Nicole Elgrissy, la marocanité chevillée au corps.
«Là où il n’y a pas d’humour, il n’y a pas d’humanité»! Eugène Ionesco ne pensait pas si bien dire! Et Nicole Elgrissy en est la meilleure illustration. «Je ne pouvais plus contenir tout cet amour dans mon diaphragme. Je veux le partager et donner du bonheur aux gens qui me liront. De l’espoir, du rire, de l’enthousiasme, voilà ce que je souhaite répandre autour de moi». Au premier contact avec cette personne aimante et attachante, on a l’impression de la connaître depuis des lustres, tellement elle dégage de l’amour et de la confiance qui plongent son interlocuteur dans une aisance confortable. Sa spontanéité et sa sincérité font sa singularité dans un monde où la fausseté bat son plein. D’une générosité inégalable, elle va vers l’autre, aide son prochain sans attendre de retour. Ceci n’est pas étonnant quand on apprend que sur la pierre tombale de celle qui lui a donné la vie, l’épitaphe était : «Ci-gît celle qui a passé sa vie à donner du bonheur aux autres».
L’amour, la tolérance et la dérision, Nicole en fait sa religion et de l’écriture un engagement qu’elle tient avec ce sentiment d’urgence dont parlait Romain Gary. «D’où ma volonté d’isolement maximum pour me concentrer et écrire. Je ne supporte plus la fausseté ambiante. Elle m’indispose. Elle me fait l’effet d’une odeur gênante. Un sentiment que j’ai depuis que je suis tombée en écriture. Une sensation bizarre d’ailleurs. Un peu comme ces rabbins qui se sont enfermés, des années durant, à l’intérieur des grottes pour écrire la Torah ou le Zohar. C’est comme si je me battais pour écrire un maximum. Je dois laisser cela en héritage à mes enfants et à ce pays que j’aime tant, mon Maroc, mon rocher, mon roc.»
Une militante de cœur et un patriotisme inconditionnel
Après son livre engagé, «La Renaicendre : Mémoires d’une Marocaine juive et patriote», paru en 2010 aux éditions Afrique Orient, Nicole Elgrissy sort son deuxième ouvrage intitulé «Dames de cœur sur le carreau». Si ce deuxième né révèle une autre facette de l’écriture de l’écrivaine, l’identité marocaine et le patriotisme constituent le fil d’Ariane entre ses livres. En effet, ce dernier livre-enquête est, d’entrée de jeu, le prolongement de «La Renaicendre» où l’auteure brandit ses origines et sa fierté d’appartenir à un Maroc pluriel qui n’a jamais dénigré ses enfants, que le Roi Mohammed V a refusé de livrer, en 1940, aux nazis et qui avait même accordé le droit d’asile à des juifs d’Europe. Elle y dépeint un pan de l’histoire indissociable du pays, celle de l’exode massif des juifs du Maroc, survenu entre les années soixante et soixante-dix, les retombées et les séquelles que ceux-ci continuent à traîner, à savoir ce sentiment de déracinement et de déchirement d’avoir quitté le pays natal alors que rien ne les y obligeait, délaissant des racines de milliers d’années.
Son premier livre est donc une peinture de diverses petites histoires de ses concitoyens, de petits destins dans l’Histoire du Maroc. Certains, appâtés et aveuglés par l’illusion d’une cité idéale, ont quitté leur terre pour aller vers un inconnu qui s’est avéré une amère désillusion. D’autres, par contre, ont refusé de troquer l’amour du pays chaleureux contre des promesses non fondées. Le premier combat de Nicole est de réconcilier les juifs du Maroc avec leurs origines, cette terre «sainte» où se trouvent quelque 640 tombeaux de saints juifs.
Native de Casablanca où elle a décroché son baccalauréat au lycée Lyautey, elle poursuit ses études en France et retourne au pays où elle fait carrière dans la communication. De son Maroc, elle garde de belles images, nostalgiques certes, mais tellement vraies et authentiques qu’elle est décidée à en faire son bourdon de pèlerin pour un appel urgent à l’amour, à la paix et à la tolérance.
Dame de cœur pour dames sur le carreau
«L’exode des juifs et des musulmans du Maroc a coupé nos troncs, mais nos racines doivent rester intactes», écrit l’auteure. Dans «Femmes de cœur sur le carreau», l’auteure passe au crible une société malade, en pleine mutation, rongée par les maux du modernisme et de la perte d’identité. Nicole Elgrissy, elle, ne peut s’arracher à sa peau et à son authenticité qu’elle glorifie haut et fort. Seule fille de Simone Cohen Elgrissy, elle ne pouvait être que ce qu’elle est. Sa mère, conseillère conjugale hors pair doublée d’une psychologue exceptionnelle, sans diplôme ni patente, représentait pour elle une icône de la psychologie cognitive. «Dans la Torah, il est dit que chacun de nous choisit ses parents avant de venir au monde, je me félicite d’avoir fait le bon choix».
Évidemment, la fille emboîtera le pas à la maman et reprendra le flambeau. Après des décennies passées à écouter des femmes dont les destins s’enchâssent, elle décide de livrer cet ouvrage-témoignage chargé de thématiques et de problématiques endurées par des concitoyennes dont le point commun est le statut de femme les fragilisant, et ce, depuis les années quarante et même bien avant. Tout y passe, sans complaisance, de la corruption et l’impunité au traumatisme des hommes marocains vécu après la circoncision. La femme quant à elle tient la place la plus vaste dans le champ de vision de l’écrivaine. Elle raconte comment «à force d’avoir lutté contre elles-mêmes pour cultiver le courage d’escalader les murs de tabous qui ont encerclé leurs aïeules, les Marocaines sont passées en cinquante ans du stade de femmes soumises et taiseuses à celui de révoltées, amères et surtout désabusées».
Esther Azencot, Anita Azencot, Célia Balloul, Zoubida Haraj pour ne citer qu’elles en sont la meilleure illustration. Entre la soumission d’une mère, l’autorité d’un père qui tient mordicus aux traditions et l’intolérance d’une société où la médisance sévit, ces jeunes femmes se réfugient dans l’agressivité d’un conjoint qui prétend aimer la femme, mais qui lui fait toucher le fond. Ces pauvres âmes perdues sont au fait le souffre-douleur d’un entourage où, jusque dans les années 80, le titre de divorcée faisait d’elle une maudite pestiférée. Or, le pire ennemi de la femme est la femme elle-même, puisque «à force de donner à leurs fils une éducation de macho, certaines mères en avaient fait des fachos». Ces pauvres épouses, étant à la merci des humeurs des maris et surtout de la répudiation, craignant aussi la solitude du célibat, le retour chez leurs parents avec une ribambelle d’enfants, le manque d’indépendance financière, étaient tellement tétanisées et incapables de réfléchir qu’elles taisaient des infidélités dévastatrices et venaient chercher les conseils de l’auteur qui vivait à chaque fois, par procuration, les malheurs de tous ces êtres vulnérables affaiblis par une société machiste cruelle. Le bilan du désastre est plutôt horrible si on s’en tient au taux du divorce allant crescendo favorisé par une vie trop moderne où l’individualisme est en tête de liste de grands drames de la société actuelle tandis que l’humanisme et la convivialité sont en déclin. «Ce livre est un cri de douleur où je soumets les femmes à l’exercice de miroir».
Nicole Elgrissy, une poétique du rire
L’écriture de Nicole Elgrissy est d’une originalité surprenante telle que ses livres se lisent d’un seul trait nous plongeant dans un voyage au pays de l’humour. Son style à la Molière et ses descriptions à La Bruyère reflètent les maux sociaux et culturels de la société et de la femme. Les caractères ou les mœurs contemporaines sont peints et présentés sous forme de réflexions et de portraits. Ses mots, elle les puise dans la réalité quotidienne, mais les drape dans un humour et une dérision décapants. En la lisant, on s’empresse de rire pour ne pas pleurer de situations malheureuses et déstabilisantes que les mots vifs, des fois crus, atténuent une fois le choc passé. L’ironie et l’autodérision chez Nicole Elgrissy se veulent libératrices et révélatrices à la fois. «L’humour suppose une forte dose de détachement et de liberté», comme l’avait bien dit Monique Corriveau. Entre histoires vraies et anecdotes à faire rire à gorge déployée, l’écrivaine écrit gros pour brusquer bien entendu et réveiller. Nicole en est la preuve palpable. Dans ses invites à l’optimisme et à la joie de vivre, elle cherche aussi à déranger, à faire rire tout en faisant réfléchir.