Relance, changement climatique, sortie du charbon… : Cinq questions à Philippe Miquel
Le rôle du secteur énergétique dans la croissance et dans l’avenir de nos sociétés n’est plus à démontrer. D’ailleurs, cette crise sanitaire a été l’occasion pour certaines économies de le placer au cœur de la stratégie de relance. Les énergies renouvelables pourraient ainsi engendrer plusieurs milliards d’euros de valeur ajoutée et des milliers d’emplois créés. MAROC DIPLOMATIQUE vous livre une interview exclusive avec le PDG régional d’un leader énergétique mondial.
MAROC DIPLOMATIQUE : En ce contexte de crise sanitaire et de catastrophes naturelles, quel rôle les énergies renouvelables peuvent-elles jouer pour contribuer à la reprise économique ?
Philippe Miquel : Les feux de forêt catastrophiques au Liban, Turquie et dans le pourtour méditerranéen, la fonte sans précédent des glaciers, les températures record… tous les signes sont là, et le changement climatique en est le principal responsable. Dans son rapport publié le 9 août dernier, le Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat (GIEC) tire plus fort que jamais la sonnette d’alarme et établit définitivement la responsabilité humaine dans le changement climatique, tout en soulignant l’aggravation et l’accélération du phénomène. Et comme nous le constatons ces dernières années, chaque été est accompagné de nouveaux records de températures.
Cependant, je crois réaliste de penser que nous serons à l’objectif d’un réchauffement global limité à 1,5 degré, mais cela nécessitera des investissements importants au niveau global. Il faudra des investissements très significatifs dans les énergies renouvelables, dans le domaine de la capture et du stockage du carbone, ou encore dans l’industrie de l’hydrogène vert pour accélérer son intégration dans le mix énergétique.
La crise sanitaire a potentiellement retardé les projets en énergies renouvelables à court terme (ex. décalage des appels d’offre, retard dans l’avancement des projets) mais n’a pas pour autant modifié les engagements à long terme. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est qu’il devient obligatoire d’accélérer le développement des énergies renouvelables, éolienne et solaire photovoltaïque, afin d’atteindre une neutralité carbone globale. Rappelons que l’UE et la Chine ont communiqué sur de nouveaux objectifs en septembre 2020 pour accélérer la transition énergétique, une réduction de 55% des émissions en 2030 contre 40% initialement annoncé pour l’UE et un nouvel objectif de neutralité carbone en 2060 pour la Chine.
Pour une vision plus large sur le sujet, nous devons noter que des pays comme la France et l’Espagne ont privilégié, dans leur dernier plan de relance, la décarbonation de leur mix énergétique. Cette approche de décarbonation s’appuiera principalement sur les filières éolienne et photovoltaïque. Nous prenons l’exemple de l’Espagne qui prévoit de quasi tripler ses capacités renouvelables en moins de 15 ans : de 45 GW en 2016 vers 113 GW en 2030.
L’Union européenne mise aussi sur le développement d’une industrie de l’hydrogène renouvelable qui contribuera au renforcement de cette démarche lancé par les pays membres. En effet, l’intégration de l’H2 vert dans le mix énergétique nécessitera davantage d’éolien et de solaire photovoltaïque. En chiffres absolus, la mise en œuvre de 6 GW d’électrolyse nécessitera 50 TWh d’électricité renouvelable supplémentaire alors que 40 GW de capacité d’électrolyse en nécessitera 500 TWh supplémentaires d’ici 2030.
Le Maroc doit ainsi accélérer le développement de ses capacités éoliennes et solaires et cela d’autant plus que le coût des énergies renouvelables s’avère de plus en plus compétitif face aux énergies fossiles. Cette démarche peut être génératrice de valeur pour le Royaume à plusieurs niveaux avec une politique sur les énergies renouvelables orientée vers la génération de valeur directe, notamment vis-à-vis de la création nette d’emplois et de la croissance du PIB.
A l’instar du plan climat et des mesures annoncées par l’Union européenne, le Maroc pourrait également décider de mettre en place des mesures de financements, d’obligations (ex : réglementation normative, taxe carbone) ou d’incitations (ex : cadre favorable à l’autoconsommation individuelle ou collective) pour favoriser le développement des énergies propres.
Dans le même contexte, l’UE a annoncé le 14 juillet dernier la mise en place d’une taxation de l’empreinte carbone aux frontières pour protéger la production locale contre une concurrence externe qui aurait moins de contraintes au niveau environnemental. Le Maroc pourrait prendre de l’avance en plaçant la décarbonation de son secteur industriel au cœur de la nouvelle stratégie industrielle. L’objectif étant non seulement de réduire l’empreinte carbone du produit marocain mais également d’améliorer sa compétitivité et de renforcer son attractivité. Le développement des capacités décentralisées sera également un levier de relance à prendre en compte. En effet, de nombreux pays comme la Chine, la France et l’Espagne ont mis en place et développent des mécanismes d’autoconsommation (voire d’autoconsommation collective) avec une compétitivité remarquable du solaire photovoltaïque. De même pour le Maroc, l’ouverture du développement de l’autoconsommation à l’échelle d’une entité (par exemple un site industriel) ou d’un territoire permettrait de soutenir l’accélération du développement d’une énergie neutre en carbone comme le solaire et l’éolien.
Enfin, le Maroc pourrait profiter de ses conditions climatiques pour développer une production d’électricité décarbonée à bas coût (photovoltaïque et éolien) et gagner en compétitivité par rapport à ses voisins européens. Rappelons que d’ici 2030, l’objectif du pays est d’augmenter la part des énergies renouvelables pour atteindre 52% de la capacité installée.
MD : Le Maroc s’est engagé en 2009 à atteindre un mix énergétique d’au moins 52% d’ici 2030. Où en sommes-nous aujourd’hui ?
P.M : Depuis son adoption en 2009 sous les Hautes Orientations de Sa Majesté le Roi, Que Dieu L’Assiste, la stratégie énergétique nationale vise à accélérer la transition énergétique et à développer la part des énergies renouvelables dans le mix énergétique du Royaume avec un objectif de 52% de puissance installée en 2030. A fin 2020, le Maroc a enregistré un taux de 36,8 % de capacité renouvelable sur les 10 557 MW installés au Maroc.
Pour accélérer sa transition énergétique, le Maroc doit absolument dépasser le blocage lié à l’ouverture de la moyenne et la basse tension aux énergies renouvelables ce qui permettra à un grand nombre de petites et moyennes entreprises d’accéder à une énergie décarbonée, verte et compétitive.
En plus des énergies renouvelables, le royaume a également décidé de renforcer l’usage du gaz naturel dans sa production d’électricité. Le ministère de l’Énergie a publié, mercredi 18 aout 2021 dernier, sa feuille de route du gaz naturel 2021-2050, qui vise à doter le Maroc d’un marché gazier et à sécuriser son approvisionnement. Le gaz naturel est une énergie fossile qui émet moins de CO2 par kilowattheure (kWh) que d’autres sources d’énergie fossile beaucoup plus émettrices. Le gaz naturel est donc bien adapté pour être utilisé comme un levier pour la transition énergétique du Maroc, la compétitivité de ses industries, la décarbonation de l’économie et pour l’accompagnement des énergies renouvelables afin de faire face à leur intermittence.
MD : Quel est le rôle d’ENGIE dans cette voie vers la transition énergétique, et dans le processus de relance ?
P.M : Animé par sa raison d’être « agir pour accélérer la transition vers une économie neutre en carbone », ENGIE avait lancé plusieurs appels depuis les débuts de la crise sanitaire, pour utiliser la relance comme levier d’accélération de la transition énergétique au niveau mondial. En effet, notre groupe, avec sa stratégie et ses activités, s’inscrit pleinement dans les objectifs des plans de relance adoptés par la plupart des pays et se positionne comme un acteur engagé pour une relance verte et créatrice de valeur.
Prenons l’exemple de la France, Le plan de relance « France Relance » qui vise à accélérer la conversion écologique de l’économie française et de son tissu productif : sur 100 milliards d’euros, 30 seront consacrés au financement de la transition écologique. Ce plan, clairement axé sur une relance verte, est au cœur de ce à quoi contribue ENGIE. Notre groupe appelle à se saisir du contexte post-Covid pour accélérer la transition énergétique. Dans le but de réconcilier performance économique et impact positif, ENGIE a identifié quatre domaines sur lesquels travailler : l’amélioration de l’efficacité énergétique des bâtiments tertiaires, la rénovation et décarbonation des grandes infrastructures, le soutien au verdissement de l’industrie et l’accélération des projets dans les gaz verts et les renouvelables.
Au Maroc et dans le cadre de son Plan de Relance Industrielle 2021-2023, le ministère de l’industrie a lancé, mardi 26 janvier 2021, le programme « Tatwir croissance verte » pour l’appui à la décarbonation des Très petites, Petites et Moyennes Entreprises industrielles.
« Tatwir croissance verte », déployé à travers l’Agence Nationale pour la Promotion de la PME (Maroc PME) et l’Agence Marocaine pour l’Efficacité Energétique (AMEE), propose une offre intégrée portant sur le soutien à l’investissement, l’appui à l’innovation et à la créativité et le conseil et l’expertise pour la transformation verte des TPME industrielles afin d’appuyer l’émergence de nouvelles filières industrielles vertes compétitivité et la réduction de la pollution industrielle.
La stratégie d’ENGIE au Maroc s’inscrit pleinement dans les objectifs du plan de relance industrielle du Royaume et appelle à profiter de la phase post-covid pour libéraliser la production privée d’une électricité verte. En effet, ENGIE propose son expertise en efficacité énergétique et énergies renouvelables à ses partenaires pour mieux utiliser les énergies et réussir la transition vers la neutralité carbone. Par exemple, les travaux que nous menons avec l’ASMEX permettront aux adhérents de se conformer aux nouvelles exigences du marché européen en termes de décarbonisation des industries, ENGIE proposera ainsi des solutions innovantes et bas carbone qui permettront l’amélioration de l’empreinte carbone de la production industrielle des exportateurs marocains.
MD : Le Groupe ENGIE a annoncé une sortie du charbon imminente, avec la fermeture de centrales dans plusieurs pays. Le Maroc est-il concerné ?
P.M : ENGIE est reparti à l’offensive pour devenir un leader de la transition énergétique et climatique, dans ce sens, notre groupe s’est engagé à sortir totalement du charbon d’ici 2025 en Europe et 2027 dans le reste du monde. En 2019, le Groupe a mis fin à ses activités dans deux unités de production électrique au charbon à Tocopilla, au Chili, (unités 12 et 13, soit 170 MW) et a annoncé la fermeture de deux autres unités sur le même site (unités 14 et 15, soit 270 MW) en 2021. Dans la même approche, ENGIE fermera la centrale Ilo 21 au Perú (135 MW) d’ici 2022. Le Groupe a en parallèle accéléré le rythme de développement des renouvelables au Chili en s’engageant à construire de 1 GW d’actifs éoliens et solaires, pour un investissement d’environ 1 milliard de dollars. Le parc solaire Capricorn, le site éolien de Calama en plus du parc solaire de Tamaya sont trois projets qui constituent les premiers 370 MW du plan.
En effet, la fin de la production d’électricité à partir du charbon est un processus qui peut créer de la valeur, tant économique qu’environnementale, lorsqu’il est planifié de manière stratégique. Chez ENGIE nous avons l’expertise pour concevoir des feuilles de route vers une neutralité carbone créatrice de valeur comme au Chili où nous allons remplacer 1 GW d’actifs au charbon par 1 GW de renouvelables.
Au Maroc, la centrale de Safi, inaugurée en décembre 2018, et dont ENGIE détient 35 %, couvre jusqu’à 25 % de la demande électrique nationale. C’est donc un actif de production d’électricité important pour le pays. Néanmoins, Catherine MacGregor, directrice générale d’ENGIE, a insisté lors de la présentation de la feuille de route stratégique du groupe, en mai dernier, sur l’objectif d’ENGIE d’atteindre la neutralité carbone en 2045. Il nous faudra donc sortir de la centrale de Safi. Nous le ferons dans le respect des engagements pris auprès des autorités marocaines et de nos partenaires industriels.
MD : Quelle est votre lecture sur le positionnement du Maroc sur le Power-to-X ?
P.M : L’hydrogène pourrait jouer un rôle central dans l’accélération de la transition énergétique marocaine surtout que le plan de relance de l’Union européenne, qui est un partenaire stratégique du Maroc, a fait de l’hydrogène vert un sujet clé pour la décennie 2020-2030 avec un objectif de mettre en service 40 GW d’électrolyseurs d’ici 2030. A l’instar de ces initiatives, le Maroc pourrait profiter de son plan de relance pour le développement d’une industrie autour de l’hydrogène vert pour accélérer la décarbonation du secteur des transports et de l’industrie. De même, l’hydrogène renouvelable pourrait également jouer un rôle central dans l’intégration de l’électricité verte en tant que source d’équilibrage et de stockage des énergies intermittentes.
Le Maroc peut également profiter de sa position géographique stratégique pour se positionner comme un fournisseur d’hydrogène vert pour l’Union européenne à moyen terme. En effet, le contexte climatique marocain lui permet de bénéficier d’un coût de production de l’électricité solaire très bas et donc de produire un H2 vert à un prix très attractif (le coût de production de l’H2 vert dépend principalement du coût de l’électricité). De plus, la proximité avec le continent européen permet au pays de limiter les coûts de transport. Notons que plusieurs pays européens ont prévu dans leur plan H2, le développement de partenariats internationaux pour sécuriser la production future d’un hydrogène vert qui ne pourra pas être entièrement produit sur le continent européen.