Rêve et réalités de l’Union européenne
Par Jean-Yves de Cara
L’Europe ne fait plus rêver. Le temps de l’enthousiasme est passé. Le débat qui avait vu s’affronter fédéralistes et confédéralistes partisan d’une union fondée sur la coopération entre États souverains, ressurgit sous une autre forme. L’invective et l’ostracisme prévalent sur le raisonnement et la constatation que l’Europe n’est plus synonyme d’espérance mais d’administration pesante et opaque. L’Union européenne se veut une « communauté » au profit de laquelle les États ont limité, dans des domaines restreints, leurs droits souverains et dont les sujets sont non seulement les États mais également leurs ressortissants (Affaire 26/62 van Gend en Loos, 5 février 1963). Mais les nations sont de retour, bien décidées à « tenir leur rang ». Même l’ancien commissaire européen, négociateur zélé du Brexit, appelle à un « bouclier constitutionnel », alors que les juridictions suprêmes des États membres marquent, ici et là, leur résistance aux sentences de la Cour.
Sans doute, l’adoption du budget dans un cadre financier de sept ans (1 074 milliards €) par le conseil européen présidé par Mme Merkel et le plan de relance de 750 milliards d’euros lié à la crise sanitaire ont mis en exergue le poids de l’Union et marqué, pour certains, une étape irréversible. Encore faut-il relativiser. La Commission peut lier l’aide à des conditions, en particulier le respect de l’état de droit, comme l’illustre l’affrontement avec la Pologne et la Hongrie ; d’autres normes pourraient être imposées en matière d’environnement ou d’immigration. Il suffit aussi rappeler que les moyens de l’Union restent limités. Il y aurait lieu de trouver de nouvelles ressources, or aucune solution ne fait l’unanimité des États membres ; dès juillet 2021, des coupes budgétaires sont intervenues, en particulier pour les fonds du développement rural, pour la recherche-développement, et même pour les crédits destinés aux entreprises.
Le repli vers la nation tient à plusieurs facteurs. La dérive des institutions de l’Union européenne est générale. Le Conseil européen n’est pas le gouvernement de l’Union, pas plus que le conseil des ministres : ils sont des instances de négociation. Il n’existe pas de « souveraineté européenne » mais une coopération entre les vingt-sept nations. La présidence tournante de six mois du Conseil ne donne pas au titulaire la prééminence sur les autres institutions ; sa fonction est de définir un programme avec les deux autres membres du trio ― son prédécesseur et son successeur ― puis de préparer et coordonner l’action avec les autres institutions. Le Parlement européen pléthorique, partagé entre deux sièges qui sont un facteur de gaspillage apparaît impuissant, éloigné des préoccupations des citoyens. Le Président Giscard d’Estaing lui-même observait : « il n’est pas très important… il n’a pas de pouvoir politique ». Il constitue davantage le refuge des politiciens oubliés qu’un véritable législateur ou l’organe de contrôle des institutions : les motions de censure de la Commission sont rares et celle-là n’a jamais été renversée. Certes le vote du budget est l’occasion d’observations critiques mais la Commission ne met guère d’empressement à y donner suite.
Cette dernière, composée de fonctionnaires irresponsables, multiplie les réglementations et les contrôles, prend des initiatives entravant l’activité économique et commerciale ou les échanges extérieurs telles les règles nouvelles relatives aux investissements internationaux et au règlement des différends en ce domaine. En revanche les politiques traditionnelles de l’Union, telle la politique agricole commune, semblent négligées, alors même que la compétence exclusive de l’Union se limite seulement à quelques domaines. Aussi peut-on s’offusquer que des semaines de travail des fonctionnaires de la Commission soient consacrées à des futilités tel le guide sur la « communication inclusive » publié puis retiré par la commissaire à l’égalité, Mme Helena Dalli. Ce texte tend à un jargon visant à éradiquer les distinctions entre les genres, les âges, les races, les individus ou les communautés et à éliminer les stéréotypes culturels européens (fêtes ou prénoms chrétien).
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Le juge qui gouverne
La Cour de justice est devenue un juge qui gouverne, comme l’avait pressenti son président, Robert Lecourt (L’Europe des juges, Bruxelles, 1976), en devenant l’instigatrice d’un « fédéralisme normatif » qui a ébranlé les catégories de normes établies par les traités sous couvert d’effet direct et de primauté du droit communautaire. Elle a élargi la responsabilité des États dans la mise en œuvre de ce droit au-delà des procédures de manquement prévues par les traités ; elle s’est écartée des principes du droit international dont les traités lui imposent le respect tout en se substituant aux institutions internationales compétentes, notamment dans l ’affaire du Sahara marocain.
À cela s’ajoutent les scandales étouffés ou constatés qui flétrissent la réputation d’honnêteté des membres des institutions et des hauts fonctionnaires européens. Déjà en 1999, l’affaire Eurostat avait révélé des pratiques abusives puis, de façon peu glorieuse, la Commission Santer avait dû démissionner. La Commission Prodi devait réformer mais, dès 2003, les enquêtes parlementaires mettaient à jour des « pratiques troublantes », du « laxisme, des irrégularités patentes et des risques de fraudes sinon des fraudes proprement dites ». Récemment, l’affaire Pinxten (Affaire C-130/19, 30 septembre 2021) révèle la persistance des pratiques malhonnêtes et la solidarité entre des membres des institutions qui ne sont pas à la hauteur de l’éthique affichée.
La Cour de justice a constaté que ce membre de la Cour des comptes européenne s’est rendu responsable de manquements en poursuivant une activité non déclarée au sein de la direction d’un parti politique, en utilisant de manière abusive les ressources de l’institution (voyages à Cuba, Crans Montana, chasse à Chambord et en Belgique, voiture, carte de carburant) et en agissant de manière susceptible de créer un conflit d’intérêts avec une entité auditée. L’avocat général y a vu la « preuve d’un manque de jugement abyssal » et il a dénoncé le « non-respect éhonté et persistant des règles de conduite ordinaires » et l’abus « de ses fonctions pour s’enrichir personnellement ou favoriser ses intérêts privés ». Par-delà la décision de justice, l’affaire a mis à jour des relations étroites avec des membres de la Commission et de la Cour de justice dont huit membres dont le Président ont dû se récuser en raison de liens avec l’intéressé. L’affaire a débouché sur la mise en cause du Président de la cour des comptes soupçonné de recevoir des indemnités et des primes atteignant plus de 300 000 euros… L’Office de lutte antifraude (OLAF) chargé d’enquêter sur les affaires de corruption au sein des institutions paraît plus enclin à poursuivre d’un zèle policier des criminels imaginaires extérieurs aux institutions qu’à dénoncer les malversations internes de l’UE.
Dans ce délabrement, le « couple » franco-allemand apparaît évanescent. Le Traité de l’Élysée qui devait fonder cet axe est mort-né. La chancelière Merkel a fait accéder son pays, autrefois décrit comme un géant économique et un nain politique, au rang de puissance majeure dans le concert des nations et même de pivot de la construction européenne. Non seulement des positions clés dans l’UE sont occupées par des nationaux allemands (présidence de la Commission, de la Cour des comptes, de la Commission de contrôle budgétaire), mais l’Allemagne est devenue l’interlocuteur diplomatique privilégié des grandes puissances. L’effondrement du monde bipolaire a multiplié les périls et révélé la vanité des anciennes alliances. Alors que la défense et la politique étrangère européennes relèvent de l’illusion, l’État nation apparaît comme le cadre le plus sûr pour les peuples. La perplexité grandissante envers l’Union tient à l’affirmation qu’il n’y a pas d’alternative et à la constatation que les institutions sont en panne. Les marchés et les juges se substituent au suffrage universel pour faire la loi à la place des représentants des peuples.
Un autre choix est possible. Le Brexit a montré que la sortie de l’Union ne débouche pas sur le désastre même au pire moment d’une crise sanitaire mondiale. Malgré les délocalisations d’activités vers Dublin, Amsterdam, Francfort et Paris, la City demeure attractive pour la finance mondialisée et aucune de ces villes ne peut concurrencer Londres. Celle-ci conserve des compétences rares, une langue qui est celle des affaires et partage encore avec New York le titre de place financière la plus puissante du monde. L’accord de commerce et de coopération avec l’UE va au-delà d’un accord de libre-échange. Il prévoit, en particulier, des droits et des contingents nuls sur les échanges de marchandises conformes aux règles d’origine mais il couvre aussi un large éventail de domaines tels les investissements, la concurrence et les aides d’État, les transports, l’énergie, l’environnement…
Sans doute, la mise en œuvre des règles nouvelles appelle des ajustements et rencontre des difficultés tenant à la frontière irlandaise ou à la pêche, illustrées par le différend entre le Royaume-Uni et des pêcheurs français. Les débats en cours au Parlement britannique les mettent à jour mais révèlent aussi que le Brexit n’est pas le désastre annoncé. L’alarmisme réjoui de certains dirigeants du continent dénote une méconnaissance du pragmatisme et de la détermination du peuple britannique. En tout cas, le précédent anglais incite à réfléchir sur la nécessaire réforme des institutions et des pratiques de l’Union pour éviter que la vie quotidienne des nations « soient dominées par des règles arbitraires d’origine inconnue », selon le mot de Lord Frost lors d’un débat à la Chambre des Lords, le 16 septembre 2021.