Mourir est un enchantement
Yasmine Chami, Actes Sud
Avec une plume gracieuse et incisive, Yasmine Chami reconquiert le champ littéraire marocain, dix-huit ans après la parution de son premier roman Cérémonie (2002, chez Actes Sud).
Son héroïne, Sara, est une femme marocaine d’une quarantaine d’années fragilisée par un cancer diagnostiqué. Pour déjouer la douleur et l’angoisse, elle choisit de prendre le temps de vivre ou de revivre des moments perdus se sachant condamnée à plus ou moins long terme. Tendrement entourée de ses deux fils dont elle a la charge depuis son divorce, à leur naissance, elle se livre au plaisir de redécouvrir le contenu d’un grand sac de toile dans lequel se trouvent pêle-mêle toutes ses photos de famille. Elle replonge dans sa vie passée où elle était enfant ou adolescente. La jeune femme pioche, au gré du hasard, et de ses trouvailles du passé, sans chronologie, refont vivre un Maroc à l’orée des années soixante-dix. Des souvenirs surgissent dans un désordre diachronique et racontent un Maroc disparu au temps du militantisme et de l’insouciance avant les années de plomb. La musique orientale, les parfums des fruits, les conversations politiques, tout remonte à la surface en ces temps où la vie était intense et l’espoir vivace. Tout un monde passé, disparu ou sur le point de s’évanouir, s’offre à elle. Dès lors, s’imposent les visages de ses parents, de ses oncles et tantes, ces jeunes gens des années soixante-dix aussi beaux que déterminés au bonheur dans un pays qui se trouvait pourtant au bord d’un basculement irréversible. Viendront ensuite ses cousins et son frère – ils ont huit ou dix ans – dans un jardin, posant avec elle sur un muret en plein soleil, ou au couchant en bord de mer. Au fil de photographies piochées, chaque visage, chaque scène ouvre en elle un récit, parfois nostalgique, souvent politique ; une lecture de ce pays revisité par son regard de femme indépendante, comme le furent, avant elle et d’une autre façon, sa mère et ses grands-mères.
Voici un jardin où la lumière joue sur les volutes d’une table en fer blanc, puis les ouvrages d’une bibliothèque où la culture occidentale le dispute au chant d’Oum Kalthoum. T a n t d ’ i m a g e s qui défilent, de souvenirs égrenés, de lumières et d’impressions subtiles figées pour l’éternité. Tant de portraits riches de singularités conjuguées que Sara réanime en éclairant leur vulnérabilité et leur aveuglement face à ce pays tant aimé qui ne cessait pourtant de subir les violences des enjeux de pouvoir. On sillonne l’Algérie dans les années 40 avec ses grands-parents, au milieu des mouvements vers l’indépendance. On traverse subtilement la guerre des sables, conflit entre l’Algérie et le Maroc, l’instabilité sociale des années 80, au travers de photographies familiales, confrontant les modes de vie des trois dernières générations de cette famille.
Mourir est un enchantement est un roman d’une rare élégance, sur une constellation familiale qui a rassemblé, au coeur des conflits de l’Histoire, des hommes et des femmes dont l’acceptation profonde de l’humanité des autres a contribué à la création d’un univers éminemment particulier. Un livre où le combat des femmes s’éploie de l’intime à l’universel.
Cette famille a le parfum d’un Maroc qui n’est plus, l’assurance de ceux qui n’ont pas encore conscience de la défaite prochaine. L’autoritarisme, la pudibonderie, l’hypocrisie ont vaincu. Reste le pouvoir de la mémoire et des mots pour ressusciter ce passé si proche. Ceux de Yasmine Chami sont aussi beaux et mélancoliques qu’un chant d’amour perdu.