Que deviennent les enfants de la Shoah ?

Jamal Bouoiyour (*)

Devant l’horreur de la guerre au Moyen-Orient et ses ramifications internationales, nous avons besoin tous, quels que soient notre positionnement idéologique et notre vision du monde, de faire montre de discernement et de froideur d’esprit, tout en évitant les positions radicales qui entretiennent l’illusion mortifère de la possibilité de la défaire totale de l’ennemi déclaré.

Sans mésestimer la fulgurance des événements du 7 octobre, ni occulter les souffrances endurées par les israéliens, il faut aussi insister sur les violences sans nom subies par les palestiniens. D’autant plus que la folie meurtrière paraît sans fin ; l’accélération de l’offensive suscite un alliage de haine et de bêtise au front de taureau, laisse présager un obituaire plus important et sonne le glas de la solution à deux Etats.

Que deviennent les enfants de la Shoah quand l’héritage idéologique, l’histoire du groupe, les pratiques individuelles soulignés, endurés et aiguisés par le récit collectif génèrent une croyance inextinguible qui veut que seule la puissance militaire compte pour affronter l’ennemi ? Paul Valéry disait « la faiblesse de la force est de ne croire qu’à la force ».

Que deviennent les enfants de la Shoah dans un pays où les médias nationaux ferment les yeux sur les souffrances des palestiniens et où l’opinion publique a tendance à se débarrasser des « faits inconfortables » (Max Weber) ? Trois mois après les événements tragiques du 7 octobre aucun média israélien n’a daigné interviewer, ne serait-ce qu’une fois, un gazaoui pour savoir ce qui se trame sur le terrain.

Que deviennent les enfants de la Shoah quand Gaza est, honteusement, silencieusement et massivement, écrasée sous les bombes, rayée de la carte avec ses rues et ses ruelles, ses écoles et ses universités, ses monuments et ses jardins, ses hôpitaux et ses cimetières ? D’ailleurs, ces dernières débordent et de nombreux morts demeurent sans sépulture. Mais après tout, ne faudra-t-il pas laisser les morts ensevelir les morts ?

Que deviennent les enfants de la Shoah quand la majorité des israéliens a la fâcheuse tendance à surestimer son propre malheur, à se dessaisir du malheur des autres et à considérer que chaque juif israélien est la plus grande victime de tous (Eva Illouz) ?  La plupart des israéliens sont indifférents aux 23000 morts palestiniens (soit 1,1% de la population gazaoui, ce qui ferait 700000 décès si on rapportait ce chiffre à l’échelle de la France) dont essentiellement des femmes, des enfants, des vieillards.

Que deviennent les enfants de la Shoah quand l’intelligence artificielle choisit les cibles à détruire à Gaza sans se soucier des « dégâts collatéraux », où les algorithmes dirigent les émotions, annihilent toute intelligence collective, rétrécissent la curiosité commune tout en confortant le peuple dans ses certitudes ? Il est vrai que les émotions brouillent la vérité et mettent en danger la démocratie à travers des trames causales altérées. Elles sont mobilisées par les populistes, dont M. Netanyahu, pour donner au malaise exprimé par les citoyens les allures d’une pensée.

Que deviennent les enfants de la Shoah dans un pays où le désintérêt pour la description minutieuse et impartiale de la réalité anéantit tout discernement ?  Ainsi, les Israéliens ont-ils choisi de détourner leur regard pour éviter de voir les images effroyables d’enfants palestiniens tremblants, au corps chétif, au visage maculé de poussières et de sang, au souffle entrecoupé, au regard hagard, aux membres blessés. De même, les morts israéliens sont systématiquement racontés autour d’un récit en rappelant leur identité, leur métier, accompagnés de photos, de vidéos retraçant leurs moments de bonheur, alors que ceux des palestiniens correspondent à des chiffres ; ce qui revient à les déshumaniser.

Lire aussi : Enfants soldats : Les tenants d’un phénomène complexe en Afrique

Que deviennent les enfants de la Shoah dans un pays qui veut avoir raison contre tous ? La résolution des Nations-Unis, pour un cessez-le-feu humanitaire, a été adoptée le 12 décembre avec153 voix pour et 10 contre, dont celle d’Israël et les Etats-Unis. Le Conseil de sécurité de l’ONU a adoptée le 22 décembre une résolution avec 13 voix, 2 absentions, dont celle des Etats-Unis exigeant l’acheminement « à grande échelle » de l’aide humanitaire à Gaza.

Que deviennent les enfants de la Shoah quand les autorités politiques pactisent avec le diable (les négationnistes, les suprémacistes et les complotistes partisans de la théorie millénariste, nihiliste et apocalyptique) pour se maintenir au pouvoir, n’hésitant pas à revisiter l’histoire de la Shoah pour détourner l’attention des citoyens et minimiser leurs propres échecs ? M. Netanyahu a affirmé à plusieurs reprises, sans fournir de preuve, que Haj Amin Al-Hesseini, le moufti de Jérusalem, avait convaincu Hitler pour exterminer les juifs pendant la seconde guerre mondiale.

Que deviennent les enfants de la Shoah dans un pays où le fait même de « contextualiser » ce qui se passe à Gaza constitue un crime ; essayer de comprendre veut dire admettre, analyser équivaut à excuser ?

La réponse à toutes ces questions et à tant d’autres fait référence à un enfoui, un non-pensé ancien et résistant dans la société, qui a remonté à la surface à la faveur des évènements du 7 octobre et que les non-israéliens ont du mal à comprendre. C’est le drame de la Shoah et son corollaire, la peur de la disparition du peuple juif.  Quant aux palestiniens, ils n’ont rien à perdre au stade où ils en sont, leur rapport à la mort ne peut être que différent par la force des choses. La croyance eschatologique et la rédemption leur procurent une force de résistance inégalée et leur permet d’inclure la mort dans un grand récit.

Le glissement du conflit du terrain politique -le champs du négociable- vers le terrain religieux -le champs de l’irrémédiable- (« du Kibboutz à la kippa », du Fatah au Hamas) où la violence est commanditée par la Transcendance, anéantit toute possibilité de compromis et ouvre la voie à des compromissions entre les fanatiques des deux bords. Les idéologues doctrinaires de l’extrémisme doivent être combattus sans coup férir. Thanatos ne passera pas, Eros vaincra.

Oui, le vivre ensemble est possible, oui la paix est envisageable. L’Egypte et la Jordanie ont signé depuis un moment un accord de paix avec Israël. Plus récemment, les Emirats, Bahreïn, le Maroc et le Soudan ont fait de même. D’autres sont prêts, dit-on, à franchir le Rubicon (Arabie-Saoudite). D’ailleurs, les traits d’union entre arabes et israéliens sont beaucoup plus forts sur un plan culturel et civilisationnel qu’entre occidentaux et israéliens. Ces derniers sont plus récents, ils ont commencé à exister grâce principalement aux travaux de l’historien Jules Issac (1877-1963), même si on peut trouver quelques traces au XVIIe siècle, à la faveur du « Mayflower juif ». En revanche, les premiers sont plus anciens. Bahya Ibn Paquda a écrit son œuvre sur le système éthique juif en arabe en 1040. Dans la même veine, Salomon Ibn Gabirol, « poète parmi les philosophes, philosophe parmi les poètes », dont une grande artère de Tel-Aviv porte son nom, a aussi écrit en arabe au XIe siècle son œuvre la plus célèbre, « Source de vie ». Et que dire de Moshe ben Maiïmon (ou Moïse Maïmonide, 1138-1204) qui a laissé une empreinte indélébile chez les musulmans et chez les chrétiens. Qui se souvient aujourd’hui des disciples juifs d’Averroès : Nassim de Marseille, Elie del Megido ou Moise de Narbonne ? La litanie est longue…

Pourquoi diable ce qui était possible il y a dix siècles ne l’est plus aujourd’hui ?

 (*) Jamal Bouoiyour : Maître de conférences HDR