Latifa Rkha Chaham: Retrouvailles avec le destin rêveur d’une écrivaine
Un nouveau fleuron aux arômes féminin et féministe vient enrichir le champ littéraire marocain. Latifa Rkha Chaham, une plume sereine qui sommeillait durant quelques décennies consacrées à son métier d’enseignante au début, puis entièrement à sa famille et à l’éducation de ses filles. Un engagement réussi haut la main par Latifa la mère qui a passé par la suite le flambeau à Latifa l’écrivaine à la recherche des retrouvailles avec la passion de son enfance qui ne l’a d’ailleurs jamais quittée, celle du verbe et de l’émerveillement par l’écriture.
Native de la ville de Marrakech, Latifa Rkha est un exemple de la femme marocaine qui s’est inscrite dans la modernité depuis l’indépendance, tout en préservant toute l’authenticité marocaine. En effet, elle fut parmi les premières générations de jeunes filles qui ont emprunté le chemin de l’école au Maroc. Couronnée de succès, elle intégra le cycle de l’enseignement. Elle a été nommée par Feu le Roi Mohammed V parmi les 10 enseignants pour donner des cours d’arabe aux Marocains résidant à l’étranger.
Maroc Diplomatique : La littérature marocaine d’expression arabe a été agrémentée durant les trois dernières années par l’émanation d’une nouvelle plume féminine qui porte dignement la sagesse d’une expérience de vie et la finesse d’une romancière engagée. Que peut nous dire Latifa Rkha Chaham à propos de sa propre expérience d’écrivaine? Pourquoi la production d’un roman par an? Sommes-nous devant une trilogie marocaine?
Latifa Rkha Chaham : Mon parcours littéraire est assez particulier. Bercée par la lecture et l’amour de l’écriture, c’est à l’âge de 14 ans que j’ai publié une première historiette dans une revue littéraire très sérieuse «Majallat Al Adib» qui était engagée pour l’indépendance du Maroc et pour l’identité marocaine. Puis, ce sont de très rares petits récits ou poèmes qui sont parus dans les journaux. Il faut dire que j’ai complètement arrêté d’écrire pendant une très longue période de ma vie jusqu’au décès de mon époux à la fin de l’année 2010. À partir de ce moment, il y a eu une sorte de déclic. J’ai ainsi regagné le temps qui me manquait pour ma passion d’écrivaine. Mon premier roman «Chuchotements» a été accepté par le premier éditeur auquel je l’ai présenté, Afrique-Orient. Dans le même enthousiasme, j’ai versé dans l’écriture de mes deux autres romans qui ont été publiés par la maison d’édition Marsam.
Mon parcours s’inscrit ainsi dans celui de la vie qui demeure le meilleur enseignant et aussi le plus impitoyable, car elle laisse en nous ces traces qu’on appelle «les expériences», qui peuvent aider les générations à venir à en tirer les enseignements qui s’imposent, comme nous avons tiré profit, à notre insu, de ce que nos prédécesseurs ont écrit. Nous ne sommes qu’un relais. Comme tout écrivain, j’écris pour partager mes expériences, mes états d’âme, mes sensations avec le plus grand nombre de personnes. C’est du don de soi, sans attente de contrepartie.
Pourquoi trois romans en trois ans? Ma réponse est que ce n’est nullement une trilogie, mais seulement un rattrapage de temps, une vidange de tant d’émotions emmagasinées, et puis peut-être aussi la peur de ne pas avoir le temps de tout dire, que sais-je?
Que représente l’écriture pour Latifa Rkha?
L’écriture est un besoin inné chez moi. Je pense que chacun de nous possède un regard différent de celui des autres. Un artiste perçoit la vie avec des sensations profondes qui le poussent à les extérioriser d’une manière ou d’une autre. Pour moi, l’écriture était et reste mon meilleur compagnon. Depuis mon enfance, j’ai porté cette passion en moi. Seulement, mes différentes responsabilités professionnelles et familiales m’ont contrainte à abandonner provisoirement l’écriture pour une si longue période qui se compte en dizaines d’années.
Il faut dire que mon engagement familial l’a emporté sur mon engagement professionnel et celui d’écrivaine. J’ai présenté ma démission de mon travail d’enseignante pour remplir ma fonction de mère qui veille sur l’éducation de ses enfants. Je devais m’occuper de ma famille qui ne cessait de grandir. Une famille qui comptait déjà à l’époque trois filles. Je me suis consacrée complètement à ma petite et grande famille, puisque j’ai 6 filles dont j’ai dû suivre les études de près, les élever comme il se doit, les marier. Enfin, une vie bien chargée qui ne me laissait pas le temps d’écrire, mais qui ne m’a jamais empêchée ni de lire ni de penser.
Ainsi, le besoin de l’écriture a repris ses droits. Il était un besoin latent, sous pression. L’écriture est venue comme une délivrance, une thérapie. Dans les moments difficiles de ma vie, j’écrivais pour moi-même; c’était ma thérapie, mon psychologue, une sorte de cure… Telle une obsession, l’écriture est en moi, elle m’habite, je trouve beaucoup de quiétude après avoir écrit. Aujourd’hui, j’écris dans les réseaux sociaux et quand je n’écris pas, je me sens malade. Mes filles me demandent si je ne m’ennuie pas, car je vis seule. Je dis qu’avec l’écriture, je me soigne.
L’écriture devient-elle la meilleure amie de votre solitude?
J’avais besoin de cette solitude. Tellement j’étais prise dans ma vie de famille, je n’avais pas cette plage de temps…
Est-ce que vous écrivez votre passé, votre présent ou vos sentiments?
Ce n’est ni un passé ni un présent, ce sont des sensations qui expriment tout mon vécu, mon expérience de vie. Il y a des cumuls, surtout avec les temps actuels, les faits passent avec une vitesse très forte. Je pense que chaque écrivain est interpellé par ce qui arrive et par les expériences qui le marquent. Dans mon roman «Chuchotements», l’une de mes héroïnes m’a marquée, car elle a trois filles et moi je n’ai eu que des filles et j’ai senti la force de la détresse de cette femme…
Que représente pour vous le 8 mars?
C’est une journée de plus, car les 365 jours de l’année fêtent la femme.
La situation de la femme a-t-elle progressé dans notre société?
Elle a fait des pas…
En est-il de même pour l’homme?
Non, l’homme n’a pas suivi l’évolution de la femme. Cette dernière a évolué plus que la mentalité masculine, je ne parle pas de la minorité, je parle de la majorité des hommes qui constituent notre société.
Quelle est la portée du retour de l’islamisme sur les droits de la femme?
Cela a toujours existé, c’est ce qui a maintenu la femme dans un rang inférieur. Ce n’est pas l’Islam, mais son interprétation au profit de l’homme qui est en cause, et ce dernier n’est pas prêt à céder sur ce traitement de faveur qu’il reçoit depuis sa naissance.
Avec l’écriture féminine engagée dans le monde arabe et au Maroc, y a-t-il un pas de plus de franchi?
Il faut encore travailler sur ce chantier pour sauver la femme de l’obscurantisme qui veut la garder à la traînée de la société musulmane.
Un dernier mot pour vos lecteurs? Le Maroc de demain?
L’ouverture est bien, mais non à la perte de l’identité. Nous devons garder notre identité marocaine plurielle. Je suis pour l’ouverture, mais pas au détriment de notre personnalité que nous devons défendre et préserver.
Je donne l’exemple de la langue française qui reste un moyen qu’il faut certes utiliser, mais sans oublier nos langues officielles. Comment peut-on imaginer un ministre de l’Éducation nationale qui dit publiquement qu’il ne connaît pas la langue arabe? Est-ce qu’un ministre français ou anglais peut dire qu’il ne maîtrise pas la langue de son pays ? C’est une honte !
Les identités plurielles sont une arme qu’il faut utiliser pour se protéger, car les effets néfastes actuels post-colonisation sont plus importants que lors de la colonisation !
Propos recueillis par Ali Lahrichi