Le nouveau Brésil en quête d’une résiliente unité politique
Par Dito Inacio (*)
Essayer d’émettre une opinion lucide sur la situation politique, sociale et économique du Brésil dans sa conjoncture actuelle est une entreprise difficile. Non par une quelconque difficulté à collecter et observer des faits tels la corruption massive aux plus hauts échelons de son gouvernement, la violence sociale endémique générant une situation d’insécurité publique sans précédent (65.000 morts par arme à feu par an, plus que la guerre en Syrie), l’infiltration de l’appareil gouvernemental par les narcotrafiquants dans les plus hauts niveaux et tant d’autres fléaux qui s’abattent sur ce richissime pays…non, ce ne sont pas des faits observables qui nous manquent.
Mais la difficulté qui se pose pour une analyse sincère et malgré tout insuffisante nous vient du fait que, sans une explication qui puise ses arguments dans une lecture dénuée de passions et polarisations idéologiques, qui s’étende sur des périodes historiques assez longues et très différentes du terreau psychologique social toujours changeant de ce géant d’Amérique du Sud, nous ne ferons que discuter de propos partiels, en y faisant opérer des inférences à propos des fractions apparentes qui sont les résultantes d’une dynamique à part entière qui restera, à son tour, toujours occultée. L’apolitisme légendaire du Brésilien, observé jusqu’à très récemment, s’est vu, dans les dernières décennies, obligé de prendre conscience du fonctionnement de l’État. Et d’être partie active des faits politiques selon les inclinaisons inconscientes les plus communes à chaque classe sociale, sans avoir le temps d’édifier une pensée libre à l’abri des manipulations.
Or, le besoin d’émergence d’une conscience politique libre et réfléchie est d’autant plus urgent qu’en matière de manipulation des masses, la droite comme la gauche au Brésil n’y vont pas de main morte. En voici une tentative de démonstration, si je ne m’abuse. Au Brésil, le choix d’une carrière politique par tout individu souhaitant s’y a donner, se fait, sans l’ombre d’un doute, de génération en génération et de façon de plus en plus évidente, en ayant, en arrière-fond de sa pensée, l’exercice du pouvoir comme but final de succès et d’enrichissement personnels, coûte que coûte. Ceci dans le meilleur des cas. Ce sont les traces lisibles d’un esprit légué par une colonisation qui voyait dans cet immense territoire plein de richesses un eldorado à conquérir par la force s’il le fallait, ou par le verbe néfaste et rusé envers les Indigènes dociles et facilement influençables. Difficile dans ce contexte d’y voir émerger, spontanément, un quelconque élan d’idées abstraites, complexes, sophistiquées et précises de ce que peuvent être la Démocratie et la Citoyenneté, telles que les voit un Cornelius Castoriadis, par exemple.
Colonisé à partir de l’année 1500, juste après sa découverte, le Brésil n’a abrogé et interdit l’esclavage qu’en 1850, mais la traite d’esclaves a continué à être pratiquée de façon «informelle» jusqu’en 1888. Bien plus tard, ayant connu une dictature militaire à partir de 1964 jusqu’en 1985, un processus d’ouverture politique et de démocratisation a caractérisé le pays comme un nouveau-né arrive dans les bras de parents trop jeunes. Le concept de liberté y a été tiré et étiré dans tous les sens jusqu’à adopter des formes fantaisistes, surréalistes, quitte à faire s’y confondre l’individuel et le collectif, le sérieux et le léger, l’important et l’anodin, l’essentiel et le dispensable, le tout mixant une pensée politique semblable à une pâte amorphe et à fortiori modelable à souhait. Pour le meilleur et pour le pire. Que l’on ne me fasse pas dire ce que je ne pense absolument pas. Je pense, bien évidemment, que l’arrivée de la démocratie fut l’un des événements majeurs, les plus désirés, désirables, nécessaires, heureux et merveilleux qui devaient arriver à ce pays, cela va de soi et ira mieux en le disant.
Mais une faille s’est glissée, là où, absolument, aucune instance politique indépendante et désintéressée n’a été créée pour soutenir ce peuple courageux dans sa nouvelle formation politique individuelle et philosophique. A la place de cela, à gauche comme à droite, en des proportions presque identiques, des intérêts avides de pouvoir se sont lancés à la conquête de l’esprit du citoyen qui sortait de sa léthargie politique post-dictature, en lui insufflant, par tous les moyens, et en l’assommant une propagande populiste, hypocrite, démagogique et mensongère, des valeurs douteuses, belliqueuses, le divisant, négativement, en classes sociales, religieuses, ethniques, de genre, avec le sentiment d’appartenance à des minorités. Cet état de choses a donné naissance, bien évidemment, à un système politique confus, corrompu, aberrant, malhonnête, morcelé, frankensteinien, inconsistant en idées mais fortement ficelé dans le but de préserver des intérêts obscurs.
Ceci à un tel point que, par exemple, par un souci prétendument démocratique, tout un quelqu’un pouvait se porter candidat aux mairies, aux sièges des Conseils municipaux ou des députés fédéraux… quand bien même ce candidat serait, malheureusement, un complet illettré ne sachant ni lire ni écrire (ce qui n’a changé que très récemment, à partir de 1988 dans la Constitution et dans une loi complémentaire datant de 1990).
Actuellement, de par le minimum d’alphabétisation exigée pour que quelqu’un se porte candidat aux hautes fonctions de l’État, le fait de savoir écrire son nom et de lire les mots d’un texte, (même sans avoir accès aux significations des idées qui y sont exprimées) détermine qu’une personne réunissant ces infimes réquisits soit un candidat éligible, pourvu qu’il soit quelqu’un de charismatique et connu du plus grand nombre : un acteur, un joueur de football, un participant à un programme de télé-réalité, un clown que l’on voit à la télévision… (un député fédéral a été élu pour deux mandats dans ces conditions, je vous invite à chercher le nom de Tiririca sur le web brésilien; visionnez, s’il vous plaît, ses vidéos de campagne). Même cas de figure pour un parfait inconnu – personnage et idées confondus – élu député fédéral après s’être fait connaître à la télévision, dans un programme lamentablement léger de télé-réalité du même acabit que Le Loft… Très pittoresque, sans doute.
La partie cachée de l’iceberg est que ces candidats naïfs, une fois élus, doivent adopter de force les directives des partis tenus par, je vous laisse deviner, les politiciens professionnels de père en fils dont j’ai fait allusion plus haut et qui sont obéissants aux intérêts des grandes corporations multinationales. De petites dictatures au sein d’un système qui se vend comme étant l’antithèse de la dictature passée, avec ses groupes d’influence et de manoeuvres sur une grande population complètement acquise au charisme et au charme de leur insoupçonnable -et tout aussi incompétent- analphabète politique «démocratiquement» élu. Inutile de vous dire que ces fantoches ne proposeront jamais une quelconque loi qui puisse gêner l’intelligentsia dans ses desseins.
80% des recettes vont aux salariés municipaux
Quel constat devons-nous dresser quand, en 2017, les mairies de 281 villes brésiliennes dépensent 80% de leurs recettes dans le paiement des salaires des conseillers municipaux et que les lois sur les salaires de ces messieurs sont votées par eux-mêmes ? Cet état de choses, ajouté aux fréquents scandales de corruption dans lesquels les politiciens inculpés se font rarement punir en conséquence par une législation qui est, à son tour, rafistolée avec des retouches politiciennes, donne aux Brésiliens une sensation d’impunité qui finit par s’installer dans les mobiles des crimes civils en tous genres : vols à main armée, assassinats, séquestrations, coups montés sur des personnes âgées, trafic volumineux de drogues commandé de l’intérieur des prisons, trafic d’armes, trafic d’êtres humains dans des réseaux de prostitution, police corrompue de façon très étendue, des juges qui se laissent acheter par des cartels de narcotrafiquants, apparition de gangs et factions criminelles de haute dangerosité, infiltration des sièges des députés par des hommes des cartels de la drogue, etc.
Quelques doux rêveurs y voient une révolution dont ces événements seraient le présage. En somme, cet état d’anomie reçoit les louanges de penseurs délirants qui, enivrés de leur idéologie et n’étant jamais en phase avec le réel, parlent de l’application des idées de Marx ou Staline comme si nous étions en 1867, comme l’a très bien dit Luiz Roberto Benatti, un ami journaliste indépendant. Dans ce chaudron bouillant, ajoutez l’action pathogène des fake-news qui sont, actuellement, beaucoup plus nombreuses que les rares nouvelles réelles, celles-ci, rapidement, accaparées par des professionnels de la transformation insidieuse des informations valables. Sur ce triste tableau, il y a néanmoins des couleurs plus joyeuses, à savoir la croyance presque inébranlable d’une partie de la population qui cherche des réponses, qui croit en des jours meilleurs et qui travaille sa pensée en ce sens mais n’est pas, à son tour, à l’abri d’abus de pseudo-intellectuels de droite comme de gauche, majoritairement payés par les caisses noires des partis au pouvoir.
Ce sont des penseurs, philosophes et maîtres à penser qui se donnent en spectacle à la télévision ou dans des théâtres bondés; des journalistes et des blogueurs revendiquant une connaissance absolue de l’Histoire tout en prodiguant des rhétoriques aussi rases qu’enflammées les unes que les autres, la bonne foi étant joyeusement écartée de ces discours dignes des meilleurs scénaristes de Walt Disney. La mauvaise foi, au contraire, n’y est jamais absente. Ni les insultes à l’homme, distribuées à profusion. Tout et son contraire est soutenu avec passion, selon les commandes grassement payées, en secret, par les partis et candidats. Je parle ici de deniers publics. Je vous dessine, malgré moi, le portrait d’un désordre répliquant, fractale, en perpétuel recommencement, un instantané de ce pays-continent convoité par ses 8.514.876,599 kilomètres carrés de richesses et paradoxalement craint par son inconsistance politique et son éthique toujours hasardeuse.
Je pourrais vous parler de la Bossa-nova, du Carnaval de Rio, du football toujours d’actualité, du sourire des Brésiliens, de l’accueil, de la joie de vivre, des plages paradisiaques, du soleil omniprésent, de la richissime cuisine, de la tolérance, de l’esprit festif d’un peuple qui veut se réinventer chaque jour, de sa résilience…mais, est-ce que cela nous expliquerait la situation actuelle du Brésil ? Cela ne nous ferait pas, au contraire, poser la question de savoir comment un tel état de choses est possible, si tout va si bien comme l’on essaye de nous faire croire ? À mon insignifiant avis, il faudra oeuvrer pour éviter que le désir de changement de ces citoyens essoufflés ne finisse par devenir, à long terme, une frustration tendant à générer un abandon civique massif et néfaste. Nous pouvons cacher notre malheur, un certain temps, mais nos amis intimes finissent par le deviner en nous regardant dans les yeux. Je me permets de ne pas instiller, dans vos yeux, du collyre comme de l’exotisme au lait de coco.
Regardez donc les Brésiliens de plus près, en toute amitié. Vous verrez un peuple qui a besoin d’aide et de clarté. Une réforme du système politique s’y impose et cela passe par la dénonciation de la corruption, des démagogies, des crimes politiques et des populismes en tous genres, qu’ils s’affichent à droite, au centre ou à gauche, le temps que ce pays valeureux construise, librement, et indépendamment, une pensée politique bénéfique réelle et digne de ce nom.
(*) Dito INACIO, artiste brésilien installé à Casablanca