PLF 2023 : « une curieuse architecture à caractère injuste»
Réformer le système fiscal du Maroc, tel est l’objectif majeur du PLF 2023. Un projet de loi de finances dont les dispositions soulèvent un large débat public et suscitent bon nombre de contestations qui dénoncent le caractère « injuste » des mesures proposées.
L’occasion pour Abdelghani Youmni, économiste et spécialiste des politiques publiques, de dresser, dans cet entretien, une analyse du PLF tout en portant un regard critique sur les prélèvements à la source de l’IR et de l’IS, deux dispositions qui constituent l’équation insoluble entre exécutif et professions libérales.
Ce PLF 2023 sépare plus qu’il ne rassemble avec sa « curieuse architecture », qui conduit un socle social à l’encontre du volontarisme royal avec un favoritisme des superprofits. Il est indéniable de revenir aux fondamentaux de base d’une économie moins néolibérale.
Maroc diplomatique : Comment analysez-vous le PLF 2023 dans un contexte de réforme, de relance économique et de hausse de l’inflation ? Est-ce que les principes directeurs d’une politique sociale sont pris en compte ?
Abdelghani Youmni : C’est une curieuse architecture ce PLF2023, on y trouve un penchant néolibéral dans la réduction de 11 points de l’impôt sur les bénéfices des grandes entreprises alors que la plupart des pays du monde même les Etats-Unis, les plus capitalistes instaurent des impôts sur les superprofits de ceux qui ont profité des deux crises simultanées Covid-19 et crise énergétique. De l’autre côté de ce spectre, se dresse un socle social qui s’oppose au volontarisme royal de construire un État nation social et solidaire. Cette réelle composante sociale du PLF2023 consacre les chantiers de l’éducation et de la santé avec une enveloppe budgétaire de plus de 96 milliards de dirhams soit une augmentation de 10.4% et de 19.5%. Une avancée et c’est incontestable.
Mais, rappelons que pour maintenir le déficit budgétaire à moins de 5% et ne pas aggraver la dette publique, l’exécutif s’attend à une augmentation des recettes fiscales de 19% soit un volume de 312 milliards de dirhams. Elle sera financée en partie avec les recettes habituelles en plus de produits des nouvelles modifications du PLF2023 qui touchent les professions libérales et surtout les recettes fiscales issues de la hausse des prix du carburant qui devront avoisiner les 20 milliards de dirhams, en décembre 2022, soit une augmentation de 19.7%.
Dans ce contexte inédit et à double tranchant, la question essentielle est de savoir comment pourra-t-on soutenir les réformes sociales et défendre la réduction des inégalités sans prendre en compte les ravages de l’inflation sur toutes les catégories sociales du Maroc et en particulier la classe moyenne. Cette locomotive de la consommation et principal contributeur à la création de la valeur ajoutée et à l’impôt est de plus en plus sous l’effet de l’érosion de leur patrimoine et de leur exposition élevée à l’inflation à cause de leur mobilité et leur mode de consommation. Pour reprendre la célèbre citation de Mazarin quand il dit à Colbert : « Il y a quantité de gens qui sont entre les deux, ni pauvres ni riches, rêvant d’être riches et redoutant d’être pauvres. C’est ceux-là que nous devons taxer, toujours plus. Plus tu leur prends, plus ils travaillent pour compenser… C’est un réservoir inépuisable”.
La classe moyenne risque-t-elle le déclassement ? On ne peut répondre que par l’affirmatif, face aux coûts de l’éducation privée, de la santé, du transport, aujourd’hui un plein d’essence est l’équivalent de 30% d’un SMIG, il en faut trois par mois et des dépenses de logement.
De crise en crise, covid-19, sécheresse, inflation et cherté de la vie, une récente étude du HCP indique que l’inflation a atteint 8%, indice de confiance des ménages (ICM) qui s’est établi à 47,4 points au lieu de 50,1 points enregistrés le trimestre précédent et 65,5 une année auparavant. Le pouvoir d’achat n’est plus une obsession mais une réalité. Le choix de l’option de la relance par l’offre risque d’être confrontée à une vraie carence de la demande résultant de l’inflation et du risque de stagflation. Si le Wali de Bank Al Maghrib a bataillé pour maintenir le taux directeur à un niveau bas pour ne pas pénaliser l’investissement, l’emploi, la croissance, le coût à la pompe de la mobilité pourrait conduire à la récession et à une inflation à deux chiffres, elle serait irréversible.
La loi de finance fait soulever un nombre important de contestations des professions libérales, notamment les médecins, les assureurs, les avocats, les pharmaciens, les comptables… Comment et pourquoi le PLF a créé autant de contestations ?
Le PLF a créé autant de contestations car certains y lisent un deux poids deux mesures. Pourtant le Maroc a grand besoin de réformer sa fiscalité et de construire l’équité sociale sur la base de l’équité fiscale. Le PLF 2023 ne se résume pas à une série de modification technique de paramètres mais il ressemble à une forme condensée d’une réforme fiscale qui vise la réduction de la surface du désert fiscal plus ou moins violente qui ne s’est pas faite par palier, n’offrant pas de contrepartie comme le foyer fiscal ou la réduction des barèmes pour certaines tranches d’impôts pour certains revenus, le crédit d’impôt pour les dépenses d’éducation.
Malgré le large consensus en faveur de la résilience et la solidarité que les Marocains ont manifesté depuis trois ans, il est clair que les différentes mesures prises dans ce projet de loi ne sont pas « conformes » au contexte économique international marqué par l’inflation, l’explosion des prix des matières premières, les changements climatiques devenus réalité, le retour de la pauvreté monétaire et surtout les incertitudes face à l’avenir.
Le PLF crée des contestations car les Marocains s’attendaient à des mesures sociales réparatrices et fédératrices des différentes composantes de la Nation, ruraux, urbains, cadres, ouvriers, riches et pauvres. Et c’est l’impression d’un PLF plutôt comptable que fiscal et sans empreinte de colmatage des fissures subies par les crises consécutives. À y regarder de très près, le Maroc vu de l’étranger est prospère, attractif et dynamique. Les prouesses dans les infrastructures et les réalisations sont innombrables mais en même temps, il y a un Maroc des oubliés qui sont soit laminés par la misère soit par le coût de la vie.
Les Marocains attendaient du gouvernement en plus du relèvement du SMIC, des 37 milliards de dirhams pour la caisse de compensation, la subvention des transporteurs et du plafonnement du prix du kilowattheure à un niveau des plus bas en Afrique, à des gestes plus visibles sur leur fiche de paie, tangibles dans leur quotidien et porte-monnaie, plus particulièrement au niveau du prix de l’essence et du gasoil à la pompe, le seul adoucisseur de l’inflation devenue endogène alors qu’elle était en amont de nature importée. Instaurer des prix plancher à la pompe des carburants ou des taxes flottantes est le seul signe d’une volonté d’éviter l’hyperinflation et la dépréciation du dirham, préserver la paix sociale et sauver la classe moyenne de l’effondrement.
Le prélèvement à la source de l’IR et de l’IS reste l’équation insoluble entre le gouvernement et les professions libérales, quelle devrait être la solution entre les deux parties pour arriver à un consensus ?
C’est plus qu’insoluble car il s’agit de demander aux clients, parfois particuliers, de pratiquer la retenue à la source pour des entreprises de petites tailles exerçant dans le secteur du Conseil et des Services. Ce dispositif est très lourd à gérer pour les comptables et les experts-comptables et pour les services des impôts sauf si on procède à des paiements électroniques directement connectés au fisc comme c’est le cas des services de santé prépayés en Europe.
Quant aux demandes de restitution prévues par le PLF, c’est une autre problématique et de taille. Les professions libérales vont devoir payer 20% sur les chiffres d’affaires puis payer des impôts sur leurs résultats qui pourraient les soumettre à un impôt final de 40 à 50% et à la difficulté de bénéficier de la restitution à la fin d’exercice du trop payé par les services des impôts.
L’ambiguïté dans ce nouveau dispositif est que les contribuables personnes morales et physiques risquent de se transformer en collecteurs d’impôt, ce qui pourrait affaiblir le consentement à l’impôt et produire l’effet inverse avec l’attrait aux transactions en espèces. Mécaniquement, l’utilisation de la retenue à la source par le client sur les prestations de service comme pour l’impôt sur le revenu du travail revient à prélever sur une facture 20% de TVA et 20% d’impôt sur le revenu pour ne payer que 60% et ce type d’arithmétique ne prend pas en compte les charges directes et indirectes du fournisseur. Au final, il y a une inversion des rôles, le collecteur n’est plus l’entreprise prestataire mais le client donneur d’ordre.
Si la traçabilité, la transparence et la lutte contre la fraude fiscale sont les leviers de cette révolution fiscale, ce sont les relais de confiance qu’il faudra construire entre les professions libérales et l’administration fiscale. Il est vrai aussi qu’avec 40 milliards de dirhams d’impôts sur le revenu, les professions libérales ne génèrent que 2 milliards de dirhams soit moins de 5%.
Pourtant, il n’est pas anodin de dire que suivant les régions, la densité de la population et le type d’activités, les revenus sont très hétérogènes et c’est pour cette raison que sans changer de paradigme sur les pratiques fiscales à savoir ne pas contraindre les personnes soumises à une comptabilité à l’impôt sur le revenu mais évaluer les revenus sur des éléments de traçabilité en temps réel du train de vie, d’accès à la propriété mobilière et immobilière.
Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue