés de la circulation, habitués au charivari essayent, autant que faire se peut, de mettre de l’ordre. C’est le rush, l’heure de l’ouverture des magasins. Un témoin, avec un calme stoïque nous révèle que « la situation s’est empirée, les gens n’arrivent plus à circuler ni à respirer, du matin au soir, et il n’y a plus d’heure de pointe. C’est devenu constant ». Il propose une solution radicale : délocaliser Derb Omar, un voeu tellement formulé par la majorité de la population.
En Europe et à Paris, chaque année, un automobiliste passe l’équivalent de deux semaines de travail dans les embouteillages, pourtant des solutions existent.
Comme tous les matins, Mme Tazi, qui réside sur l’avenue 2 Mars, nous révèle, avec son air jovial, qu’en se déplaçant à bord de sa petite voiture pour rejoindre son lieu de travail, à Derb Omar, elle tourne en rond, au moins, pendant une trentaine de minutes pour dénicher une place de stationnement. Le seul moyen pour ne pas arriver en retard est de laisser les clefs au gardien. Depuis qu’elle circule en scooter, elle ne fait que dix minutes de trajet et arrive au bureau avec le sourire en plus.
Et cette situation n’est pas prête de s’arranger, car le trafic est dominé par les autobus, les taxis et les voitures particulières qui restent un symbole de réussite sociale, mais aussi un facilitateur de mobilité. Par ailleurs, les études récentes ont démontré qu’un tiers des carrefours analysés étaient des points noirs et que plus de 83 des 95 voies primaires étudiées présentaient soit des circulations difficiles, soit des phénomènes importants de congestion
Le courage politique
La métropole risque d’arriver à saturation si on ne prend pas les problèmes du trafic à bras-le-corps. On constate un nombre vertigineux des voitures qui prennent d’assaut le centre-ville en provoquant un véritable cauchemar : le bruit, la pollution, le stationnement. D’autant plus qu’on remarque que les cyclistes ont presque disparu du paysage urbain de la métropole du fait qu’on a sacrifié les pistes cyclables, datant d’ailleurs de la parenthèse du protectorat et qu’on a avantagé la voiture. Cette dernière a pris le dessus sur les autres moyens de transports alors que certaines villes européennes ont renversé la tendance. L’expérience atypique du maire de Pontevedra, en Espagne, a été au départ, très critiquée. Or en plaçant l’individu au centre du problème, le maire a banni tout transit au centre-ville. « L’espace public appartient à tout le monde, et quand on marche, nous sommes tous égaux », avait-il déclaré avant d’ajouter « qu’il faut rendre la ville aux piétons ». Ainsi, l’espace public a-t-il été entièrement requalifié. Dans l’hyper centre, les trottoirs ont été supprimés au profit d’une voirie sans obstacles urbains. Des bancs ont été installés, l’éclairage amélioré, des espaces végétalisés… Bien évidemment, ces efforts ont porté leurs fruits, le trafic ayant diminué de 70 % dans la partie centrale et de 90 % dans l’épicentre. La pollution a pour sa part baissé de 61 %. Quant aux déplacements, 70 % sont effectués à pied, 22 % en voiture, 6 % à vélo, 3 % en transport public, organisé en périphérie du secteur piétonnier. Alors si certaines villes ont réussi le pari, pourquoi pas la métropole ?
Casablanca en mode «remontada»
La politique actuelle du développement urbain donne largement la priorité au déplacement automobile et ne tient pas compte de la mobilité douce (piétons et les deux roues), qui représentent, pourtant, la majorité des déplacements. Le résultat c’est des embouteillages et des bouchons à n’en plus finir, sans oublier la pollution. Etre piéton ou cycliste devient donc difficile voire dangereux et constitue un accessoire dans les priorités urbaines. Que faisaient donc les décideurs locaux ?
Ils pratiquent la politique de rafistolage en élargissant les routes, en dénivelant les carrefours, en abattant les arbres et en restreignant l’espace des piétons et des deux-roues. Mais la politique du laisser-faire conduit, sûrement, à l’impasse.
Cela dit, on constate une prise de conscience chez les décideurs de l’ampleur du problème. Pour une fois, la population, les élus locaux, les autorités locales… jouent la même partition convaincus qu’il faut agir et très vite. C’est ainsi que l’Autorité organisatrice des déplacements urbains du Grand Casablanca (AODU) a rendu public le plan de la circulation de la métropole avec des mesures à court et à long terme :
-Une boucle à sens unique autour du centre-ville. Cette voie de circulation rapide devrait, en effet, permettre de faire le tour de l’épicentre au sens unique, l’objectif étant d’éviter le trafic de transit et de desservir les parkings souterrains de la zone.
-Pousser les automobilistes à garer leurs véhicules et à emprunter le tramway. Des projets de parkings en ouvrage sont en cours (180 places sous la nouvelle fontaine, 750 à la place Nevada) et seront livrés cette année, 30.000 places de parkings supplémentaires seront gérées par horodateurs et près de 3 000 autres sous forme de parkings relais (à proximité des principales stations du tram).
-Généralisation des zones réglementées.
-Installation des feux intelligents qui vont calculer le nombre des voitures immobilisées à un croisement avant de passer au rouge et au vert. Un transport collectif, propre et ponctuel.
-Une application sur smartphone pour fluidifier le trafic en plus d’autres mesures qui accompagneront ces chantiers.
Disons que cette fois-ci la métropole est sur la bonne voie.