Monceyf Fadili : Salé ou comment réenraciner un patrimoine et refonder la longue mémoire d’une cité
Entretien réalisé par Farida Moha
Expert international en planification urbaine et développement territorial, ancien Conseiller ONU-Habitat Monceyf Fadili est aussi un acteur actif dans la défense de la ville de Rabat et de Salé sur lesquelles son regard se porte et son intérêt se renforce. Grand spécialiste de ce qu’on peut appeler le géo-urbain et après Rabat, il est aussi le défenseur acharné de la promotion de Salé, ville jumelle, aussi riche et enracinée dans notre histoire et surtout porteuse d’un prestigieux passé.
Maroc diplomatique : La ville de Rabat vient de lancer, le 24 mai 2022, la célébration de Rabat Capitale africaine de la Culture, à travers des manifestations programmées sur une année.
Quel sens donner à cette célébration ?
Monceyf Fadili : Cette célébration a valeur de symbole pour la capitale du Royaume, comme pour l’Afrique. Nous devons cette initiative à l’institution panafricaine des villes, Cités et Gouvernements Locaux Unis d’Afrique (CGLU Afrique), qui ouvrait le cycle de désignation – par l’Assemblée des villes d’Afrique – des Capitales africaines de la Culture lors du sommet Africités 8 (Marrakech, 2018). A travers cette première sur le chemin de la reconnaissance de la culture à l’échelle du continent, il faut voir la volonté de redonner aux expressions culturelles et artistiques la place qui leur incombe dans la construction et l’unité de l’Afrique, comme celle du renforcement des échanges et de la promotion de nouveaux talents, particulièrement au sein de la jeunesse.
Reportée en raison de la crise sanitaire, cette distinction inscrit la ville de Rabat au cœur des capitales du continent pour 2022-2023, selon un programme axé sur la promotion des savoir-faire artistiques, des apprentissages et de leur transmission, en s’appuyant sur les talents des villes africaines. L’opportunité de positionner les métropoles d’Afrique dans les flux culturels mondiaux, en termes de créativité, d’échanges et d’attractivité. Ce cycle des capitales africaines de la culture est une manière d’honorer Rabat, une ville dotée d’un patrimoine culturel et architectural séculaire consacré par son inscription au Patrimoine mondial de l’UNESCO (2012), et par la promotion de projets de développement structurants dans le cadre du projet Rabat Ville Lumière, Capitale Marocaine de la Culture (2014). Des atouts qui ont pour ambition d’ouvrir la capitale et les villes du continent sur le champ de la culture, par la constitution d’un réseau de villes porteuses de valeurs communes inscrites dans une dynamique d’échanges.
Ce champ d’intérêt pour la culture en Afrique ressortait du message du Souverain à la 1ère conférence des ambassadeurs de Sa Majesté le Roi Mohammed VI (2013) en termes de « diplomatie culturelle », une composante-clef du partenariat inter-africain et de « nos liens avec les pays subsahariens en les plaçant au cœur de l’agenda diplomatique marocain ». Le programme Rabat Capitale africaine de la Culture est aujourd’hui porté par la Ville de Rabat, le ministère de la Jeunesse, de la Culture et de la Communication, et CGLU Afrique.
- Cette célébration ne semble-t-elle pas occulter la ville de Salé, composante indissociable de la capitale ?
Dans cette effervescence portée par une riche programmation culturelle, la ville de Salé semble « exclue » des festivités. Une carence qui devrait interpeller les institutions et les organisateurs, compte tenu de sa place dans le paysage de l’agglomération de Rabat-Salé, et de sa nécessaire association à la célébration d’une capitale considérée comme une seule entité territoriale. Les liens tout aussi historiques que fonctionnels entre les deux villes doivent intégrer la composante culturelle comme élément de célébration, une pratique déjà ancrée dans nombre de manifestations parmi lesquelles le festival Mawazine – première plateforme musicale mondiale avec 2.800.000 participants en 2019 –, qui inclut Salé dans sa programmation.
Dans cette perspective, la démarche du « Faire la Culture ensemble » est censée être un marqueur spatial pour l’ensemble de l’agglomération, Salé comprise, si les politiques publiques intègrent la culture aux chantiers de la reprise économique et de la relance de l’emploi, notamment chez les jeunes. Tout comme la nécessaire démarche d’appropriation de la culture, instrument du Soft Power aujourd’hui érigé en quatrième pilier du développement durable, et dont les capitales africaines se font aujourd’hui l’écho.
On rappellera à cet égard la communauté de destin des deux villes, à travers l’Histoire et les solidarités partagées. Rabat et Salé furent très tôt unies dans Sala phénicienne, puis Sala Colonia romaine qui nous a légué le Chellah. La capitale, qui embrasse les deux rives du Bouregreg, offre le rare exemple d’un estuaire bordé par deux tissus anciens, unis par des liens de symbioses datant des Almohades, au 12ème siècle. Une tradition à préserver et qui doit avoir aujourd’hui, entre autres prolongements, l’expression culturelle comme l’un des espaces du vivre-ensemble.
- En tant que défenseur du patrimoine culturel et architectural, quelle place donner à la ville de Salé dans le cadre des évènements phares dédiés à la Capitale ?
La ville de Salé recèle des potentialités culturelles pouvant donner à la célébration de la capitale une dimension de complémentarité entre les deux cités. Dotée de lieux emblématiques tels que son tissu ancien, aujourd’hui en cours de réhabilitation et de valorisation, la ville est en mesure d’accueillir nombre de manifestations culturelles qu’il appartient à la collectivité locale, aux institutions culturelles et artistiques, et au tissu associatif, de mettre en œuvre. Pour exemple, le festival Karacena (Corsaires) à travers l’Ecole du cirque Shems’y basée à Salé, doit pouvoir investir l’ensemble des lieux renvoyant à l’histoire de la course qui fut portée par les deux rives, par l’utilisation de lieux porteurs de mémoire tels que les borjs (bastions) et le fleuve, voire les grandes demeures dont recèle la ville de Salé.
On retiendra également les espaces ouverts aux promenades et aux rassemblements tels que l’esplanade au pied de Bab Mrissa et le quartier de la marina, sous-exploités. La promenade longeant les berges du fleuve peut faire l’objet de rencontres, expositions et défilés, parades et spectacles itinérants, avec pour espace d’articulation le fleuve, riche de sa tradition des barcassiers. Cas unique au Maroc, Salé accueille la procession des Cierges, une tradition ancrée depuis le 16ème siècle ; une expression forte de son patrimoine immatériel, qui gagnerait à être valorisée et partagée avec les villes d’Afrique, dans le cadre de manifestations et d’échanges croisés.
- Quel rôle pour la ville de Salé en matière de valorisation du patrimoine culturel ?
La célébration culturelle de la capitale est l’opportunité pour Salé d’ouvrir des formes originales d’appropriation de l’espace urbain à travers la culture. La jeunesse doit être encouragée dans ce sens, pour développer de nouveaux modes d’expression, d’innovation et d’organisation de l’espace. Une telle démarche est destinée à promouvoir la culture dans le débat des collectivités territoriales en associant la société civile et en s’appuyant sur le portage des départements de la Culture et de l’Education nationale, relayés par la Ville, pour une programmation municipale intégrant la composante culturelle.
En termes de promotion et de rayonnement de la culture, la ville de Salé a un rôle à jouer, compte tenu de l’atout-clef de son patrimoine culturel et architectural qui doit intégrer un cadre formalisé de valorisation et de préservation. La médina de Salé représente, avec un tissu ancien de 90 ha, l’exemple des villes hadariya – urbanité et penchant pour la connaissance et la culture –, dans l’ensemble des 31 médinas que compte le Maroc. Elle s’inscrit dans une tradition urbaine façonnée au fil des dynasties, avec une consécration urbanistique et architecturale sous les Mérinides, entre les 13ème et 15ème siècles. Avec une enceinte de plus de quatre kilomètres linéaires, plusieurs borjs et cinq portes principales, parmi lesquelles l’emblématique Bab Mrissa (1276), unique porte marine au Maroc, qui donnait accès à un arsenal maritime (Dar Senâa), la médina est riche d’édifices liés au culte, à la connaissance et au savoir, au commerce et à l’artisanat, sur la base des trois groupes sociaux sur lesquels reposait l’organisation de la cité : le savant, le commerçant, l’artisan.
Un patrimoine que nous lègue la Grande mosquée, Masjid Al A’dam (Almohades) et ses neuf portes, la Madrasa Abou Al-Hassan, ou Talâa (1341) ; la Madrasa Bouananiya ou Maristane (1345), appelée Madrasa Al’Ajibah pour sa fonction d’école de médecine et d’hospice ; l’activité commerçante regroupée dans la Kissariya (Mérinides, 2.500 m linéaires) et articulée autour des rues Harrarine (soyeux) et Kharrazine (cordonniers) ; les marchés Souk El Kébir et Souk Laghzel (marché de la laine et vente aux enchères) ; les ouvrages d’art et d’édilité avec l’aqueduc Sour Laqouass (Almohades et Mérinides), les fontaines de quartier (17ème siècle) et les bains maures ; les nombreux fondouks (35 au début des années 1960, une quinzaine actuellement dont cinq en rénovation) attestant d’une activité commerçante ancienne.
Salé se reconnaît également dans ses zaouias, lieux de savoir, de recueillement et de méditation. Parmi les plus connues – au nombre de vingt –, la plus ancienne est la zaouia Dar Noussak (1323) située extra muros. La ville connaît aujourd’hui une opération de réhabilitation à travers des travaux de pavage des rues, de réfection des façades et d’éclairage public. Une initiative à inscrire au crédit de la mise à niveau des tissus anciens, qui gagnerait à être élargie par un recensement du patrimoine, un classement et un plan de sauvegarde concerté, sachant que nombre d’édifices historiques tels que la Grande mosquée et le Maristane, la Kissariya et certains mausolées et zaouias ne sont pas classés, à ce jour, au Patrimoine national. D’autres initiatives, louables mais engagées à titre privé, relèvent du volontarisme de mécènes et de passionnés du patrimoine, telles que l’excellente rénovation de l’ancienne demeure du Caïd Bensaïd (19ème siècle), la préservation des grandes demeures (Benelcadi et Zouaoui), le musée privé Belghazi et la Bibliothèque Sbihi. Des lieux de manifestations et d’activités culturelles à valoriser, sur la base de programmations à forte visibilité pour la ville.
La célébration de Rabat Capitale africaine de la Culture doit être l’occasion d’une valorisation du patrimoine culturel et architectural de la ville de Salé, mais aussi celle d’un fort plaidoyer, compte tenu de ses incontestables atouts, pour une démarche volontariste de classement, de préservation et de sauvegarde, en vue d’une reconnaissance au rang de la Culture universelle. Mais elle doit être surtout l’objet d’un impératif rapprochement entre les deux villes en termes de répartition équitable des infrastructures, équipements et autres services nécessaires au fonctionnement de la cité et à sa gestion. Alors que la capitale est engagée dans des projets phares tels que le Grand théâtre de Zaha Hadid et la Tour Mohammed VI, l’unité institutionnelle et administrative dont jouit l’agglomération de Rabat-Salé doit avoir pour corollaire la réduction de la fracture urbaine – dont a trop longtemps pâti Salé – et une démarche d’inclusion spatiale qui ne fasse pas de laissés-pour-compte.
Dans ce sens, Rabat Capitale africaine de la Culture doit être l’opportunité d’engager une démarche territoriale renouvelée, tout aussi fédératrice que citoyenne.