Que veut la Russie de Poutine ?
TRIBUNE LIBRE
Par Gabriel BANON
Dans le cadre de sa rubrique « Tribune Libre », « Maroc diplomatique » publie ci-dessous un texte de Gabriel Banon, géopoliticien, écrit quelques heures avant l’invasion ce jeudi 24 février de l’Ukraine par les troupes russes sur ordre du président Vladimir Poutine. Cette prise de position n’engage en aucun cas notre journal, mais bel et bien seul son auteur.
Henry Kissinger dans son livre « L’ordre du monde » publié en 2014, opposait au mécanisme d’équilibre multipolaire européen, la géopolitique russe formée « à la rude école de la steppe, où une série de hordes nomades rivalisaient pour s’emparer des ressources existantes en terrain ouvert, avec peu de frontières définies. » et d’ajouter, « Les razzias et l’asservissement de populations civiles étrangères étaient des événements courants, et même un mode de vie pour certains […]. La Russie affirmait son attachement à la culture occidentale, mais alors que ses dimensions s’élargissaient de façon exponentielle, elle finit par se considérer comme un poste avancé et assiégé de la civilisation, qui n’accéderait à la sécurité qu’en soumettant ses voisins à sa volonté absolue. » Une analyse plus psychologique que politique.
Pour Kissinger, le droit libéral des peuples à l’autodétermination ne fait pas partie du lexique russe quand les peuples sont à proximité. Pourquoi ne pas dire simplement que pour le Kremlin, la sécurité de la Russie passe avant le droit libéral éventuel des anciennes républiques soviétiques ?
Cette présentation de Henry Kissinger, quelque peu péjorative, illustre ce qu’a toujours été la doctrine de Washington : la Russie doit toujours être considérée comme un ennemi.
Cet ostracisme délibéré à l’égard de la Fédération russe, favorise la constitution en cours, d’un bloc autour de la Russie et de la Chine qui va peser de plus en plus sur les relations internationales. Il risque d’amoindrir la démocratie occidentale comme modèle politique.
La géographie impose à la Russie une stratégie géopolitique offensive. La plaine d’Europe du Nord, située entre la mer du Nord, la mer Baltique jusqu’en Allemagne, Pologne et République tchèque représente aux yeux de ses gouvernants successifs, depuis des siècles, le risque constant d’une invasion. Aussi faut-il, pour les stratèges du Kremlin, en contrôler l’accès. Il s’agit d’une question de sécurité nationale essentielle.
Le corridor étroit qu’est la Pologne, constitue pour Vladimir Poutine un pivot stratégique essentiel. Pour les Russes, la longue bande de terre plate qui s’étend de la France jusqu’à Moscou est un véritable boulevard pour les invasions venues d’Occident. Cependant ces 5000 km seraient-ils un tampon sécuritaire ? Napoléon et Hitler s’y sont cassé les dents par le passé.
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Tim Marshall dans son livre Prisoners of Geography de 2015, dit que la paranoïa stratégique russe n’est pas dépourvue de fondement historique. Ces cinq derniers siècles, la Russie a été envahie un grand nombre de fois, par les Polonais en 1605, suivis par les Suédois sous Charles XII en 1708, les Français en 1812 et enfin les Allemands par deux fois, en 1914 et en 1941.
La dernière invasion allemande, « grande guerre patriotique » a coûté à l’URSS plus de 25 millions de vies. Rappelons que Vladimir Poutine vient de Saint-Pétersbourg, ex-Léningrad. Cette ville martyr de la Seconde Guerre mondiale, a subi l’un des sièges les plus longs de l’histoire moderne. Encerclée par la Wehrmacht en 1941, elle se libérera en 1944 en payant un lourd tribut : 180 000 militaires meurent ainsi qu’un million de civils.
La famille de Poutine, comme toutes les familles, souvent modestes, de Leningrad, paya de la vie de son frère, sa part du tribut.
La victoire de 1944 sur les forces nazies offrit à la Russie, alors URSS, l’occasion de se protéger en soumettant les pays frontaliers à sa domination. Ceci explique la précipitation avec laquelle ces anciens pays satellites ont adhéré à l’OTAN à l’implosion de l’URSS en 1991.
Ils vivent depuis dans l’utopie de l’abri offert par le parapluie américain. Cet appel à l’OTAN contrarie la volonté de Moscou de former « un glacis protecteur » en sauvegardant une zone d’influence chez ses voisins immédiats.
C’est là l’origine de la crise d’Ukraine. Zone tampon idéale tant qu’elle est pro-russe, la plaine d’Europe du Nord reste verrouillée. Dès lors que Kiev cède aux chants des sirènes de l’Union européenne donc de l’OTAN, ce cheval de Troie qu’est pour le Kremlin, l’alliance atlantique, la mobilisation des forces diplomatiques et militaires sont sur le pied de guerre, une guerre sous condition. La condition d’un engagement des Occidentaux de ne pas venir par le biais de l’OTAN aux portes de Moscou.
La question qui se pose aujourd’hui est : L’Amérique et les Européens sont-ils prêts à mourir pour la défense de la liberté et les droits de l’Homme dans une Europe centrale pourrie par la corruption et peu regardante de ces mêmes droits de l’Homme ?
Qui règne sur l’Europe orientale … règne sur le monde
Pour les Occidentaux, particulièrement les Européens, vivre sous la domination d’une autocratie russe n’est pas idéal. La stratégie de tension adoptée vis-à-vis de l’Occident répond à une stratégie d’encerclement développée par les forces de l’OTAN.
On retrouve dans la pensée du britannique Halford J. Mackinder (1861-1947), un des fondateurs de la Géopolitique, les craintes occidentales vis-à-vis de l’autocratie russe, nécessitant de comprendre l’échiquier géopolitique à l’échelle planétaire. Pour Mackinder, il est possible de dominer le monde à condition de trouver le bon point de bascule géographique agissant comme un véritable « pivot » historique.
Pour tout géopoliticien, ce pivot géographique, c’est l’Eurasie. Parce qu’elle est plus développée, on a tendance à considérer l’Europe occidentale comme la région stratégiquement la plus cruciale de l’Ancien monde. Non, elle n’est aujourd’hui que la résultante de la pression exercée par les peuples des steppes eurasiatiques. L’universitaire Florian Louis, auteur de « Géopolitique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord », ainsi que « Les grands théoriciens de la Géopolitique » écrit : « Qui règne sur l’Europe orientale règne sur la terre centrale. Qui règne sur la terre centrale règne sur l’île mondiale (comprendre le vaste espace continental comprenant l’Europe, l’Asie et l’Afrique). Qui règne sur l’île mondiale règne sur le monde. »
La stratégie de Brzezinski adoubée par Henry Kissinger ne dit rien d’autre par sa recommandation lapidaire : « Il faut toujours considérer la Russie comme un ennemi ». En clair, il faut empêcher la constitution d’une vaste puissance terrestre eurasiatique. C’est pour les Américains un impératif pour préserver l’équilibre planétaire. Les puissances maritimes, en particulier les États-Unis et la Grande-Bretagne, ont toujours cherché à le faire. Mackinder a influencé beaucoup de penseurs de guerre froide, et en premier lieu Zbigniew Brzezinski.
C’est ce qui explique l’attitude américaine face à la Russie, pendant et après la guerre froide, et la stratégie suivie par l’OTAN. Alors que l’URSS implose, les États-Unis ne démantèlent pas l’OTAN, à l’origine constituée en Europe pour combattre l’Union soviétique.
Comme souvent ils l’ont fait, les Américains sont revenus sur la promesse faite à Gorbatchev de ne pas étendre l’OTAN en intégrant dans l’Union européenne, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque. Fédérer les anciens pays de l’Est, se rapprocher de la Chine, tout concorde pour éviter la constitution du bloc eurasiatique. Malgré la politique étrangère volontariste de Washington, on ne peut que constater qu’il se dessine très concrètement, non seulement au détriment de l’Europe, mais de tout l’Occident, les États-Unis en tête.
C’est que la politique agressive des Occidentaux à l’égard de Poutine, a poussé ce dernier dans les bras de la Chine. Comme Nixon l’avait fait pour diminuer l’influence de l’URSS, Poutine marche main dans la main, avec Pékin pour abaisser l’influence des États-Unis dans le monde. Aujourd’hui, la Russie parle le même langage que la Chine. Elle le fera tant que l’Union européenne ne considérera pas, par des actes volontaristes, que la Fédération de la Russie fait partie de l’Europe. Bien avant Brzezinski, le général De Gaulle, visionnaire, disait que l’avenir de l’Europe, c’est l’Union de la Bretagne jusqu’à l’Oural.
La presse spécialisée a titré récemment : Poutine se moque des sanctions ! En effet, la Russie a multiplié les initiatives pour être plus résistante aux tensions économiques venues de l’extérieur, en particulier dans le secteur bancaire et financier. Par ailleurs, ayant développé les activités de Gazprom en direction des pays européens, en particulier de l’Allemagne, il s’est doté d’une réponse aux sanctions éventuelles d’une arme redoutable, le robinet du gaz.
David Teurtrie, chercheur à l’Inalco et spécialiste de la Russie a écrit récemment : « La part du dollar a chuté dans les réserves de la banque centrale. Une carte de paiement nationale, Mir, se trouve aujourd’hui dans le porte-monnaie de 87 % de la population. Si les États-Unis mettaient à exécution leur menace de déconnecter la Russie du système occidental Swift, comme ils l’ont fait pour l’Iran en 2012 et 2018, les transferts financiers entre banques et entreprises pourraient désormais s’effectuer par une messagerie locale. »
En d’autres termes, la Russie a organisé son indépendance vis-à-vis de Washington, en se donnant les moyens de résister à toute forme de sanctions diplomatiques et économiques futures. C’est donc aussi une manière de désarmer l’Europe si elle était tentée de suivre Washington dans la préservation de son hégémonie mondiale.
La constitution d’un bloc autour de la Russie et surtout de la Chine pour peser sur les relations internationales risque fort d’amoindrir la démocratie comme modèle politique, et plus généralement la liberté individuelle dans le monde, comme on a pu le constater à Hong Kong. L’escalade vers la guerre poussée par les faucons du Pentagone alliés aux esprits les plus atlantistes, semble sous-estimer la catastrophe humaine pour le monde libre qu’un tel conflit pourrait avoir.
Ce sont deux conceptions de la puissance et de la liberté qui sont en jeu. L’existence concrète de la liberté dans le monde bénéficie, aujourd’hui, du bouclier américain, mais qu’est ce qui peut garantir que le dit bouclier, au nom de la « tyrannie » russe, ne dégénère pas en un empire américain tout aussi menaçant pour la liberté ?