Mouna Hachim : De la relecture du passé à l’édification du présent
Un livre, un auteur
Pour la première présentation du dernier livre de Mouna Hachim « Chroniques insolites de notre histoire », on ne pouvait imaginer meilleur endroit accueillant et chaleureux que celui qu’elle a choisi avec sa finesse habituelle et sa singularité originale. Dans la soirée du jeudi 28 avril, l’histoire du Maroc nous était contée, avec maestria, par une femme attachante, douce et au charme hors pair. Grande dans sa simplicité, séduisante dans sa pudeur, imposante dans sa démarche, elle a empli l’espace de son charisme. Elle qui est trempée d’authenticité et de tradition, elle qui respire l’amour du pays, du patrimoine et des ancêtres, elle, « l’éternelle étudiante » comme la qualifie son mari, a encore une fois, épaté et séduit son public non seulement par sa présence et sa prestance mais aussi par ce lieu authentique qui impose la solennité et le recueillement, choisi et décoré par ses soins. Ce soir-là, la Coupole du Parc de la Ligue arabe, a, pendant quelques heures, vibré à l’écho de la voix mélodieuse et flûtée de l’auteure qui nous révèle un autre aspect de sa plume et pas des moindres. Celui d’une grande historienne talentueuse chez qui l’histoire coule de source. Pourtant, quelques heures auparavant, elle m’avait confié avoir le trac mais n’est-ce pas là la vertu des grands? N’est-ce pas là une exigence vis-à vis de soi quand on a habitué ses lecteurs à l’excellence ?
Une femme animée par l’histoire humaine
Journaliste et chroniqueuse, guidée par sa passion pour ses origines et captivée par la richesse luxuriante du patrimoine, elle a pris l’habitude de faire les choses en grand et de s’inventer un style de travail qui ne ressemble à aucun autre. D’autant plus que, dotée d’une écriture qui force l’admiration, la distinction et l’unicité sont les mots d’ordre de sa personne. Ses « Chroniques d’hier et d’aujourd’hui » dans le journal L’Economiste avaient un large public qui les suivaient, passionnément, pour se faire une idée de l’actualité brûlante traitée sous un prisme humain et sociologique. Par la suite, sa chronique quotidienne « Secrets des noms de famille » a captivé les auditeurs, pendant deux ans sur les ondes de Radio Atlantic. En 2004, la fille de la Chaouia sort son roman « Les Enfants de la Chaouia », une saga familiale dédiée à trois générations des Casablancais. Elle y évoque la vulnérabilité d’une famille composée uniquement de femmes après la mort du père et bien entendu tout ce qui s’en suit à commencer par l’inégalité entre les hommes et les femmes quand il est question d’héritage. Son grand ouvrage « Dictionnaire des noms de famille », paru en 2007 puis revisité, étoffé et réédité en 2012, couvrant 1354 patronymes et racontant l’histoire fascinante des familles portant ces noms, trace déjà les contours du parcours et la fibre de la chercheuse perfectionniste qui se tissait en elle. De facto, ce dictionnaire, empreint de rigueur scientifique infaillible, marque son nom avec des lettres d’or dans le domaine de la recherche.
Mouna Hachim, l’a fait pour nous : elle a exhumé le passé, défait les destins croisés pour en déceler les origines et décrypter les liens qui composent cette mosaïque humaine que nous constituons pour nous dire, à sa manière, que finalement, tout homme est une histoire sacrée.
Elle y associe les références aux témoignages vivants enrobant la tradition dans un voile de modernité, et donnait déjà les tons et les couleurs de l’historienne qui sommeillait en Mouna Hachim. Ce travail de recherche qu’elle offre aux friands de généalogie, et ce voyage dans le passé des racines pour mieux comprendre ses origines, a nécessité neuf ans d’investissement, d’engagement, de travail et surtout de patience. Histoire, ethnologie, étymologie et anthropologie se côtoient pour déterrer l’histoire des noms de famille puisant dans l’histoire des hommes et raconter d’autres facettes de l’histoire marocaine. Mouna Hachim, l’a fait pour nous : elle a exhumé le passé, défait les destins croisés pour en déceler les origines et décrypter les liens qui composent cette mosaïque humaine que nous constituons pour nous dire, à sa manière, que finalement, tout homme est une histoire sacrée.
L’histoire est la mémoire du monde
Avec Mouna Hachim, l’histoire n’est plus « cet immense désordre » dont parlait Serge Bouchard. L’histoire a un sens et n’a pas de fin, c’est un perpétuel recommencement. Avec elle, on fait l’apprentissage et la reconstruction des événements dans un savoureux mélange d’histoire et de prose qui nous transportent en dehors du temps et de l’espace, une précision qui fait la force, une maîtrise qui impose le respect, une puissance du discours historique qui enchante et fascine et qu’on écoute avec ravissement. Sous la voûte de la coupole, l’auteure présente son ouvrage colossal « Chroniques insolites de notre histoire. Maroc, des origines à 1907 », animée par une passion envoûtante. L’assistance est alors suspendue aux lèvres d’une férue de l’Histoire qui nous rappelle moyennant la narration d’épisodes constituant des pans du passé, faite des fois, de façon anecdotique qui brise la routine de l’histoire, la pluralité et la diversité qui caractérisent notre legs. Sauf qu’avec elle, le récit n’est jamais ennuyeux, bien au contraire. Nous faisant faire une plongée saisissante dans le passé et un voyage à travers différentes époques et dynasties, l’auteure brosse un portrait réaliste de l’histoire du Maroc en usant de références et d’événements pas toujours officiellement connus soulignant que l’histoire marocaine est celle de tous les mélanges. Mouna Hachim nous propulse, avec délectation, dans les origines du Maroc et remonte dans le temps pour restituer l’histoire des Berbères durant la période antéislamique, en passant par leur rôle dans les guerres puniques. Elle n’omet pas bien entendu, de rappeler comment ils ont contribué au christianisme et à la latinité. L’auteure évoque aussi les révoltes les opposant aux Arabes, l’héritage africain de la Grèce antique, le Royaume de Nekour, premier Etat du Maroc musulman, les origines maghrébines de l’empire fatimide, les principaux mythes fondateurs de la conquête musulmane, la mythique Andalousie, la reine de Tétouan, les courants et royaumes hétérodoxes, les principautés ethniques et religieuses et l’avènement des Alaouites, jusqu’au système de Protection et le processus qui a mené à la signature du Traité du Protectorat. Mouna Hachim est l’une de ces femmes qui ont toujours des choses à nous apprendre. Au fur et à mesure qu’on l’écoute ou qu’on la lit, on a, de plus en plus, envie que l’instant se prolonge. C’est pourquoi nous l’avons interviewée pour vous afin qu’elle nous en dise plus sur elle, sur son livre et ses projets.
Nous faisant faire une plongée saisissante dans le passé et un voyage à travers différentes époques et dynasties, l’auteure brosse un portrait réaliste de l’histoire du Maroc en usant de références et d’événements pas toujours officiellement connus soulignant que l’histoire marocaine est celle de tous les mélanges.
Entretien avec Mouna Hachim
Avec « Chroniques insolites de notre histoire: Maroc, des origines à 1907 », l’Histoire a un sens et n’a pas de fin. C’est un perpétuel recommencement.
- Maroc diplomatique : Femme de Lettres, vos études en littérature française et en études approfondies en littérature comparée, vous pré- destinaient à enrichir le champ de la production littéraire marocaine par des récits romanesques. Or après votre roman « Les Enfants de la Chaouia » vous choisissez de troquer votre plume de romancière contre celle de la chercheuse historienne qui remue le passé et interroge les archives. Qu’est-ce qui a fait naître cette passion pour l’Histoire ?
- Mouna Hachim: : C’est un amour de jeunesse pour l’histoire du monde, de manière générale dans sa dimension humaine, culturelle, sociale et pas seulement politique ou institutionnelle comme il est d’usage dans les manuels scolaires et dans certains récits linéaires. Puis, au cours de mes travaux universitaires, et bien que ma formation soit en Littérature française avec un 3e cycle en Littérature comparée, mon sujet de mémoire portait sur la «Représentation des musulmans dans la chanson de Roland» et mon thème de DEA sur «La courtoisie française et la courtoisie andalouse au moyen- âge» avec Ibn Hazm et son Collier de la colombe et les quatre premiers troubadours de langue d’Oc, ce qui ne pouvait ignorer, au-delà de la littérature, les contextes historiques et socio-culturels des deux côtés des Pyrénées. Puis, avec mon premier roman «Les enfants de la Chaouia» qui est une saga familiale se déroulant sur près d’un siècle, placée dans un environnement historique dense, je me suis basée sur une documentation livresque, utilisée de manière light, pour le besoin du roman, sans l’alourdir, tout en interrogeant la mémoire autour d’événements vécus, notamment l’exode rural, la ségrégation spatiale à l’époque coloniale, et un ensemble de thématiques de cette nature, en tant que témoignages vivants et en tant qu’invitation à la réflexion, en dehors des fables idéologisées… C’est là qu’a commencé ma passion pour l’histoire du Maroc précisément. J’ai réalisé à quel point il y avait un décalage entre certains livres savants et ce que porte la mémoire ; entre la sécheresse des uns et l’extrême foisonnement des autres… De là, j’ai commencé à lire tout ce qui me tombait sous la main en rapport avec l’histoire du Maroc, à compulser une littérature historique ancienne en langue arabe touchant des registres tombés en désuétude : des hagiographies, des ouvrages biographiques mais aussi des choses plus contemporaines comme les monographies de régions. Cela a duré plus de neuf années et a abouti à la publication, en deux éditions, dont la 2e, augmentée, du «Dictionnaire des noms de famille » qui reste un moyen passionnant de pénétrer les arcanes de la grande histoire, à travers un chemin plus captivant.
- Vous venez de publier votre troisième ouvrage, « Chroniques insolites de notre histoire, Maroc, des origines à 1907 ». C’est un essai ambitieux, radicalement différent des autres livres, il s’inspire de la dimension historique, mais qui se distingue par une méthodologie de ruptures. Ce sont des histoires dans l’Histoire. Pourquoi ce modèle ?
- Je suis persuadée qu’il y a une logique et continuité qui sous-tend mon travail dans lequel se conjuguent différentes disciplines (littérature, histoire, anthropologie, généalogie…) et c’est une des raisons probablement de son attractivité… Ce modèle place l’humain au centre de la recherche, en se démarquant par rapport au caractère simpliste des visions chronologiques brutes qui égrènent les règnes en des successions fastidieuses de noms et de dates. Un modèle qui tente de mettre l’accent sur toutes les populations et pas seulement sur les princes et les rois (les mouvements des tribus, l’histoire des idées, les personnages humbles mais qui ont marqué leur époque, les famines, les épidémies et leurs conséquences…) en mesurant également la complexité des événements et la délicatesse qu’il faut pour les aborder, en dehors de toute vision grossière ou oppositions dichotomiques…
- Depuis le dernier livre « Dictionnaire des noms de famille au Maroc », on a l’impression d’une volonté chez vous d’aller vers le particulier pour décrire le général. L’histoire est présente en effet, mais sa linéarité s’éclipse pour nous offrir des séquences de vie. Quelle est votre ambition ?
- C’est déjà le cas avec le roman et l’exemple de cette famille mise en exergue avec ses riches, ses pauvres, ses citadins, ses ruraux… se voulant comme un microcosme ouvrant la réflexion sur une réalité plus globale. C’est l’humain qui nous touche, qui nous interpelle et au final c’est à l’humain qu’on s’adresse. Au lieu de dire des choses compliquées, dans un langage qui l’est autant, on peut illustrer par des tranches de vie, des anecdotes, des exemples concrets… et ce n’est pas cela qui manque le long de notre histoire.
- Vous avez exercé le métier de journaliste, de reporter, de chroniqueuse, de romancière et, à présent, vous nous faites plonger dans la mémoire collective, vous réinventez une technique d’écriture, romancée certes, mais laborieuse, travaillée, et surtout documentée. Vous abandonnez aux autres le roman et l’écriture romanesque, vous ressurgissez sur un autre champ, celui de la mémoire. Quel est le sens de ce parcours inédit ?
- Je ne pense pas l’abandonner, je m’abreuve à toutes les sources qui me passionnent et me nourris, en gardant en tête, l’idée de l’écriture d’un roman romanesque riche d’un ensemble d’éléments entrecroisés. J’ai été marquée par mon enfance heureuse, le souvenir de mes grands-mères, gardiennes de la tradition, conteuses et porteuses d’un riche répertoire de notre tradition orale ancestrale. Tout cela m’a bercée et inspirée et a certainement tracé une voie…
- Quel est l’objectif de votre style d’écriture ? Y a-t-il une volonté chez vous de creuser les faits historiques particuliers pour les décrire et les analyser à des fins de pédagogie ? Autrement dit, quelle dimension accordez-vous à cette technique de décrypter, comme vous le dites au début de votre livre, le passé pour une meilleure compréhension de l’avenir ?
- Le savant Soyouti disait, en substance, que celui qui ne connaissait pas l’histoire était comparable à celui qui était à dos d’une monture aveugle et peinait à trouver son chemin… L’histoire est une école à part entière, celle de la vie et de ses éternels recommencements… Elle devrait être une source d’inspiration pour la création cinématographique, artistique, culturelle. Sa connaissance est indispensable pour développer notre tourisme et notre patrimoine en dehors du folklorisme et des dé- cors en carton-pâte. C’est un outil nécessaire pour connaître l’actualité et maîtriser ses enjeux. Et c’est aussi, dans ce contexte régional et même mondial de tous les clivages, une armature contre tous les risques de cloisonnement et de replis identitaires.
- Quel regard jetez-vous sur la production littéraire du Maroc, aujourd’hui?
- J’avoue me concentrer en ce moment sur les productions en rapport avec mes recherches et tombe sur des perles comme un ouvrage dédié à «L’Histoire de l’alchimie et des alchimistes au Maroc ». J’aime à croiser comme ça des choses qui sortent des sujets balisés… Tellement d’auteurs qui demandent à une plus grande valorisation de leur travail et à une meilleure visibilité. Pour répondre justement, et très franchement à votre question, il faut être complètement fou pour continuer à écrire au Maroc ou totalement passionné, ce qui revient un peu au même. Tout le circuit connaît des difficultés énormes commençant par la crise de la lecture, en passant par le manque d’aide aux auteurs, en faveur de certains éditeurs, la crise de la distribution, avec comme maillon faible du circuit, l’auteur qui doit continuer à ramer et à produire au milieu du marasme et dans la plus grande des solitudes.
- En plus de votre talent de journaliste, d’écrivaine et d’historienne, vous êtes très active sur les réseaux sociaux et militez pour le progrès du pays, ses valeurs et ses traditions. Qu’en est-il de « Save Casablanca », ce groupe que vous avez créé et qui rassemble aujourd’hui 40.667 membres pour dénoncer les nuisances et la destruction qui touchent la mémoire de Casablanca et y pointez les responsabilités ? Y a-t-il eu des réalisations concrètes de cette action citoyenne salutaire ? Quelles sont vos propositions pour sauver la métropole ?
- En vérité, nous n’avons fait aucune avancée, nous nous contentons de dénoncer et d’informer, comme le ferait un support écrit spécialisé, en espérant que cela réveille, par une forte mobilisation, les consciences endormies. Je suis restée réticente à l’idée d’un groupement dans mon farouche indépendantisme et par peur des tentatives de récupération dans un système où, sans vouloir généraliser, tout devient négociable… Je voudrais pouvoir disposer d’une baguette magique et transformer ma ville en un havre de paix que j’ai connu mais malheureusement, je ne vois pas, dans l’état actuel des choses, comment on peut procéder sans un retour aux fondamentaux : l’Education, pas seulement l’apprentissage des disciplines classiques mais l’Education aux Valeurs.
- Des projets en vue ?
- Je suis tellement fascinée par ce monde de la recherche et ce que cela procure en termes d’enrichissement, pas seulement intellectuel mais je dirai même mystique, dans son isolement ascétique et dans ses enjeux qui dépassent l’instant présent, que c’est parti encore pour deux publications incha’Allah : un ouvrage terminé, prévu pour la rentrée et, si tout se passe bien au cours de l’année, une dernière version augmentée du Dictionnaire des noms de famille. Evidemment, dans ma tête, c’est le mouvement perpétuel. Si j’avais les moyens, je raconterais notre histoire, en films, en BD, en documentaires… Mais on doit faire avec les moyens de bord en y croyant, en dépit de tout, encore très fort…