Les politiques culturelles à l’âge du numérique l’exemple du Maroc
Le Maroc a besoin d’intégrer la mondialisation sans y perdre son âme
« La rigueur, le souci du détail et la modernité qui caractérisent cet ouvrage sur les politiques culturelles en font un instrument précieux pour chacun d’entre nous. Je suis heureux à cet égard que Nabil Bayahya, mon jeune compatriote, m’ait fait l’honneur de me demander de préfacer son ouvrage, m’apportant ainsi l’opportunité d’ajouter une contribution militante à son travail, tout en poursuivant la croisade qui est la mienne depuis bien longtemps, pour faire partager au plus grand nombre l’exceptionnel potentiel du Maroc quand la culture trouve sa place dans l’agenda de la gouvernance».
C’est avec ces propos qu’André Azoulay, conseiller du Roi Mohammed VI et président de l’Association Essaouira-Mogador a entamé sa préface de l’ouvrage à grand succès, «Les politiques culturelles à l’âge du numérique, l’exemple du Maroc », de Nabil Bayahya, paru aux éditions Descartes & Cie avec le soutien de Mazars.
Consultant, enseignant, chroniqueur et écrivain, ce diplômé de Sciences Po Paris se penche sur les politiques culturelles et ne se contente pas d’analyser leur origine et leur mise en œuvre, mais va au-delà de la prospection en proposant des pistes appropriées à l’ère du numérique. Il est évident que pour toute politique culturelle, la culture est une richesse humaine capitale qu’il faudrait exploiter tant pour la réussite personnelle que pour la cohésion de la Nation, afin d’en faire le moyen efficient susceptible d’ apporter une réponse aux grands défis d’un monde contemporain souffrant de fractures profondes et d’inégalités flagrantes. Or les nouvelles technologies s’en emparent et faussent la donne à l’Etat qui se voit écarter du champ.
Retraçant donc le parcours de la culture et de sa mise en œuvre du temps de Malraux à Jack Lang, Nabil Bayahya creuse dans l’exemple marocain afin de nous procurer un modèle de politique culturelle qui puisse s’adapter à l’ère de l’Internet. Le Royaume ayant hérité d’une politique culturelle décalée par rapport à la société et surtout par rapport aux enjeux économiques, il est doté d’infrastructures mais les budgets ne suivent pas. La révolution technologique quant à elle peut donc la mettre en œuvre et surtout à grande portée. D’autant plus que l’identité plurielle du Maroc aidant, il est une terre d’ouverture et de rencontres interculturelles et donc en mesure d’adopter et de gérer une nouvelle politique culturelle qui allie tradition et modernité et qui fait bon usage des technologies numériques, outil de démocratisation culturelle.
Le lecteur est pris dans une étude approfondie qui démontre que « la culture pour tous » prônée par Malraux ou encore « la culture pour chacun » préconisée par Lang, l’actuel président de l’Institut du monde arabe sont des dispositions appliquées selon le pays, les circonstances du moment et surtout l’enjeu politique.
En quoi alors, un pays émergent comme le Maroc peut-il être un modèle pour les politiques culturelles ? C’est ce que Nabil Bayahya nous explique dans cet entretien qu’il a bien voulu nous accorder.
Maroc diplomatique- Nabil Bayahya, vous êtes consultant spécialiste des politiques publiques, actuellement Exécutive Partner en charge de la practice Consulting au sein du cabinet international d’audit et de conseil Mazars. Vous êtes également chroniqueur et auteur de plusieurs publications en France et au Maroc sur les questions de gouvernance. Pourquoi ce livre et pourquoi avez-vous choisi le Maroc comme modèle ?
Nabil Bayahya– Notre époque est marquée par une fracture culturelle profonde entre le nord et le sud, entre l’Orient et l’Occident, fracture qui est à l’origine des grands dangers qui guettent notre planète. La géographie comme l’histoire ont placé le Maroc à la frontière de ces deux cultures qui s’affrontent aujourd’hui plus ou moins ouvertement, ce qui devrait faire de sa politique culturelle un laboratoire pour construire un monde plus ouvert, tolérant, et prospère. Je me suis alors demandé si les différents gouvernements y étaient insensibles ou si leurs tentatives avaient échoué non par incompétence, mais pour des raisons inhérentes à la nature même de l’action culturelle.
Dans votre livre, vous dressez le tableau des différentes réformes mises en place par les gouvernements marocains successifs pour répondre à des objectifs de démocratisation culturelle. Aujourd’hui, quels sont d’après vous les défis que doit relever la politique culturelle du Maroc sachant que les inégalités sont plus que flagrantes et que l’hétérogénéité des classes sociales gênent incontestablement la cohésion nationale ?
La politique culturelle du Maroc remonte aux débuts du Protectorat, lorsque sous l’impulsion de Lyautey les Français ont délibérément séparé les sociétés marocaine et européenne, en cherchant à figer la première dans un univers orientaliste fantasmé tout en dotant la seconde de tous les loisirs de la vie moderne, du théâtre au disque en passant par l’édition, la radio et la télévision. L’action culturelle a ainsi fonctionné comme un instrument de domination coloniale. Après l’Indépendance, les structures et les politiques sont restées les mêmes, avec une élite marocaine qui a remplacé l’élite européenne, reproduisant la fracture culturelle entre un Maroc pauvre, rural, et traditionnel, et une bourgeoisie urbaine aisée et cultivée. Le défi est donc de repenser les politiques culturelles afin qu’elles servent à réduire ces inégalités plutôt qu’à les creuser.
Dans votre livre, vous parlez de « la grande culture » et puis de « culture pour tous », autrement dit, vous en appelez à une démocratisation culturelle. Comment serait-ce possible quand on fait de la culture un outil de domination des élites ?
C’est tout le problème. Le cycle des politiques culturelles, analysés sur une longue période, raconte l’histoire d’une fuite en avant, où les tentatives de réduire cette fracture culturelle se retournent contre leurs auteurs, quelles que soient leurs qualités ou leurs bonnes volontés. Pierre Bourdieu a montré comment l’enseignement de la « grande culture » n’était en fait que la promotion de la culture de l’élite que cette dernière considère comme la seule vraie culture. Il en conclut que la démocratisation culturelle revient à faire accepter aux classes populaires une échelle de valeurs où elles ne feraient qu’accroître leur handicap à mesure qu’elles chercheraient à le combler. Mais quand à l’inverse on a cherché à faire accepter aux élites une égalité de traitement des cultures populaires par rapport aux « grandes cultures » avec le modèle de la « culture pour chacun », on n’a fait que maintenir les couches populaires dans des pratiques culturelles considérées comme dégradantes en les privant définitivement de l’ascenseur social.
Il n’en demeure pas moins que les deux modèles ont chacun leurs success stories et qu’ils ont fait entrer des artistes et intellectuels issus de milieux modestes au Panthéon des classiques. Cela signifie sans doute que la politique culturelle ne doit pas viser le nombre mais la qualité, et susciter les vocations par l’exemple plutôt que de formater une société tout entière.
Les paradigmes s’étant métamorphosés, quels sont l’apport et l’impact des nouvelles technologies sur la politique culturelle ?
La fracture culturelle s’explique par un double mécanisme économique. En premier lieu, certaines activités culturelles sont coûteuses et réservées de ce fait aux élites. En second lieu – et c’est ce qui explique l’échec des politiques de gratuité – certaines pratiques culturelles, musées, pièces de théâtre, musique, peinture, etc, nécessitent une <connaissance qu’il peut être compliqué et donc coûteux pour certains d’aller chercher, alors que d’autres l’acquièrent par leur milieu familial. Les nouvelles technologies ont en partie répondu à ce double défi, puisqu’elles ont permis à chacun, pour un coût modique voire nul, de pratiquer un loisir culturel et de s’y former, tant les outils de création et de diffusion sont devenus performants, et tant l’information sur leur utilisation abonde sur le réseau. D’une certaine manière, les nouvelles technologies ont ainsi réussi en deux décennies ce que les politiques culturelles ont cherché en vain à accomplir en deux siècles.
La politique culturelle que vous prônez doit dépasser le cadre des Etats et des nations qui, tout compte fait, financent une culture élitiste pour faire montre de plus d’efficience. Que voulez-vous dire par là?
La culture se diffuse aujourd’hui sur Internet, et Internet est transnational. Se limiter au cadre étatique est alors non pas inefficient mais inefficace, comme le montre l’inadaptation des lois sur les droits d’auteur, sur la protection de la vie privée, ou sur celle des intérêts de la Nation qui sont tout simplement ignorés des internautes. Seuls les grands opérateurs d’Internet ont aujourd’hui cette capacité de mettre en place des systèmes de régulation, mais à la différence des Etats ils n’en ont pas la légitimité. C’est pourquoi les politiques culturelles de demain se feront en coopération avec ces multinationales ou ne se feront pas, et pour peser face à ces géants économiques, l’entente entre Etats est indispensable. Cela signifie que sur bien des sujets il n’est plus possible de faire cavalier seul. La question pour un pays comme le Maroc est alors de peser dans ces discussions qui seront dominées par les grandes puissances économiques et culturelles que sont les Etats-Unis, l’Union européenne, et même la Chine ou la Russie qui ont chacune leur propre vue sur la question.
Pensez-vous que le Maroc devrait prendre la France comme modèle sachant que la politique culturelle du Royaume s’est construite sur le modèle français, imposé sous le protectorat. Quels en sont les selon vous les côtés positifs et les côtés négatifs ?
Le modèle français a pour objectif de promouvoir la culture et les valeurs de la France, que les Français considèrent comme universelles. Il est vrai que de même qu’il y a eu un « miracle grec » dans l’Antiquité, il y a eu un « miracle français » qui va de Louis XIV à Napoléon en passant par le siècle des Lumières et la Révolution française, et qui a servi de référence au monde entier – ou du moins au monde occidental – tant pour la science, que pour la philosophie et les arts. D’une certaine façon, la politique culturelle de la France vise à maintenir ce prestige culturel hérité d’un glorieux passé.
La problématique du Maroc est tout autre. Si le Royaume bénéficie incontestablement de la francophonie avec des élites formées à la culture française, il n’en demeure pas moins que cette proximité reproduit un mécanisme de domination post coloniale. C’est pourquoi le Maroc doit surtout assumer et promouvoir son propre héritage avec pour objectif non seulement d’en faire le ciment de la cohésion nationale, mais également d’apporter à son tour sa pierre au patrimoine commun de l’humanité. Il ne manque pas d’atouts pour y parvenir.
Selon vous et après avoir dressé l’état des lieux, quel serait le modèle de politique culturel approprié au Maroc surtout dans une conjoncture mouvementée et complexe?
Proposer un modèle est une question technique relativement simple à résoudre, une fois que l’on sait ce qu’on en attend. Quelle que soit sa forme, la politique culturelle consiste en effet à diffuser, partager, et promouvoir la culture considérée comme un bien public, une activité économique, ou un ensemble de loisirs. Le principal problème est de définir cet objet culturel que l’on se donne pour mission de diffuser ou promouvoir, c’est à dire décréter officiellement ce qui est culturel et ce qui ne l’est pas. C’est que la culture est à la fois un socle réputé universel, celui de la connaissance au sens métaphysique du terme, en même temps que des pratiques, des références, des images propres à une société. Le bon modèle de politique culturelle est donc celui qui réussit la synthèse entre valeurs universelles, identité nationale, et diversité culturelle, soit trois échelles de valeurs potentiellement contradictoires.
Peut-on dire que les politiques culturelles ont échoué ?
Les politiques culturelles ont deux objectifs : réduire les inégalités sociales d’une part et contribuer à l’enrichissement collectif d’autre part. Sur le premier objectif, on ne peut pas dire qu’elles l’aient atteint dans aucun pays. Quant au second, on ne peut pas dire qu’elles n’ont pas eu d’impact, même s’il est impossible de le chiffrer scientifiquement. En tout état de cause, si l’on regarde le verre à moitié plein, on ne peut qu’admirer ses réalisations à travers les nombreux musées ou théâtres nationaux les bibliothèques et les collections publiques, et même l’audiovisuel public qui est à l’origine de nos médias d’aujourd’hui. Quant aux subventions, le volet le plus critiqué des politiques culturelles, aucun politicien ne songe réellement à les supprimer tant elles apportent à la vie locale. Il suffit d’ailleurs d’imaginer ce que serait notre quotidien sans cet engagement culturel de la puissance publique, aussi modeste ou imparfait soit-il, pour se rendre compte de l’apport des politiques culturelles.
Quel serait selon vous une vraie politique culturelle et quelle est son utilité réelle pour la société ?
Il n’y a pas de vraie ou de fausse politique culturelle, mais seulement, comme toute politique publique, des administrations qui produisent un service en fonction d’objectifs donnés, lesquels répondent à un besoin identifié de la société. A chaque époque sa politique culturelle donc, et notre époque n’est plus celle du Protectorat plus ou moins bienveillant ou « civilisateur », ni même celle des indépendances culturelles. Ce dont un pays comme le Maroc a besoin aujourd’hui est d’intégrer la mondialisation sans y perdre son âme, c’est à dire non seulement pouvoir accéder à toute l’offre culturelle qu’elle véhicule, mais également de s’y faire respecter comme un peuple fier de son identité, de sa spécificité, et de ses valeurs.