Soufisme et charifisme, ou quand l’Algérie s’épuise à instrumentaliser le champ religieux contre le Maroc
Kamal F. Sadni (Géopoliticien)
La légitimité ! Un vocable très lourd en termes de consécration, d’identification, de positionnement et d’existence des institutions politiques, des acteurs détenteurs du pouvoir et de maintien de la stabilité et de l’ordre sur l’échiquier politique intranational. L’aspiration à asseoir la légitimité, qui fait partie de la symbolique du pouvoir, devient une sorte de hantise dans des espaces socio-politiques hermétiques. La quête de la légitimité est alors une arme à double tranchant notamment dans des systèmes en vase-clos par choix et non pas par obligation.
Dans son roman emblématique ‘Les chercheurs d’os’, Seuil, 1984), Tahar Djaout va au-delà d’une quête initiatique imposée par le récit pour s’interroger sur les arguments identitaires (le rapatriement des ossements) que son village natal, en Kabylie, le charge de vérifier et de consolider. L’Algérie d’aujourd’hui végète dans les mêmes marécages, la même tragédie identitaire. Elle le fait dans l’esprit de ‘L’escargot entêté’ (Rachid Boudjedra, Denoël, 1983). Une sorte de tentative de prêcher le faux pour avoir le vrai, comme hypothèse de départ, avant de finir en illusion amnésique pour contourner le réveil cauchemardesque de la réalité crue.
Il en ainsi de ce que des observateurs relèvent, depuis peu, dans la course effrénée des architectes des institutions politiques algériennes qui se démènent à fabriquer une légitimité outre que politique au sommet de l’Etat. Il est devenu évident que la musique de la lutte révolutionnaire et la sacralité du parti unique, en dépit des différents liftings réalisés dans la précipitation et l’amateurisme, ne trouve plus de mélomanes. Indifférents au début, quant à l’acharnement de certaines mouvances politiques algériennes à rappeler l’affiliation soufie du chef de l’Etat algérien -ce qui est légitime de par l’appartenance de sa famille à une lignée de soufis tidjanes, certains observateurs commencent à s’interroger sur l’objectif réel de l’insistance sur cette référence.
Il aura fallu du temps pour s’apercevoir qu’outre le fait de vouloir forger une ascendance confrérique incontestable au chef de l’Etat algérien, Abdelmadjid Tebboune, les commanditaires de la légitimité présidentielle, il y a l’insertion dans la démarche, de manière subtile, sa prétendue « ascendance idrisside ». Comble d’ironie ? Hérésie ? Plutôt, une détermination, frisant le ridicule, à se créer ‘une légitimité religieuse’, à défaut d’une légitimité institutionnelle sortie des urnes de façon démocratique que la majorité lui conteste.
Cacophonie des référentiels
Les institutions mises en place, depuis l’avortement du Hirak (2019-2021), la neutralisation d’un empoignée d’acteurs associés à la période Bouteflika (dans un esprit revanchard indéniable) et le retour en force d’autres vétérans s’apparentant la décennie noire (1991-2002) sont, aux dires de nombreuses sensibilités politiques algériennes, plus fragiles que jamais. Car ces institutions sont contestées par une grande majorité d’Algériens. Les faits le prouvent sans conteste : une grande abstention et un taux de participation très faible à l’occasion des différentes échéances électorales (élections présidentielles et parlementaires), le boycott du référendum constitutionnel, notamment parmi les populations des régions qui ne portent pas le pouvoir politique dans leurs cœurs.Tous ces développements méritent une lecture à tête reposée. La démarche en vaudra la peine.
Des constats s’imposent de prime abord. La référence aux affiliations soufies (Tijaniyya) et idrissides du chef de l’Etat algérien vise plus que l’imposition de ces deux ascendances aux Algériens et la revendication d’une légitimité religieuse. Elle se fait surtout en direction du Maroc (et peut-être un peu en direction de l’institution militaire algérienne au cas où celle-ci se résolvait à faire subir au chef de l’Etat actuel le même sort que ses prédécesseurs depuis Chadli Benjedid : une sortie par la petite porte. Le Tidjanisme a toujours été une sorte de cheval de Troie des décideurs algériens dans la guerre des symboles qu’ils livrent au Maroc depuis 1962. Le fait d’intégrer la dimension idrisside, donc dynastique, dans l’équation est autrement plus ahurissant –et curieusement faisant mouche auprès d’une bonne partie de la population algérienne en quête de repères identitaires.
Et ce n’est pas la première fois que ‘cette ascendance religieuse présumée’ est recherchée. Preuve en est le travail de titan que l’ancien président Abdelaziz Bouteflika avait consenti pour construire la mosquée d’Alger dans l’esprit de rivaliser ou d’éclipser la mosquée Hassan II de Casablanca. Entre dans la même logique, la course effrénée que l’Algérie a entreprise, depuis les années 1986, pour organiser des conférences rassemblant les Tidjanes d’Afrique pour revendiquer la légitimité originelle de la Tijaniyya. L’Algérie ne se lasse outre mesure de convaincre que la confrérie tijaniyya, dont le fondateur Sidi Ahmed Tijani repose à Fès, aurait éclos à partir de son lieu de naissance à Ain Mahdi. Et donc elle se dit en droit d’exercer une sorte de tutelle sur les Tidjanes en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Le deuxième constat : la quête du sharifisme. Les Algériens se vantent de l’ascendance sharifienne de L’émir Abdelkader. Une référence élogieuse tant il est vrai qu’en plus d’être un descendant de la zaouïa Qadiriya fondée par son grand-père, il serait confirmé par de son affiliation idrisside. Et donc dynastique. Justement, la formation doctrinale du grand-père de l’émir s’est faite, en grande partie, auprès des cheicks de la zaouïa derkaouiya marocaine et dans les artères de l’université al-Quaraouiyine.
Si bien que l’insistance des théologiens algériens sur l’ascendance tidjaniyya sur les autres confréries est contradictoire dans la mesure où, en leurs temps, toutes les confréries se complétaient et exprimaient leurs divergences sur la forme (chaînes mystiques et leurs transmission) et non pas sur la substance de l’enseignement et la pratique du mysticisme qui puisaient dans les mêmes sources. C’est ce double complexe de soufisme et de sharifisme qui hante la structure mentale des dirigeants algériens ou celle de leurs promoteurs idéologiques.
Or, là où les décideurs ou les chercheurs algériens tournent la tête, ils trouvent un indice, une évidence, un monument matériel et immatériel qui renvoie au Maroc. Même quand ils mélangent les repères, en matière de soufisme et de théologie orthodoxe, ils se perdent dans les analogies entre la Qadiriya, promue par les Turcs durant certaines phases de la présence ottomane (1516-1830) et la Qadiriya propagée par Cheick Abdelkrim Al-Maghili (1425-1505), un siècle plus tôt. Ceci sans omettre l’influence ou la distanciation des disciples de celui-ci par rapport à la Tijaniyya initiée par Sidi Ahmed Tijani (1738-1815), deux siècles plus tard. En somme, à chaque fois que les décideurs algériens creusent profond dans l’histoire, ils se trouvent, comble d’hérésie, ramenés, a quelques exceptions près, dans le giron marocain.
Ambition schizophrène : éradiquer le Maroc
Un complexe d’autant plus bavard qu’une large frange d’entre eux est, de ses propres aveux, d’origine marocaine. Et là où le bât blesse encore, c’est la vérité crue de l’absence de tradition étatique du fait que l’Algérie a été longtemps sous domination ottomane et française. Ceci, si on fait l’impasse sur les périodes où elle était sous le contrôle des dynasties marocaines. Et c’est effectivement cette vérité crue qui fait courir les planificateurs politiques et les historiens algériens, triés sur le volet, dans le but de s’inventer une identité distincte récusant les différentes influences étrangères, ottomane, française et marocaine. Le troisième constat est plus limpide : la confection sur mesure d’une légitimité soufie et du sharifisme au profit du président algérien ambitionne d’aller encore plus loin. Elle vise, comble d’irrationalité et de schizophrénie, d’usurper théoriquement la légitimité de toutes les dynasties qui ont gouverné le Maroc, depuis les Idrissides. Une sorte de reconquête virtuelle par l’absurde. Soufisme, sharifisme, ascendance dynastique, il ne manque qu’un élément à l’édifice virtuel : la référence à Ahl al-bayt, une descendance directe de la famille du prophète Sidna Mohammed. Le tour est joué. Mais comment ? En tombant dans les bars du prosélytisme chiite iranien. Des rumeurs, non confirmées, sur l’adoption par le président algérien du chiisme meublent les conversations durant les longues heures d’attente de se faire approvisionner en d’entrées alimentaires nécessaires.
Une chose est certaine, la connivence entre l’Algérie et l’Iran dans la manipulation des symboles religieux liés à la dichotomie entre sunnisme et chiisme n’est plus à prouver. De l’aveu de nombreuses sensibilités politiques algériennes, la mainmise des prosélytes chiites iraniens sur la société algérienne va croissant. Les deux pays y trouvent leur compte. D’une part, en jouant de l’obstruction contre le rayonnement spirituel du Maroc en Afrique subsaharienne. D’autre part, en mettant les bâtons dans les roues des prosélytes wahhabites saoudiens, des missionnaires turcs (endossant le brassard du laïcisme avec des objectifs mercantiles évidents) ou des minorités religieuses s’identifiant encore aux mouvances ibadites, bahaïes etc.
L’objectif, à n’en point douter, est foncièrement politique et idéologique. Et c’est dans cette perspective qu’il faut percevoir la collision entre le Hezbollah et le polisario avec la bénédiction des décideurs algériens et iraniens. De même que l’activisme du mouvement chiite libanais dans plusieurs pays africains. Il est une évidence que les historiens, et maintenant les politicologues, relèvent dans les processus cités plus haut : la course au leadership religieux que se livrent les Iraniens aux autres légitimités religieuses en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Initialement, le projet, une sorte de « smooth conquest » était envisagé de passer par le Maroc avec la manipulation de l’argument d’Ahl al-Bayt.
Effort vain. Le réseau des chiites libanais n’aurait pas été efficace, non plus. Alors, on s’essaie à la Tunisie et à la Mauritanie. Des résultats mitigés. Reste l’Algérie. Concordance des points de vue quant à l’hostilité idéologique au Maroc et aspiration à l’éclipser par n’importe quel moyen. Car, le Maroc dispose d’une institution sur laquelle se sont cassées de nombreuses têtes brûlées messianiques : la Commanderie des Croyants.
Et c’est le cas de rappeler ici un événement qui avait échappé, en son temps, à l’intelligence des observateurs. Téhéran abrite le 8ème Sommet islamique du 9-11/12/1997. Un sommet de la consécration de la reconnaissance par les pays musulmans de la légitimité de la révolution islamique et de contournement de l’embargo politique décrété par les Etats-Unis. Tous les chefs d’Etats des pays membres de l’Organisation de la Coopération islamique (rois, émirs et présidents) sont conviés.
Main dans la main dans la meilleure des illusions
Les planificateurs politiques et stratégiques iraniens confectionnent un plan ingénieux (pour ne pas dire machiavélique) en vue d’accréditer, au terme des travaux de la conférence, l’idée que l’Iran serait désormais de leader incontesté du monde musulman. Une sorte de messie, de sauveur éveillant l’Oumma islamique de son hibernation.
Compte tenu de l’organisation institutionnelle en Iran, le Guide suprême, ne gouverne pas ; il est au-dessus des institutions. Il y a un président élu qui lui gouverne, mais sous l’œil vigilant du Guide suprême. L’idée géniale était que le jour de l’inauguration de la conférence, l’ouverture, protocole oblige, se fait par le président iranien, Mohammad Khatami. Ensuite, alors que les participants attendent, le Guide suprême, Ali Khamenei, fait son apparition d’une loge surplombant la salle de la conférence et salue d’une main magnanime tout le monde. La messe sera dite : plus de commandant du monde musulman autre que le Guide de la révolution islamique.
Naturellement, le plan n’a pas marché comme souhaité grâce à la vigilance des pays qui ont une longue tradition étatique et une légitimité ancrée dans l’histoire. Ces pays ont préféré se faire représenter par des princes héritiers ou par un premier ministre comme fut le cas du Maroc. Depuis quelques années, l’Iran revient à la charge et sélectionne un pays, dont les institutions sont en souffrance de légitimité : l’Algérie. Et il n’est pas exclu dans les années à venir que le pays plonge dans un chiisme qui dépassera la seule conviction religieuse individuelle pour devenir une religion d’Etat.
Si bien que les planificateurs politiques et stratégiques algériens se devraient de méditer sur le précédent de Téhéran 1997. En jouant sur la légitimité religieuse pour damer le pion au Maroc, par l’ascendance soufie, sharifisme, kharijite (ou dynastique !) d’un chef d’Etat appelé à traiter des affaires plus terre à terre, ils perdent du temps et de l’énergie. L’insistance sur la dimension idrisside est une tentative de pêcher dans des eaux troubles pour rappeler des exemples du passé lointain où certains descendants, prétendument de la dynastie idrisside, se sont révoltés pour réclamer certains droits.
Cette insistance est accompagnée par deux manœuvres : l’organisation d’un colloque sur Abdelkrim El-Khattabi (mai 2022), et l’appel lancé, il y a quelques jours, parrainé par des médias interposés algériens, par de prétendus « républicains marocains » de se révolter contre la monarchie marocaine. Le premier événement fait l’éloge du séparatisme (pour conjurer celui de la Kabylie) en jouant de la diversion et mettant dans le même panier de ‘militantisme’ extirpée de son contexte historique et politique, Mohamed Abdelkrim El Khattabi et l’émir Abdelkader. Le deuxième événement appelle à la révolte contre les institutions marocaines et donc à la subversion pour semer la zizanie dans les esprits des marocains. Peine perdue.
De même qu’il serait édifiant d’épiloguer sur l’obsession des décideurs, historiens et juristes algériens à vider la notion d’allégeance de sa substance patrimoniale. Réitérant le plaidoyer de Mohammed Bedjaoui en 1974 devant la Cour internationale de Justice, et tout au long des quatre dernières décennies, ils récusent la dimension souveraineté qui est organiquement liée au principe de l’allégeance.Et pour cause, la reconnaissance de cette dimension donnera des arguments au Maroc pour rouvrir les dossiers des frontières et d’autres dossiers se rapportant à la propriété et aux disputes tombant sous le coup du droit privé.
Le ridicule ne tue pas, et il serait une insulte à l’intelligence des lecteurs que de relater, dans les détails, l’autre version de l’hérésie : la quête d’une ‘légitimité historique en insistant sur le fait que les Provinces du Sud furent le berceau ‘de la dynastie almoravide’ (1040-1147). L’hérésie est alimentée et véhiculée par la propagande anti-marocaine du Polisario, dont les dirigeants mordent aux affabulations de leurs protecteurs algériens pour s’inventer une existence antérieure à l’existence de l’Etat marocain.
L’ironie vient du fait que la Mauritanie réitère aussi la même revendication en disant que les Almoravides sont partis de ce pays pour la conquête d’une partie de l’Afrique du Nord (dont surtout l’Algérie), de l’Andalousie, de la Mauritanie et du Soudan. Les historiens modernes pourraient disserter, à n’en point se lasser, sur l’origine de l’Etat-nation moderne. Si certains historiens autochtones dans les pays voisins se mettaient à vouloir relever le défi des évidences historiques, ils pourraient bien découvrir des vérités qui ne leur plairaient pas : l’histoire de la région est antérieure à l’ethnologie militaire coloniale et aux arrangements post-Deuxième Guerre mondiale.
Les revendications doivent être appuyées par les preuves tangibles. Les Algériens peignent à en produire. Et chaque fois qu’ils avancent un indice, ils tombes des nues et sombrent dans le ridicule. L’affiliation soufie, le sharifisme et l’ascendance religieuse en général ne sont pas des produits étalés pour le compte de la propagande politico-idéologique dont cherchent à se servir des décideurs en souffrance de la seule légitimité qui vaille par les temps qui courent. Cette légitimité ne serait pas celle d’exceller dans la langue de bois ou de la fuite en avant, mais celle de tourner la page de l’insensé pour construire un Etat moderne, fier de son histoire d’ici et maintenant. Une légitimité qui récuse l’appel des sirènes de l’entêtement et des promoteurs de l’exposition d’ossements qui n’en peuvent plus de savoir à quel référentiel on va continuer à les associer.