LA MONARCHIE MAROCAINE : Fonctionnalités, genèse éthnoculturelle et complexité
Par Abdessamad Mouhieddine
La science politique, qui n’en est pas une en vérité, ne peut à elle seule aider à comprendre le système politique marocain dans son extrême complexité. Les Occidentaux ont beau s’essouffler à trouver quelque « logique » au système monarchique marocain, ils tombent vite dans le travers analogique. Ils convoquent souvent leur propre histoire pour décoder le système d’un pays où la monarchie n’a jamais été de droit divin, mais bel et bien de droit…prophétique !
La complexité de notre système monarchique provient du parcours historique d’un pays qui a intégré une mosaïque ethnoculturelle si riche que le pouvoir central a été amené, à travers les siècles, à multiplier les garde-fous. Les va-et-vient entre « bled Siba » et « bled Makhzen » renseignent sur ce souci organique de prendre en considération « prioritairement » l’unité d’une nation qui construit laborieusement, parfois tragiquement, son sentiment national face à des adversités de toutes sortes (chrétienté puis colonialisme étrangers, velléités d’usurpation de pouvoir en interne). Le système monarchique s’est donc construit lui-même peu à peu à l’aune de ces vicissitudes de l’histoire. Il n’en est devenu que plus complexe et foncièrement «multifonctionnel».
Aussi afin de mieux visualiser le multifonctionnalisme du système monarchique marocain, munissons-nous du tableau ci-après que nous devons à la «dextérité juridique» de Mohammed Darif1.
Occident, le chef d’Etat ne porte que l’unique casquette de président (ou de chef de gouvernement) élu pour un temps donné, sur la base d’un programme en prédéfini. Le Chef de l’Etat marocain, doit, lui, tout à la fois assumer les choix dogmatiques et l’héritage du passé (Sûnnisme-Malékisme-Achârisme), assurer l’adaptation la moins renonciatrice possible auxdits choix, tout en recherchant les voies d’accès à la modernité les moins déchirantes possibles !
Ces responsabilités sont exercées simultanément sur les trois champs que sont l’arbitrage, la Commanderie des Croyants et l’Etat moderne. En vérité, il est demandé au roi de gérer, en parfait équilibre et simultanément, l’imaginaire religieux, le mental historique et l’« étant » civil propre à l’Etat moderne.
Au Maroc, le roi — quel qu’il soit — est au centre de la vie en commun. Etant le « Père de ses sujets », il est également au coeur de chaque destin individuel. Les Occidentaux sont souvent étonnés par l’attitude [qu’ils considèrent comme] schizophrénique de la classe politique marocaine, «majorité» et «opposition» : le roi — surtout son statut — y est quasiment vénéré. S’il est vrai que la Personne monarchique est constitutionnellement inviolable, il n’en demeure pas moins qu’elle sert d’ultime recours au gouvernement comme aux détracteurs de ce dernier. La charge symbolique qu’elle porte et véhicule s’adresse à la capacité de culpabilisation et d’autoculpabilisation de chacun et de tous.
Les cinq constitutions marocaines — projet avorté de 1908 compris — ont permis aux Marocains de juridifier — en les affinant progressivement — les concepts fondamentaux présidant à l’interactivité des pouvoirs. Les rapports — forcément complexes — entre le roi (en tant qu’institution référentielle) et ses sujets sont devenus plus aisément qualifiables. Néanmoins, l’Etat marocain offre aujourd’hui une originalité constitutionnelle qui n’a pas d’équivalent au sein du monde arabo-islamique : le sens du sacré y a été injecté paradoxalement à l’aide de la méthodologie juridique positive !
Si la Monarchie marocaine — d’essence califale et sultanale — existe depuis treize siècles, le statut de roi, cette synthèse de la tradition et de la modernité, ne vit le jour qu’en 1957.
En effet, la constitution marocaine partage avec son équivalente française le «présidentialisme» exécutif de type Gaullien, tout en y adjoignant le pouvoir spirituel détenu et délégué par le roi. L’imbrication du temporel et du spirituel se caractérise — comme nous le montre le tableau (voir page en face) — par une grande synergie. Les champs du pouvoir royal y sont complémentaires, précisément parce que l’ensemble des acteurs politiques et des opérateurs institutionnels sont condamnés à la complémentarité. De ce point de vue, la représentativité de la Personne royale sert de chambre d’écho à l’alchimie ethnoculturelle et socio-économique.
Si la Monarchie marocaine — d’essence califale et sultanale — existe depuis treize siècles, le statut de roi, cette synthèse de la tradition et de la modernité, ne vit le jour qu’en 1957. Ce statut remplaça tous les titres monarchiques connus du monde islamique : Amir al Mouminine (almohades, Saâdiens, Alaouites), Amir al-Mouslimine (Almoravides, Mérinides) et même Imam (durant le règne de l’Almohade Mohamed Ibn Toumert). Le titre d’Amir al-Mouminine rend compte de la sacralité de la fonction comme de la Personne royale. Cette sacralité trouve sa justification dans la religion, l’histoire et la raison d’Etat.
Quid de la laïcité ?
La pensée moderne considère la laïcité comme une sorte de « noumène nécessaire et universel », comme dirait David Hume. Or, la laïcité est avant tout la sanction d’un processus historico-clérical propre à l’Occident, et plus particulièrement à la France. Si l’on considère la laïcité comme étant le contraire du cléricalisme, alors peut-on dire que celle-ci habite tangiblement l’Etat moderne marocain ? Non, ce n’est pas une plaisanterie : un simple retour au tableau synthétique ci-dessus permet de se rendre compte du fait que la laïcité constitue le cadre même de l’exercice du pouvoir monarchique sur le champ de l’Etat moderne ; un champ où le Monarque est un chef d’Etat « impersonnel », de type occidental, gouvernant selon les seules règles de la constitution, considérant le peuple comme une somme de citoyens, opérant en vertu d’une légitimité de type civil, sur un terrain politique éminemment urbain, au moyen du droit positif, avec le concours des médiateurs que sont les partis et les syndicats, et évoluant au sein d’une culture de type participatif. D’abord le protocole Prophétique : «N’élevez pas la voix au-dessus de celle du Prophète. Ne lui adressez pas la parole à voix haute […]. La plupart de ceux qui t’interpellent de l’extérieur de tes appartements privés ne comprennent pas. S’ils patientaient jusqu’à ce que tu sortes à leur rencontre, ce serait préférable pour eux» (XLIX, 2, 4-5) : «Ô vous qui croyez ! N’entrez pas dans les demeures du Prophète sans avoir obtenu la permission d’y prendre un repas, et attendu que le repas soit préparé. Quand vous êtes invités, entrez et retirez-vous après avoir mangé, sans entreprendre des conversations familières. Cela offenserait le Prophète ; il [ne peut vous en parler parce qu’il] est pudique. Mais Allah n’a pas honte de la Vérité.»
Et ce n’est sûrement pas fortuitement que le Roi Mohammed VI met fin à la prière publique comme aux causeries religieuses par la célèbre formule coranique : « Allah et ses anges bénissent le Prophète. Ô vous les croyants ! Priez pour Lui et appelez sur Lui le salut » (XXXIII, 53-56-57. Il y a là une espèce d’écho à un mental marocain resté estampillé du sceau de l’ésotérisme qui fait du roi la source de tout bienfait. Ainsi en est-il de la Baraka qui est logée au plus profond du mental marocain. Elle est une réalité que les événements ne peuvent que confirmer [le retour triomphal de Mohammed V au Trône après l’exil, les attentats manqués contre Hassan II… etc.].
La laïcité est chassée du champ de la Commanderie des Croyants. L’entendement européen est historiquement hostile à l’intrusion de la foi au sein de la loi. La France, confrontée au despotisme conjugué des cours et du clergé, acculée à souffrir des guerres livrées par [ou à] ses cours à leurs homologues d’Espagne, de Hollande, de Prusse, d’Autriche, des principautés (italiennes et germaniques), réalisa au dix-huitième siècle que la monarchie ne répondait plus aux défis inédits qui se préparaient : première révolution industrielle, évolution des moeurs, révolution des concepts socio-économiques, avènement de l’ère coloniale… etc. Les rois y étaient des monarques de droit divin ; l’Église triomphait dans un environnement marqué par l’ignorance, les famines récurrentes et les fléaux dévastateurs. La laïcité apparut alors comme l’unique voie de salut. Dès le XVIIIème siècle, le monisme laïciste s’est attaqué au dualisme monarchique.
Au Maroc, où n’a jamais pu s’établir quelque clergé que ce soit — même si certaines zaouiyas et autres confréries tentèrent d’en confectionner —, la notion de droit divin est tempérée — sinon écartée — par celle de la succession du Prophète ; le monarque marocain fut de tout temps intronisé d’abord pour sa capacité de défendre l’Islam contre l’hégémonie du voisinage européen, et par conséquent défendre Dar al Islam. Et tandis que les rois européens avaient besoin de l’aval religieux de l’Église pour régner, les monarques marocains engendraient eux-mêmes cet aval, du fait qu’ils étaient tous chorafa (descendants du Prophète).
Voilà pourquoi notre système monarchique lui-même peine à se délier de certaines strates poussiéreuses de l’histoire et que le Roi lui-même ne peut procéder à sa nécessaire modernisation que par touches successives !