« Reconnaitre la diversité des civilisations, gage de la paix du monde »
Tribune : Forume de Fès
Par Farida Moha
A Fès, les battements sonores de l’horloge de la Qaraouiyine couplée à un astrolabe, joyau de l’ingénierie médiévale, ignorent l’accélération du temps, les agitations et turpitudes du monde et de ses réseaux. L’Université de la Qaraouiyine, l’une des plus anciennes au monde bâtie 700 ans avant le Trinity collège de Cambridge, est le battement de cœur de Fès qui fut un centre du savoir et savoir-faire, un lieu de rencontres et de culture où les lettrés de l’Europe et du monde se bousculaient à l’instar d’Ibn Khaldoun ou de Maimonide.
Fès qui recueillit en 1492 les Juifs expulsés d’Espagne au nom de la pureté du sang et après un déchainement de haine et de violence qui avaient marqué la Reconquista. Oui, comme le soulignait le Secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres, au IXème Forum mondial de l’Alliance des civilisations des Nations unies UNAOC « Fès est le lieu idéal pour se retrouver et engager une réflexion sur l’Etat de notre monde ». Un état du monde désastreux, marqué dit-il, par une crise de confiance, un effondrement des valeurs, par la prolifération des discours de haine et par le réveil des vieux démons comme le sectarisme anti musulman, l’antisémitisme, la xénophobie, le racisme…En somme et comme l’écrivait Bertolt Brecht, « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde.. ». Et ce d’autant que l’on assiste à une montée en puissance des tensions et des conflits en Afrique, au Moyen Orient, en Asie et aujourd’hui aux portes de l’Europe que l’on pensait immunisée.
L’Alliance face à la « Revanche de Dieu »
Au-delà des conflits politiques, idéologiques ou économiques, de nouvelles lignes de fractures culturelles et religieuses ont gagné en visibilité dans l’espace public au gré des crises migratoires, crises identitaires ou poussées nationalistes et populistes. Au gré aussi d’une volonté de sécularisation et de dé-tricotage des valeurs qui met à bas les croyances religieuses, au prix de désarroi et de révolte des croyants. L’irruption du fait religieux et du fait culturel s’est imposé dans la vie internationale avec des répercussions sur le champ des politiques étrangères. Depuis 4 ou 5 décennies force est de constater qu’en réaction à ces dynamiques, nous sommes confrontés à un nouvel esprit que le politologue Gilles Kepel a appelé « La revanche de Dieu » où des mouvements Chrétiens, Juifs et Musulmans tirant profit d’un désenchantement envers le politique tentent de reconstruire à leurs manière le monde. Les évangélistes chrétiens, les ultra-orthodoxes juifs ou les groupes islamistes reviennent partout sur le devant de la scène pour tenter de reconfigurer le monde selon leurs visions. La réaffirmation du religieux entraine des guerres de cultures et une transformation des politiques vers le repli identitaires et le retour aux racines comme c’est le cas aux Etats Unis et en Europe où le concept des racines judéo-chrétiennes sert souvent de légitimation populaire et de politique de rejet du musulman.
Passé le moment de sécularisation des années d’après la seconde Guerre mondiale, on observe partout dans le monde une profonde inflexion et un mouvement de réaffirmation du Religieux. Le « fait religieux » est aujourd’hui un des éléments d’analyse et de compréhension de la diplomatie et des crises internationales. L’analyse du monde intègre plus que jamais le paramètre religieux et la compréhension des relations internationales se fait à travers la prise en compte de ce prisme religieux. On assiste ainsi, dans la foulée à la création de plusieurs instances liées à la résurgence du phénomène religieux : le Conseil économique et social de l’ONU, la Conférence islamique, la Conférence mondiale des religions pour la paix , le World Council of religies ans spiritual leaders .En 2004, à l’instigation de l’Espagne et de la Turquie les Nations unies créent « l’Alliance des civilisations des Nations Unies » pour aborder au niveau international des questions relatives aux identités culturelles et religieuses, au dialogue interreligieux nécessaire pour éviter les conflits religieux qui, force est de le constater, se multiplient et dégénèrent partout dans le monde.
Le Pew Research Center américain, reconnu pour la qualité de ses statistiques démographiques et religieuses mondiales rappelle ainsi dans une récente étude que plus d’une cinquantaine de pays sont touchés par des conflits religieux. Ce qui a entrainé près de 30 Millions de personnes déplacées et des milliers de morts. Cette dynamique à l’œuvre qui multiplie ici et là, les lignes de fractures et fait exploser la violence, est en grande partie due à l’instrumentalisation des religions par des groupes qui comme dans le cas de notre région s’efforcent de fausser la perception de l’Islam.
« Le Maroc a quelque chose à dire qui mérite d’être entendu »
Le Maroc a pris très tôt la mesure des menaces en travaillant sur le long terme : restructuration et réforme du champ religieux, investissement dans l’éducation religieuse qui doit être adossée à la tolérance, au respect et droit des minorités et autres religions, mise en contexte du texte religieux en accord avec son message initial, déconstruction du discours radical… Il s’agit là d’une stratégie multidimensionnelle abordée dans une approche de tolérance et de souci du vivre ensemble, du droit des minorités religieuses, du droit de cité pour les autres croyances, du droit des femmes, constitue un témoignage historique de l’ouverture aux autres religions dans le respect de l’altérité. La diplomatie cultuelle a joué un rôle important dans la formation des oulémas africains, des mourchiddines et mourchidates en convergence avec les valeurs prônées par l’Alliance mondiale des civilisations.
Le Maroc a engagé un travail de fond d’explication et de formation aux réalités religieuses en accord avec les valeurs de l’Islam , de tolérance, de paix et de respect des religions comme l’a mis en évidence la déclaration de Marrakech sur « les droits des minorités religieuses ». En travaillant à partir de ce référentiel qui tient compte du contexte et qui fait de l’Islam un instrument de paix, qui cultive la communion entre les adeptes de toutes les religions en faisant cohabiter l’héritage avec la modernité, le Maroc ouvre quelques pistes de réflexion dans ce sens. Il construit ses réponses avec des atouts qui sont les siens et qui reposent sur un magistère moral. Celui de la Commanderie des croyants et une connaissance des dogmes et de la pratique religieuse de l’Islam. Le Maroc a « quelque chose à dire » qui mériterait d’être entendu comme en témoignent les appels des participants au Forum de Fès. Notamment après avoir entendu le message royal qui mettait en exergue cet « essentiel » du « Vivre ensemble ». « Rien ne sert de mener de grands projets si nous ne parvenons pas à dépasser ce premier maillon du vivre ensemble, au nom d’une seule humanité qui replace l’humain en son cœur », dit le message.
« Vers une alliance de paix, vivre ensemble comme une seule humanité »
L’intitulé du thème du Neuvième forum est explicite dans ce sens. Il met en avant le vivre ensemble non pas dans une seule civilisation mais comme une seule humanité « unie comme une famille, déclare Antonio Guterres du haut de son magistère, riche dans sa diversité, égale en dignité et en droit et unie dans la solidarité ». Sans doute faudrait-il mesurer le poids de chaque mot de la déclaration du Secrétaire général de l’ONU qui veut s’inspirer à coup sûr de la sagesse du verset du Coran « Dieu nous a créé peuples et Nations pour nous connaitre ». La paix passe donc par l’acceptation de la diversité et la pluralité des civilisations. Pour assurer la paix du monde, il faut rechercher ce qui nous rapproche dans le respect des cultes et des cultures de chaque civilisation. Chaque civilisation étant unique, aucune n’est en droit de prôner une quelconque supériorité sur l’autre ou les autres. Dans les pré-requis pour une paix mondiale, le dialogue inter civilisationnel doit appréhender le monde dans sa pluralité, dans le respect de l’altérité des autres et non dans cette obsession de répandre parfois avec domination une civilisation, qu’elle qu’en soit sa force ou sa modernité. Une civilisation qui au nom de l’universalisme agit comme un rouleau compresseur broyant au passage les peuples et les nations « non conformes ». Dans ce sens, sans doute faudrait-il relire avec attention la conclusion de Samuel P. Huntington dans son ouvrage « Le choc des Civilisations », véritable brûlot réducteur. A la question du déclin de l’Occident face à la puissance grandissante de l’Islam et de la Chine, le professeur de Havard se demande si « nous saurons apprendre à coexister dans un monde multipolaire et multi civilisationnel » ? Les prétentions de l’Occident à l’universalité provoqueront, écrit-il, les conflits avec les autres civilisations. La survie de l’Occident est donc d’accepter que l’idée de leur civilisation est certes unique mais pas universelle. Il faut donc, conclut Huntington, « renoncer à l’universalisme, accepter la diversité, rechercher les « communalités », c’est-à-dire les convergences, ce qui nous rapproche. Les peuples devraient rechercher ce qu’ils ont de commun avec les autres civilisations faute de quoi la violence et le chaos pourraient les y entraîner. Allons-nous dans cette direction ? Dans un ton extrêmement pessimiste, l’auteur du « Choc des civilisations » répond que « tout prouve que nous vivons dans une période de pur chaos où le cygne noir descend sur l’histoire ».
Les travaux du Neuvième Forum de l’Alliance des civilisations ont constitué en fait, en ligne droite, une tentative de réponse cohérente et concertée aux thèses de Huntington qui suggérait dans son livre une « guerre des religions ». Fès aura démontré l’impératif d’une cohésion des civilisations, parade aux obscurantismes, et comme l’a souligné le Roi Mohammed VI dans son message aux représentants du monde ici réunis, les « valeurs de tolérance, de compréhension mutuelle, de dialogue (…) et du vivre ensemble » doivent être ancrées dans nos démarches.