Pr. Ilona Kickbusch : « Il y a une volonté de certains États d’affaiblir l’OMS »
En première ligne, dans la gestion de l’une des pires pandémies qui a ravagé la planète, l’OMS essuie de nombreuses critiques depuis quelques semaines. L’Organisation est-elle coupable de collusion avec la Chine ? Pourquoi a-t-elle pris autant de temps pour lancer l’alerte ? Quelles peuvent être les conséquences d’un gel de la contribution financière américaine? L’OMS se retrouve dans une situation critique et son avenir est remis en question. MAROC DIPLOMATIQUE a tenté de répondre à ces questions grâce à la contribution du Pr. Ilona Kickbusch. Mondialement reconnue pour son expertise en matière de santé globale, elle a également participé à l’évaluation de l’action de l’OMS et conseillé le gouvernement de Merkel.
MAROC DIPLOMATIQUE : L’OMS traverse une période délicate, va-t-elle s’en sortir ?
Pr. Ilona Kickbusch : Ce n’est pas la première fois que l’OMS est confrontée à des difficultés et elle est toujours parvenue à se relever. D’ailleurs, la source de tous ces problèmes est principalement d’ordre financier, avec des Etats qui décidaient de suspendre leur contribution et qui paralysaient son fonctionnement. En effet, déjà, dans les années 80, Ronald Reagan avait décidé de suspendre le financement américain ; et l’organisation a tout de même survécu. Il est vrai que l’OMS essuie beaucoup de critiques depuis quelques temps, notamment avec sa mauvaise gestion de l’épidémie du Sida ou de l’Ebola. Mais les choses se sont considérablement améliorées depuis, notamment en matière de réponses aux pandémies et les analyses que nous avons menées le prouvent. Malheureusement, elle est fragilisée par cette politisation que certains Etats en font, et c’est une double bataille qu’elle ne peut mener qu’avec difficulté.
MD : L’OMS est critiquée pour son temps de réactivité, comment peut-on expliquer cela ?
IK : L’OMS recommande de travailler dans la coopération dans ce genre de situation, ce qui n’est pas vraiment le cas actuellement. De plus, les Etats ont une grande part de responsabilité, notamment dans le respect du Règlement Sanitaire International (RSI). Il est de leur devoir d’alerter l’OMS quand une chose inhabituelle se passe sur place. Pour sa part, l’OMS a décrété l’Urgence de Santé Publique de Portée Internationale (USPPI), alors qu’il y avait moins de 80 cas dans le monde.
MD : Taiwan aurait alerté l’OMS fin décembre ?
IK : Effectivement, il y a eu des communications avec Taïwan qui ont été documentées. Malheureusement, Taïwan n’est plus membre observateur de l’Organisation. La Chine a alerté l’OMS le 31 décembre, et l’OMS a informé tous ses points focaux début janvier. Et afin de décréter l’USPPI, le patron de l’OMS s’est rendu en Chine fin janvier. Dès son retour, il a déclaré l’urgence internationale.
MD : L’OMS serait-elle à la merci de la Chine ?
IK : Ce que reprochent certains, notamment les Américains, c’est cette proximité qu’entretiendraient l’OMS et son patron avec la Chine. Or il n’en est rien. Le Dr. Tedros est un diplomate, son objectif n’est pas de se rapprocher d’un parti ou d’un autre, mais plutôt de garder tous les pays solidaires, puisque la coopération entre les Etats est une clé importante pour résoudre ce problème. En tant que diplomate et patron de cette organisation qui compte 194 États membres, son objectif est de maintenir l’Organisation soudée. De plus, il ne faut pas oublier qu’il n’est pas seul à prendre les décisions. En effet, pour l’USPPI, il est conseillé par un Comité. Ce dernier était divisé lors de sa première réunion, sur si oui ou non il fallait déclarer l’urgence. Lors de la seconde réunion, une semaine après, un accord a été conclu pour aller de l’avant à ce sujet, il y avait environ 80 cas en dehors de la Chine. Et cette décision n’a pas été prise par la Chine.
MD : Que pensez-vous de la décision de Trump ?
IK: Sa décision va faire du mal à beaucoup de personnes, notamment dans les pays pauvres où l’OMS a une action significative. Maintenant, il va falloir observer les choses étape par étape. Veut-il stopper la contribution ? Quitter l’OMS ? Avoir un statut d’observateur ? Et enfin, quel est le rôle du Congrès ? Il y a déjà un certain nombre d’efforts bipartites déployés pour rectifier la situation. Mais dans tous les cas, si cela se concrétise, cela aura un impact considérable. La dernière fois que l’OMS a été privée d’une partie du budget, elle a connu beaucoup de difficultés. L’OMS avait dû laisser partir des membres de l’équipe et ces départs ont affecté négativement l’organisation, particulièrement durant la crise de l’Ebola en 2014/2015. Enfin, il faut rappeler qu’il s’agit d’une décision purement politique.
Les Etats souhaitent garder leur souveraineté notamment sur le plan de la santé, ce qui empêche l’OMS d’agir pleinement.
MD : Quel est l’intérêt d’une telle annonce ?
IK: L’engagement des États-Unis dans le multilatéralisme évolue généralement avec le changement de l’administration. Pour sa part, Donald Trump cherche un boucémissaire pour justifier la situation. Il faut également souligner que certains Etats cherchent uniquement à affaiblir l’OMS. À certains moments, ses directives vont à l’encontre des intérêts nationaux. Il y a ce traité qui s’appelle le Règlement Sanitaire International (IHR). Selon ce traité, les Etats doivent préparer des plans pour surveiller, détecter et signaler des urgences qui pourraient survenir, selon 18 critères. Malheureusement, ils ne sont pas tous respectés, et les Etats ont refusé de renégocier ce traité. Enfin, il est évident que les Etats souhaitent garder leur souveraineté notamment sur le plan de la santé, ce qui empêche l’OMS d’agir pleinement.
MD : Comment voyez-vous l’avenir de l’OMS ?
IK : Encore une fois, l’OMS parvient toujours à se relever de ses crises. Le budget américain est certes, conséquent, mais s’il est gelé, un certain nombre de pays continueront de soutenir l’OMS comme la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et des pays scandinaves. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que 80% du budget de l’OMS est établi sur la base d’un volontariat ou de financements ad hoc. Et lorsqu’un pays effectue ce financement, il s’agit d’un domaine ciblé, par exemple la polio, ou l’immunisation ou autre. L’OMS, comme tout autre organisation multilatérale, survivra à cette attaque envers la coopération internationale parce que d’autres acteurs importants souhaitent avancer.
MD : Pensez-vous que la pandémie aurait été mieux gérée avec Margaret Chan ?
IK : Je ne pense pas que cela soit nécessaire de comparer, ils ont une approche très différente. Tedros a un bagage différent, il est très présent sur le terrain. C’est un diplomate qui a été ministre de la Santé et des Affaires étrangères en Éthiopie. Il est personnellement très investi dans le domaine et a mené beaucoup d’actions dans la lutte contre l’Ebola et le Paludisme. C’est une personne très engagée et compétente.