Pandémie, inflation et pauvreté (Banque mondiale)

Tribune

Les personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté viennent de traverser deux années extraordinairement difficiles. À cause de la pandémie de COVID-19, la réduction de la pauvreté a connu des reculs sans précédent, aggravés par une inflation croissante et par la guerre en Ukraine.

Nous estimons que ces crises conjuguées vont augmenter de 75 à 95 millions nos projections établies avant la pandémie sur le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté en 2022. Si le scénario le plus pessimiste se réalise, 2022 pourrait s’avérer l’année de ce siècle où la réduction de l’extrême pauvreté aura le moins progressé, derrière l’année 2020, qui a même vu la pauvreté mondiale s’accroître.

Comment arrivons-nous à ces estimations ? Nous partons de l’hypothèse que les revenus réels de tous les ménages se sont élevés dans chaque pays parallèlement au PIB réel par habitant. Pour tous les pays, nous calculons l’augmentation du revenu des ménages de 2019 à 2020 en fonction du taux de croissance du PIB effectif par habitant en 2020. Nous faisons de même pour les années 2021 et 2022 en nous fondant sur les prévisions d’augmentation du PIB par habitant telles qu’indiquées dans le Macro Poverty Outlook d’avril 2022.

Pour analyser l’évolution de la pauvreté depuis le début de la pandémie et en prévoir la suite, nous utilisons, à titre d’hypothèse, les projections de croissance établies avant la crise de la COVID. La différence entre ce scénario contrefactuel et les projections actuelles rend compte des effets de la pandémie (principalement pour 2020) et intègre aussi d’autres facteurs, comme la reprise (plus forte que prévu dans certains pays), les pressions inflationnistes et le conflit en Ukraine (pour 2022 plus particulièrement).

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Nos calculs de référence considèrent tous les ménages d’un pays également affectés par la hausse des prix. Or, nous savons que 80 % des pays pour lesquels on dispose de données ont enregistré en février une inflation plus importante sur les produits alimentaires que sur les autres (Ha et al. [a]). Nous savons aussi que les ménages les plus modestes consacrent en général une plus large part de leurs ressources à l’alimentation qu’aux autres achats. En d’autres termes, ils risquent d’être frappés plus rudement par les pressions inflationnistes actuelles, ce que nos calculs de référence ne permettent pas d’établir. Par conséquent, il se peut que nos estimations reflètent insuffisamment les conséquences des crises en cours sur la pauvreté mondiale. Malheureusement, on ne dispose pas encore des données relatives à l’inflation, ni de celles résultant d’enquêtes auprès des ménages, nécessaires pour établir dans quelle mesure chaque ménage subit les effets de la hausse des prix.

L’une des façons de quantifier l’impact inégal d’une inflation plus marquée sur les prix alimentaires consiste à calculer la différence de choc inflationniste connu par le haut et par le bas de la distribution des revenus, tout en maintenant inchangé le taux de croissance du revenu moyen réel. Sur la base des effets les plus inégaux ressortant d’une simulation de la hausse des prix de l’alimentation dans 53 pays (a), nous avons conçu un scénario « pessimiste » à l’échelle mondiale. Selon ce scénario, les 40 % les plus pauvres de chaque pays subissent en moyenne une inflation supérieure de 3 points de pourcentage à celle que supportent les 60 % les plus riches. Dans les 36 pays d’Afrique subsaharienne, cela correspond grosso modo à une hausse des prix de l’alimentation deux fois plus forte que celle des autres postes de dépense.

La figure 1 illustre l’évolution de la pauvreté mondiale selon le scénario de référence et selon le scénario inflationniste pessimiste. Selon ces deux scénarios, le nombre de personnes vivant dans l’extrême pauvreté en 2022 devrait se situer entre 657 millions et 676 millions. Nos projections établies avant la pandémie arrivaient à 581 millions de personnes sous le seuil de pauvreté en 2022. Cela signifie que la crise de la COVID-19, les pressions inflationnistes croissantes et le conflit en Ukraine vont plonger dans la pauvreté 75 millions à 95 millions de personnes de plus qu’estimé par les projections prépandémiques.

Notre analyse s’assortit d’un certain nombre de réserves, le scénario le plus pessimiste évoqué ci-dessus n’étant au mieux que l’estimation de conséquences à court terme. Nous savons que les ménages, pour s’adapter à une hausse des prix et en limiter l’impact, modifient leur mode de consommation. Nous savons également que de nombreux ménages pauvres dans les zones rurales sont producteurs agricoles et vendeurs nets de produits alimentaires, et donc susceptibles de bénéficier d’une augmentation des prix. En outre, les salaires faisant également l’objet d’ajustements, même pour les citadins pauvres (a), leur augmentation va atténuer le choc des prix alimentaires. Pour cette raison, il ressort souvent des évaluations de la pauvreté portant sur les effets de précédentes crises majeures des prix alimentaires, que lorsque ceux-ci sont élevés, cela entraîne à long terme une réduction de la pauvreté (voir par exemple les évaluations de la pauvreté pour le Cambodge [a], le Bangladesh [a], l’Inde [a], l’Ouganda [a] et l’Éthiopie [a]).

Cependant, avant que la situation s’améliore, elle risque d’empirer. Bien entendu, les prévisions sur l’inflation sont très incertaines. Pour évaluer les conséquences d’une hausse des prix de l’alimentation plus rapide que prévu, nous utilisons des données relatives aux parts respectives de la consommation alimentaire et de la consommation moyenne par quintile, d’après les résultats d’enquêtes menées auprès des ménages dans 71 pays représentant tous les groupes de revenus. Sur une échelle logarithmique de la consommation, nous prédisons par régression la part de l’alimentation pour tout niveau donné de consommation (pour plus de détails, voir cette figure). Nous pouvons appliquer cette relation à tous les ménages dans chaque pays, y compris ceux qui ne disposent pas de données sur la part de la consommation alimentaire. Ce calcul révèle que les personnes vivant dans l’extrême pauvreté dépensent environ deux tiers de leurs ressources en alimentation, tandis que pour une personne dont le revenu quotidien avoisine 50 dollars (valeur typique dans les pays à revenu élevé), cette proportion est proche de 25 %. Cette information nous permet d’évaluer l’impact d’une hausse des prix de l’alimentation sur le plan des revenus réels.

Dans la figure 2, nous incorporons les effets dus à des chocs supplémentaires imprévus sur les prix de l’alimentation. Nous examinons la pauvreté mondiale dans le cas où les prix de l’alimentation seraient plus élevés de 1, 3 ou 5 % que les anticipations actuelles. Selon notre analyse, chaque augmentation des prix alimentaires réduit le revenu réel des ménages proportionnellement à la part de revenu qu’ils dépensent pour se nourrir. Par exemple, si un ménage consacre la moitié de son revenu à l’alimentation, on estime que 1 % d’augmentation des prix dans ce domaine a pour effet de diminuer de 0,5 % le revenu réel de ce ménage. Là encore, nous ne tenons pas compte d’une production alimentaire par les ménages eux-mêmes, ni d’impacts potentiels plus généraux sur les revenus, ni d’une substitution de produits par d’autres, moins touchés par la hausse des prix. Ce dernier aspect pourrait jouer fortement, dans le cas où seuls certains prix alimentaires connaîtraient une augmentation rapide. Dans cette configuration, qui fournit probablement une estimation supérieure du degré d’impact, chaque nouveau point de pourcentage d’augmentation risquerait de faire basculer 10 millions de personnes supplémentaires dans l’extrême pauvreté.

Les États peuvent atténuer ces impacts moyennant des mesures de protection sociale. Cependant, et à la différence des précédentes périodes de forte inflation alimentaire, les finances publiques ont été déjà lourdement sollicitées par les diverses mesures budgétaires adoptées pendant la crise de la COVID. Dans des économies qui sont encore sous le coup de la pandémie, les pressions inflationnistes ne pouvaient tomber plus mal.

Les auteurs adressent leurs plus vifs remerciements au gouvernement britannique pour son soutien financier dans le cadre du programme de recherche « Data and Evidence for Tackling Extreme Poverty » (DEEP).

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