Retraités et immigrés entre l’Europe et le Maroc : « Une situation qui interpelle pouvoirs publics et sociétés civiles »
Par Farida Moha
Lentement et avec d’infimes précautions, la caméra filme ce visage désemparé entre l’abime de la maladie et la lucidité du souvenir, filme ce corps marqué par le déclin progressif et les ravages de l’Alzheimer. « Maman, où sommes-nous à Bruxelles ou à Tanger ? » « Qui suis-je maman ? » demande Karima Saidi à sa mère Aicha, émigrée dans les années 60 avec son époux, avant que celui-ci ne l’abandonne avec trois enfants qu’elle élèvera avec courage.
C’est par ces mots pleins d’émotion qui relatent la souffrance d’Aicha dans le documentaire réalisé par sa fille et intitulé « Dans la maison », par ce face à face pathétique, par ce documentaire sur le lien entre une mère et sa fille qui essaie de capter « ce qui va bientôt disparaitre », que Driss Yazami ouvre le séminaire international de Salé, organisé par le CCME et le Ministère de la Solidarité de l’insertion sociale et de la famille sous le thème « Vieillir dans l’immigration, vieillir entre deux pays, Retraités et immigrés entre l’Europe et le Maroc ». Un séminaire international animé par des professeurs d’universités d’Europe et du Maghreb, des médecins, gérontologues experts dans le domaine de la santé, des psychologues, sociologues, démographes, juristes, représentants de la société civile et des départements ministériels qui ont deux jours durant, échangé, débattu mêlant champs scientifiques et champs politiques. Ils ont ainsi décrypté les axes relatifs à l’accès aux droits sociaux et aux prestations, la mobilité et la portabilité des droits, la santé et les soins à l’heure où les conditions de présence et de territorialité se durcissent avec les nouvelles lois, au point où l’on évoquera des formes « d’assignation à résidence »qui aggraverait la souffrance de ces « chibanis » en perte de reconnaissance et de soutien. Avec à chaque niveau, l’interpellation pour une nécessaire mobilisation des associations et partenariats pour prendre à bras le corps les problèmes de ces pionniers de l’immigration, de cette génération silencieuse appelée à être plus importante en nombre. Tous conviennent en effet que pour ces pionniers de l’immigration, arrivés en Europe, en particulier en France, en Belgique et en Hollande dans les années 60 et 70 et qui ont tant contribué au développement des pays d’accueil et des pays d’origine, ont plus que jamais le droit de vieillir dans la dignité.
Un séminaire sur le présent, qui intéresse quelque 300 000 personnes en Europe et qui pose également la question de leur devenir dans des espaces de vie éclatés. Qu’ils aient en effet décidé de s’installer définitivement dans le pays d’accueil, de vivre dans « l’entre deux » « ici et là-bas » en France, au Royaume-Uni, en Belgique ou au Canada ou à Figuig ou Agadir, seul ou en famille, chez eux ou en institution ou qu’ils aient décidé de rentrer définitivement, tous ces cas ayant été décryptés lors du séminaire, ils sont tous et toutes confrontées aux mêmes soucis. En priorité et quelque soit les trajectoires de vie, ils doivent faire face aux problèmes de logement, maintien à la maison, chez les enfants, en établissement, au foyer, aux questions de santé minée par l’usure du travail, et à la question récurrente obsessionnelle de leurs accès à leurs droits de la portabilité ou non des prestations vieillesse, aux conditions de vie précaires et de droits sociaux limités et à l’absence des concessions et carrés musulmans dans les cimetières… La période professionnelle, autrement dit le travail, pierre angulaire du projet migratoire mis entre parenthèse, le passage à l’étape de retraite s’avère en effet difficile avec la diminution des ressources, l’apparition ou aggravation des maladies qui affaiblissent et épuisent les corps et les esprits et la difficulté et la peur de cesser de pouvoir aider les familles restées au pays ce qui signifierait la rupture des liens avec le « bled »et la famille. Souvent désarmé, le retraité, parfois « transmigrant » doit faire face à des situations multiples et à un éclatement de frontières territoriales, juridiques, sociales qui souvent le désemparent au risque de le broyer. Car comme le souligne Omar Samaoli gérontologue, docteur en anthropologie médicale et directeur de l’observatoire gérontologique des migrations en France qui a dirigé plusieurs enquêtes, « le migrant a quitté le Maroc, mais le Maroc ne l’a jamais quitté ». C’est le thème traité dans d’excellents films peu connus comme celui de Rachid Oujdi avec « Perdus entre deux rives, les Chibanis oubliés » ou celui de Nadir Doudoune « Des figues en avril ».
Comment dès lors faire face à cette situation ou le retraité immigré souvent « invisible et inaudible » doit faire face à des montagnes de problèmes ? Une réponse en filigrane des différentes séances consacré à l’insertion et conditions de vie » ou « l’accès aux droits, difficultés et solutions possibles animé par Mohamed Charef membre du comité des droits des migrants des Nations Unis est apparu en transversale. Il faudrait convenir, une véritable prise de conscience de ces problèmes et une mobilisation de la société civile, les intellectuels, les collectifs associatifs et citoyens pour un suivi de ces questions et pour créer des partenariats avec les associations des pays d’accueil. Face au séisme démographique qui s’annonce avec des vagues d’arrivée de migrants retraités, il faut prendre la parole, conclut Driss Yazami, parler d’eux, les rendre visibles, leur donner une voix que parfois, ils n’ont plus. Les chercheurs sont disponibles des deux côtés et pourraient entamer ce travail. C’est maintenant que le travail commence ! » conclut il