Moi non plus je n’ai pas de nom !
Jean Zaganiaris, EGE Rabat, Cercle de Littérature Contemporaine
Connue pour ses poèmes évoquant la fragilité de l’âme humaine soumise aux aléas d’un monde rempli de violence, Rachida Madani est aussi l’auteure de L’histoire peut attendre (Editions de la Différence, 2006), un roman important du champ littéraire marocain dont on ne parle pas suffisamment.
Dans La littérature féminine de langue française au Maghreb (Karthala, 1994), Jean Déjeux qualifie Rachida Madani comme quelqu’un qui a le « sens d’une poésie en vérité » après être passée par « la dure loi de la souffrance » (à l’instar de la poétesse Saïda Menebhi, décédée lors d’une grève de la faim entamée suite à son arrestation). C’est en ce sens qu’elle s’est exprimée dans l’ouvrage collectif Voix d’auteurs du Maroc (Marsam, 2016), coordonné avec Mamoun Lahbabi et Abdellah Baïda, et c’est à partir de son texte que nous avons découvert son roman L’histoire peut attendre, qui fait partie, selon nous, des chefs d’oeuvres de la littérature marocaine tant au niveau de la qualité d’écriture que du jeu avec les codes de la linéarité et de la trame narrative. Marquée par Robbe-Grillet ou Duras, Rachida Madani nous perd dans un récit où les personnes, les chronologies, les décors se superposent, fusionnent, éclatent de l’intérieur. L’histoire du roman peut attendre ; ce n’est pas ce qui est le plus important dans le livre. Tout commence avec une femme qui est dans un train. Elle regarde le paysage, « envahie de rêves impatients, de désirs fous, de liberté et de promesses de nouveau ». Durant le trajet, elle se rend compte que toutes les gares se valent ; c’est sans doute le cas également des voyages. La narratrice pense à un homme. Dans le compartiment, il y a du monde. Elle regarde le paysage où règne « une orgie de couleurs, de sons » et pense à cet homme. Peu à peu, elle sent qu’elle entre dans l’âme de quelqu’un d’autre, un autre « moi-même » capable d’allumer le coeur des étoiles et enchanter la nuit.
Une histoire à plusieurs voix
L’important n’est ni la trame linéaire du récit, ni la description des lieux : « Je ne veux pas parler de ma ville ! Que ceux qui l’ont peuplée de gosses drogués à la colle forte, de fous et de prostituées s’en chargent ». Le ton rappelle celui de l’écrivain Driss Jaydane, beaucoup plus dur à l’égard des histoires de roman. Sans que l’on s’en rende compte, ce n’est plus la femme du début qui raconte l’histoire. La voix d’un homme a pris sa place. Il s’appelle Khadir. Il parle d’une grotte, de la mer. Par moment, les paroles sont androgynes : « Attentive, ramassée, suspendue à mon souffle. J’ai senti ses doigts frôler mes lèvres et ma moustache ». Le masculin et le féminin fusionnent, se mélangent, tantôt dans l’harmonie, tantôt dans le déchirement, à l’instar des corps androgynes évoqués par Khatibi. L’écriture littéraire transcende les univocités : « Je me sens au-delà de moi-même, comme invitée par cet inconnu dans ce pays qui n’est pas le mien et où je retrouve ma Méditerranée sous un autre nom ». La narratrice revient de nouveau dans le récit. Elle nous dit désormais que cet homme sera son unique boussole. Le roman ne raconte rien d’autre que les relations troubles, intenses, entre une écrivaine et le personnage qu’elle a créé : « Je me contente de mon absence. Maîtresse de moi-même pourtant, je suis tranquillement assise auprès de cet homme en chair et en os et cependant totalement inventé par moi, et rendu réel par le seul pouvoir de mon imagination ». L’écriture est un rêve qui nous dépasse, qui donne un sens à notre vie en même temps qu’il transforme la matérialité du réel en illusion. Les gosses drogués à la colle forte ne sont pas visibles dans le roman mais on les voit entre les lignes, comme ceux qui sont morts de malnutrition, en Irak, et qui continuent de vivre dans le coeur des poètes. Le conte est subversif, l’encre du texte provient directement de l’âme de l’auteur. L’image du train n’est rien d’autre que la façon d’exprimer son délire, le délire de l’écriture, la fièvre qui nous habite quand on commence un texte littéraire (ou bien lorsqu’on le termine). L’écriture littéraire nous permet de libérer les démons que l’on retient en nous. C’est pour cela que l’on n’arrive pas à sortir d’un roman, que l’on a du mal à le finir et l’adresser à un auteur (sauf lorsqu’on est tenu par les logiques commerciales imposées par l’éditeur et son calendrier), et tout bonnement à sortir de la littérature une fois que l’on y est entré. Ce roman est à la frontière entre l’intime du réel et les agencements de la fiction. Khadir est une femme, un homme, un mot, une émotion, un abîme. L’écrivaine est comme un de ces piliers de bar qui écoute Oum Kelthoum, submergé par la tristesse et la mélancolie. Les mots sur la feuille sont parfois des larmes de sang, qu’il faut nécessairement verser pour réussir son roman. L’auteure est autant prisonnière de la fiction que ne l’est le personnage qu’elle a créé. Et celle ou celui qui mettra son nom sur la couverture est également un être multiple : « Celle qui a commencé le livre ne sera sûrement pas celle qui le signera, tu le sais bien ! Que deviendrons-nous alors, quand le silence reviendra ? Voilà toute l’ironie de cette histoire… Et voilà tout le drame ». Il ne reste plus qu’à admirer la beauté de ce texte et s’émouvoir.