Pensée et politique dans le monde arabe : XIX-XXIe siècles (Deuxième partie)
Par le Professeur Bichara KHADER
Dans la première partie de cet article, j’ai passé en revue les premiers chapitres de l’ouvrage remarquable de George Corm «Pensée et politique dans le monde arabe : XIXXXIe siècle».
Avec une grande minutie, Corm a abordé le réveil de la pensée arabe au XIXe siècle avec les penseurs réformistes tels que Al-Afghani, Abdou et Rida, puis la pensée libérale de la première moitié du XXe siècle dont les chefs de file étaient Loutfi alSayyed et Salama Moussa, et enfin la pensée nationaliste qui a eu son moment de gloire entre 1940 et 1967. La défaite des Arabes face à Israël, lors de la guerre de 1967, la disparition prématurée de Nasser et l’enrichissement soudain des pays du Golfe et de l’Arabie saoudite, suite aux deux premiers chocs pétroliers de 1973 et 1979, conduisent au déplacement du centre de gravité du système régional arabe vers les pays pétroliers et au délitement de la pensée nationaliste qui se voit supplantée par la pensée islamiste.
La pensée islamiste (1979-2017)
La guerre des Six Jours de 1967 érode l’idéologie arabiste au Moyen-Orient. La mort inopinée de Nasser, en 1970, parachève son délitement. Le Traité de paix entre Israël et l’Egypte, en 1978, conduit à la mise au ban du pays des Pharaons. La Ligue des Etats arabes est transférée à Tunis. Les deux chocs pétroliers de 1973 et de 1979 enrichissent les pays du Golfe. D’ailleurs, le centre de gravité du système régional arabe se déplace de l’Egypte vers les pays du Golfe. C’est désormais un système régional pétrodollarisé. Pour couronner le tout, le régime du Chah d’Iran est balayé,
en 1979, par une révolution islamique : celle de Khomeiny. L’Iran du Chah, un des deux piliers de la stratégie américaine, dans la région, s’écroule. Mais l’Amérique récupère l’Egypte de Sadate qui chasse les militaires et experts soviétiques et s’inscrit, désormais, dans une alliance avec les Etats-Unis. C’est le bouleversement des alliances.
Les pays du Golfe, et à leur tête l’Arabie saoudite, ont le vent en poupe. Ils tournent le dos à l’arabisme militant et relativement laïc. Galvanisée par la révolution iranienne et les pétrodollars du Golfe, la pensée islamiste revient en force par un retour à des rituels et des modes vestimentaires, notamment le port du voile. On pense désormais moins dans un cadre panarabe et davantage dans un cadre musulman ou dans un cadre régional. En 1981, le Conseil de coopération du Golfe est mis en place, sans doute, pour barricader les pays du Golfe contre les retombées négatives de la guerre Irak-Iran (1980-1989). En 1989, deux autres projets de coopération régionale voient le jour : l’Union du Maghreb arabe, qui existe toujours mais qui est largement paralysée, et l’Organisation de coopération arabe qui a disparu, suite à l’invasion de l’Emirat du Koweït par l’armée de Saddam Hussein (le 2 août 1990).
A partir de 1980, l’idéologie islamiste, voire salafiste, se propage comme une traînée de poudre, à la faveur de soutiens financiers. On construit plus de mosquées que d’écoles ou d’usines. La pensée laïque et progressiste, pourtant largement affaiblie, est combattue et quelques-uns de ses représentants sont assassinés, emprisonnés ou exilés. Le slogan dominant devient «l’Islam est la solution». Triomphe, en même temps, un autre slogan : «Al watan awwallan» (la patrie avant tout). C’est l’époque où d’anciens penseurs de gauche se convertissent à la pensée islamiste : c’est le cas de Hassan Hanafi (1935), Adel Hussein (1932-2001) et Tarek al-Bichri (1933).
L’Organisation de la coopération islamique fait montre d’un grand activisme, fortement soutenu. La Ligue des Etats arabes se morfond dans son exil tunisien (1980-1989), tandis que la guerre Iran-Irak fait rage, dans les années 1980, affaiblissant l’Irak, qualifié par Saddam Hussein comme «le dernier rempart du nationalisme arabe». P u i s s a n c e s étrangères et Etats nationaux encouragent l’islamisation des sociétés, tout en affichant un soutien à une démocratisation de «façade». La pensée arabe est, depuis 1980, enfermée dans le dilemme arabité/ islamité auquel s’ajoute le dilemme Islam modéré/ Islam radical. Les débats sont vifs et les questionnements légion : comment réaliser un régime politique islamique ? Qu’est-ce l’identité arabe ? Quelle place pour les «minorités» ethniques et religieuses ? Quel rôle pour la femme ?
La pensée arabe est, depuis 1980, enfermée dans le dilemme arabité/islamité auquel s’ajoute le dilemme Islam modéré/Islam radical.
Parmi les penseurs de cette période se détache la figure du Marocain Mohammad Abed al-Jabri (1935-2010). Analysant la formation et les structures de l’esprit arabe, Abed al-Jabri estime que l’esprit arabe serait né à partir du seul texte de la prophétie coranique et des Hadiths et appelle, dès lors, à préserver les éléments de la tradition islamique pour rallier les masses tout en adhérant au principe de la modernité. C’est une proposition que rejette le Syrien George Tarabichi (1939-2015) pour lequel l’arabité est non seulement plus ancienne que l’Islam mais qu’elle a subi d’autres interactions que celle de l’orthodoxie islamique. Tarabichi n’a pas tort mais il simplifie trop la pensée plus nuancée d’Al-Jabri qui, dans son livre «Nahnou wal-Tourath» (Nous et le patrimoine) critique l’enfermement sur le patrimoine et appelle à le renouveler et à accepter la rationalité dans tous ses aspects.
Une autre querelle philosophique enflamme les penseurs arabes surtout depuis 1990. C’est celle qui oppose les Islamistes aux Laïcs. Ce n’est pas une querelle banale, car elle a débouché sur ce que George Corm qualifie de «Maccartysme religieux», c’est-à-dire une véritable chasse aux sorcières. Des penseurs laïcs ont été condamnés pour apostasie simplement pour avoir interprété l’Islam de manière libérale et ouverte ou d’avoir prêché le juste milieu en matière religieuse (al wasatiyyah). C’est le cas de l’Égyptien Nasr Hamad Abou Zeid, mort en exil. D’autres penseurs ont été carrément assassinés. Tel est le cas de Mohammad Taha (1902-1981) et de Farag Foda (1945-1992). M. Taha a créé l’Association des Frères et Sœurs républicains, a milité pour les droits des femmes et s’est opposé à l’application des lois musulmanes aux non-musulmans. F. Foda, quant à lui, s’est élevé contre les lanceurs de fatwas à la mode radicale, a dénoncé l’escroquerie des sociétés financières musulmanes et s’est dressé contre le mariage de convenance «zawag al-muta’a». Auteur prolifique, Foda a surtout été le défenseur de l’Etat de nature laïque opposé à l’Etat de nature religieuse, ce qui explique son aversion pour l’Etat islamique d’Iran.
Parmi les défenseurs de la laïcité de l’Etat, on peut mentionner le philosophe égyptien, Fouad Zakaria (1927-2010), qui a dénoncé, avec virulence, les mouvements islamistes dans un livre courageux : «Laïcité en Islam : les Arabes à l’heure du choix, la Découverte, Paris, (1991)». Sa thèse rejoint celle de Mohammad Ashmawi dans son ouvrage «Islamisme contre Islam, Découverte, Paris 1991». Le libyen, Sadek Al-Nahyoum, renchérit sur le même thème dans un ouvrage décapant : «Islam did Islam : Chari’a min waraq». A l’opposé, on trouve Abdel Wahab el Messiri pour lequel la laïcité est «une déchéance matérialiste qui tue l’esprit humain». Affirmation brutale que dénonce son contradicteur, le Syrien Aziz el Azmeh dans «Al Ilmaniyyah tahta al Majhar, Dar al-Fikr al Mu’asser, Damas, 2000».
Un autre courant de pensée prend forme au cours des vingt dernières années : c’est la nouvelle pensée libérale. Pour les tenants de ce courant, ce qui compte, avant tout, c’est la construction de la société arabe, la libéralisation économique, la privatisation et la bonne gouvernance.
Retour à la pensée libérale
Un autre courant de pensée prend forme au cours des vingt dernières années : c’est la nouvelle pensée libérale. Pour les tenants de ce courant, ce qui compte, avant tout, c’est la construction de la société arabe, la libéralisation économique, la privatisation et la bonne gouvernance. Cependant, les représentants de ce courant ne sont pas sur la même longueur d’ondes quant à la place de la religion dans ce processus de libéralisation. Le Tunisien Larbi Sidiki dans un ouvrage monumental «The search of Arab Democracy, Columbia University Press, NY, 2004» estime que la laïcité doit être repensée dans les sociétés où la religion est omniprésente. Sans être un farouche partisan de la pensée libérale laïque, Gamal el Banna (1920-2013), frère de Hassan el Banna (1906-1949), fondateur de l’Organisation des Frères musulmans, fustige l’approche dogmatique et rigide telle qu’elle a été prêchée par son propre frère. Comme quoi, dans la même fratrie, on peut ne pas partager la même vision. Gamal el Banna est moins connu en Occident que Tarek Ramadan, le petit -fils par sa mère de Hassan el Banna. Les ouvrages de Tarek Ramadan se trouvent dans toutes les librairies et dans les étals de rue, de Rabat au Caire. A l’instar d’Al-Afghani, au XIXe siècle, Tarek Ramadan appelle à une réforme de l’Islam.
Cet appel, on le retrouve chez le Marocain Abdou Filali Al-Ansari dans un ouvrage très documenté : «Réformer l’Islam : une introduction aux débats contemporains, la Découverte, Paris, 2003». Al-Ansari résume bien le débat qui oppose les écoles de pensée dans le monde arabe contemporain dans un autre ouvrage passionnant : «La Pensée arabe et la lutte des contraires», «Al Fikr al-arabi wa sira’ al addad, al Mou’assasah al -arabiyyah lil Dirasat wal Nashr, Beyrouth, 1996». Pour lui, la personnalité arabe est éclatée et tiraillée entre un Occident qu’elle ne connaît pas vraiment et une identité islamique qui l’enchaîne. Diagnostic sans appel. On peut regretter que les livres de ce penseur marocain de haut vol soient moins diffusés que ceux de Tarek Ramadan dans les kiosques de Casablanca ou de Rabat.
>>Lire aussi: Pensée et politique dans le monde arabe : XIX-XXIe siècles
Un autre Marocain se détache par son envergure intellectuelle et la fécondité de sa pensée : c’est Abdelilah Belkeziz. Ses ouvrages, publiés à Beyrouth, abordent des questions telles que le rapport au patrimoine, le rapport à l’Etat et à la religion, la légitimité politique, la dialectique de la tradition et de la modernité. Malheureusement, il n’est pas suffisamment traduit en Occident.
On voit bien, grâce à ce survol de la littérature politique et historique arabe, que nous restons englués dans un débat stérile Islam-Laïcité. Etre laïc, aujourd’hui, dans le monde arabe, c’est s’exposer aux foudres des fondamentalistes. Se dire «frère musulman», aujourd’hui, en Egypte, peut mener à la prison, à l’exil ou à la mort. Le débat intellectuel devient un duel. C’est tragique pour l’avenir même du monde arabe. Compte tenu de la virulence de la querelle opposant islamistes et laïcs, certains penseurs arabes ont conclu de la nécessité d’une réflexion sur le «juste milieu», appelé « Al-Wasatiyyah » destiné à concilier les frères ennemis, en défendant la démocratisation, les droits de l’Homme tout en concédant à l’Islam un rôle d’encadrement spirituel et éthique.
Le livre de George Corm devrait être une lecture obligatoire dans de nombreuses disciplines tant il est riche et foisonnant d’informations. Il complète les ouvrages de Filali al Ansari et Issa Boullata et les met à jour. La synthèse que j’en fait, ici, est loin de rendre compte de la richesse de l’ouvrage. Cela dit, on peut regretter que l’ouvrage de George Corm soit, essentiellement, focalisé sur la production intellectuelle des penseurs arabes du Machrek.
Sans être un farouche partisan de la pensée libérale laïque, Gamal el Banna (1920-2013), frère de Hassan el Banna (1906-1949), fondateur de l’Organisation des Frères musulmans, fustige l’approche dogmatique et rigide telle qu’elle a été prêchée par son propre frère.
Certes, les penseurs marocains ont été cités et commentés, mais il est dommage que George Corm ait omis, par exemple, de mentionner de nombreux autres penseurs marocains et maghrébins. Le sociologue Ali Oumlil aurait mérité d’être mentionné, lui qui a beaucoup écrit sur «Char’yyat al Ikhtilaf» (La légitimité de la différence) qui est un principe fondateur de tout débat démocratique et de toute culture démocratique, rappelant les écrits du philosophe italien, Norberto Bobbio et sa théorie sur la «fécondité de la divergence». Mohammad Arkoun n’est certes pas oublié mais sa riche pensée aurait dû être davantage discutée.
Etre laïc, aujourd’hui, dans le monde arabe, c’est s’exposer aux foudres des fondamentalistes. Se dire «frère musulman», aujourd’hui, en Egypte, peut mener à la prison, à l’exil ou à la mort. Le débat intellectuel devient un duel.
L’Algérie, la Tunisie, le Soudan et les Pays du Golfe n’ont ils pas produit des penseurs de grande stature ? Si oui, pourquoi George Corm n’en parle pas ? Si non, pourquoi il n’explique pas cette carence ? En outre, le monde arabe traverse, depuis quelques années, des turbulences considérables avec des Printemps arabes qui ont été pervertis, confisqués voire détournés, avec l’émergence de groupes jihadistes qui se sont emparés de vastes territoires avant d’en être délogés, avec la reproduction des systèmes autoritaires un peu partout.
Est-ce que tous ces événements n’ont pas produit une réflexion sur la nature des Etats, sur la démocratie, sur le pouvoir, sur notre rapport à notre passé ou sur notre vision du futur ? Sur cette période récente, George Corm est resté peu loquace. Mais cela ne réduit en rien le mérite de ce grand intellectuel arabe dont les livres sur le rapport Orient-Occident, ou sur la géopolitique du Proche-Orient sont, aujourd’hui, enseignés dans de nombreuses facultés de science politique en Europe comme dans le monde arabe.