Théorie de l’imprévision à l’épreuve de la pandémie Covid 19
« Qui dit contractuel dit juste », la formule d’Alfred Fouillé, philosophe et civiliste du 19e siècle, semble, de nos jours, créer controverse. Nous trouvons d’une part, les partisans de la théorie civiliste s’attachant au dogme de l’autonomie de la volonté et à la force obligatoire inébranlable à tout moment de la vie du contrat, interdisant toute révision judiciaire.
D’autre part, un autre courant du droit, notamment défendu par Portalis, l’un des fondateurs du code civil français, admet la possibilité de réviser le contrat lorsque l’équité et la bonne foi deviennent compromises.
Pour sa part, le droit économique est soucieux de l’équilibre dans les relations contractuelles et traque l’abus de puissance économique. Le contractant qui est détenteur de la puissance économique peut en raison de son pouvoir, sans vicier le consentement de son cocontractant l’amener à conclure et à exécuter une convention dont l’économie est en sa défaveur. Ainsi, le droit de la consommation organise la protection d’une catégorie de contractants réputés en situation de faiblesse et le droit de la concurrence, notamment avec le droit des pratiques restrictives de concurrence, vise à rééquilibrer les relations contractuelles en présence de situations de dépendance entre commerçants.
Si les mécanismes de contrôle et de sanction de l’abus de puissance économique dans le droit de la consommation paraissent efficaces à la protection de la partie faible contre les clauses abusives, il reste que le droit de la concurrence, dans sa finalité, organise la protection du marché, sans se préoccuper des relations interpersonnelles, excepté le droit des pratiques restrictives de la concurrence.
La théorie qui intéresse notre travail est l’imprévision qui présente des liens forts avec cette phase de pandémie de Covid 19. En effet le problème de l’imprévision se pose lorsqu’un contractant se trouve obligé d’exécuter une obligation, alors que la survenance de circonstances nouvelles et imprévisibles postérieurement à la conclusion du contrat, rend cette exécution beaucoup plus difficile et onéreuse. Or tel est le cas des contrats conclus avant cette période de pandémie, dont l’exécution est rendue compliquée pour plusieurs raisons, tenant à la déconfiture ou liquidation judiciaire des partenaires du débiteur, à une difficulté notoire d’approvisionnement due à la fermeture des frontières terrestres maritimes et aériennes, etc …
Devra-t-on soulager le cocontractant surchargé par les circonstances et modifier le contrat ou bien s’attacher à la force obligatoire du contrat. Telle est la problématique de ce travail.
Il est nécessaire de rappeler que les litiges contractuels peuvent faire l’objet de convention d’arbitrage légalement convenu entre les parties, notamment les litiges portant sur des contrats importants transfrontaliers. En effet, pour remédier à la lenteur de la justice étatique les parties préfèrent parfois recourir à la justice privée en prévoyant un règlement d’arbitrage, et échapper aux rigueurs juridiques des tribunaux conventionnels. De même les conventions internationales dont la primauté sur les lois nationales est confirmée par la constitution de juillet 2011, peuvent régir une situation de droit dont la solution est tout à fait différente de celle qui aurait été prévu par la loi nationale. En outre, le droit international privé détermine des règles de fond applicables aux litiges nés entre personnes de nationalités différentes, notamment concernant les contrats commerciaux conclus entre ces dernières.
Après ce rappel succinct de la diversité du cadre légal régissant le problème, nous nous attacherons à élucider la position du droit marocain et du droit comparé quant à l’admission ou le rejet de la théorie de l’imprévision.
- Rejet de la théorie de l’imprévision et interdiction de révision du contrat.
Les systèmes juridiques des Etats diffèrent quant à l’admission de l’imprévision pour réviser les contrats. On peut distinguer entre les régimes qui attachent au contrat un caractère social et qui par conséquent admettent la révision, et les régimes qui s’attachent au principe classique de l’autonomie de la volonté sans en tempérer la mise en œuvre.
Au Maroc, les détracteurs de la théorie de l’imprévision qui autorise la révision prétendent que cette révision est préjudiciable à la force obligatoire du contrat qui reste intangible au regard du droit civil, en raison du caractère impératif des obligations qui en découlent, qui doivent être honorées de bonne foi, et dont l’inexécution engendre la responsabilité civile contractuelle du débiteur défaillant, ouvrant droit au dédommagement.
Le principe de la force obligatoire du contrat dit Pacta Sunt Servanda, s’oppose à toute révision légale d’un contrat valablement formé même à la suite d’événements compromettant l’équilibre initial des prestations qui forment les obligations des parties, le contrat s’impose en conséquence aux parties et au juges.
- Les parties
Il est en principe interdit que l’un des contractants se rétracte unilatéralement, c’est à dire se délie par sa seule volonté de l’obligation souscrite par lui dans le contrat. Ainsi l’article 230 du DOC stipule que « les obligations contractuelles valablement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Ce texte attache une importance au contrat et signifie clairement que les conventions conformes aux prescriptions légales obligent les parties aussi fortement que peut le faire une loi.
Par référence à l’article 230, la modification d’une convention, la suspension de ses effets ou son anéantissement volontaire ne peuvent être décidés que d’un commun accord entre les parties.
Cependant l’exigence d’une commune volonté pour la révocation des conventions reçoit exception dans les trois cas suivants :
° Quand le contractant prévoit par le biais d’une clause spéciale, la possibilité d’une rupture unilatérale : exemple de la clause de remboursement anticipé dans les contrats de prêt.
° Quand le contrat suppose une confiance constante entre les parties : contrat de mandat.
°Quand le contrat est à durée indéterminée, on veut éviter des engagements perpétuels de longues durées : le contrat de travail permet la résiliation unilatérale après préavis, et nulle est la convention qui engagerait les services d’une personne à vie.
Si le contrat s’impose aux parties, il en est de même pour le juge.
- Le juge : Limites du rôle du juge marocain en face de l’imprévision
Si des litiges surviennent à l’occasion de l’exécution du contrat, le juge est tenu d’appliquer les dispositions du contrat telles que les parties les ont voulues. Le juge doit s’incliner et juger en tenant compte de la volonté clairement exprimée par les parties. Autrement dit, quand les clauses d’un contrat parfaitement valable sont claires et précises et ne sont pas illicites, le tribunal ne peut qu’en ordonner l’exécution. Il arrive cependant assez souvent que les clauses d’un contrat soient insuffisamment claires : il appartiendra alors au tribunal selon les termes de l’article 462 du DOC, d’interpréter le contrat ambigu contradictoire et incomplet, sans possibilité de dénaturer une clause claire et précise.
Si l’interprétation est de la compétence du tribunal, l’hostilité du législateur marocain à la théorie de l’imprévision n’habilite pas le juge à modifier les conventions puisque ceci équivaudrait à leur révocation partielle, et l’intangibilité du contrat lui interdit de le réajuster même en cas de survenance d’événements déséquilibrant l’économie de celui-ci comme c’est le cas actuel avec la pandémie Covid 19. On ne peut dire qu’il s’agit de lésion, qui est un vice de consentement qui suppose le défaut d’équivalence entre prestations des parties, dès la conclusion du contrat, or ici il s’agit d’un déséquilibre qui survient en cours d’exécution et non à la conclusion. On ne peut également prétendre qu’il s’agit de force majeure, puisque l’exécution des prestations, même devenue onéreuse, reste possible. L’inexécution reste imputable au débiteur, et tout recours à la force majeure justifiant la résolution du contrat reste exclue.
2. Admission de la théorie de l’imprévision en droit comparé
On distingue les contrats à exécution instantanée et les contrats dont l’exécution se prolonge dans le temps que ce soit au moment de la formation ou lors de l’exécution. Nous nous intéresserons aux contrats dont l’exécution est prolongée. Ainsi ce temps peut apparaître comme un milieu homogène, qui de la conclusion à l’extinction du contrat, ne connaîtra aucune perturbation. Sur ce postulat d’un temps homogène que rien ne peut venir affecter, les parties construisent un contrat où toutes les obligations sont déterminées et invariables. Mais le temps peut devenir un milieu hétérogène et des événements extérieurs à l’opération peuvent survenir. Des faits économiques, politiques, ou pandémiques imprévus, peuvent perturber le contrat, gênant son exécution, déséquilibrant les prestations réciproques des parties, pouvant aller jusqu’à empêcher l’exécution du contrat.
Si le législateur marocain reste hostile à l’admission de la théorie de l’imprévision, cette rigueur n’est pas concordante avec les législations d’autres pays qui sont plus attentifs à l’équité qu’aux exigences de la justice contractuelle. Les législations civilistes qui ont adopté la théorie de l’imprévision comme l’Italie, l’Egypte, et plus récemment la France dans leur droit interne, permettent au juge de réajuster dans une mesure raisonnable l’obligation devenue lourde et excessive à exécuter.
Au départ, issue du droit allemand, la révision pour imprévision a fait son entrée dans le Code civil français. Cette dernière représente même l’une des principales nouveautés issues de l’ordonnance du 10 février 2016 entrée en vigueur le 1er octobre.
Ainsi, le nouvel article 1195 du Code civil dispose :
« Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.
En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent demander d’un commun accord au juge de procéder à l’adaptation du contrat. À défaut, une partie peut demander au juge d’y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».
Par définition, l’imprévision suppose donc un changement de circonstances imprévisible au moment de la formation du contrat qui rend l’exécution du contrat excessivement onéreuse. Cette révision doit impérativement être précédée d’une tentative de renégociation entre les parties. En cas de refus ou d’échec, les parties peuvent convenir de la résolution ou demander d’un commun accord l’adaptation du contrat.
Enfin, à défaut d’accord dans un délai raisonnable, une partie peut demander au juge soit de mettre fin au contrat, soit de le réviser.
Il faut donc la réunion de ces conditions cumulatives susmentionnées pour bénéficier de la révision pour cause d’imprévision.
Il est en revanche à souligner que la théorie de l’imprévision reste inadaptée pour une catégorie de contrats portant notamment sur des choses périssables. En effet, dans ce cas, l’exécution du contrat, en cas d’événement imprévus, devient dans une large mesure impossible et non simplement excessivement onéreuse comme il découle de l’article 1195 du code civil. Dans ce cas le débiteur est en droit de se prévaloir de la force majeure puisque l’exécution est impossible et l’inexécution ne lui est pas imputable mais résulte de circonstances indépendantes de sa volonté.
La force majeure et l’imprévision ont en commun l’imprévisibilité de la survenance d’un événement postérieur à la conclusion d’un contrat, mais elles se distinguent en ce que la force majeure rend impossible l’exécution du contrat tandis que l’imprévision la rend excessivement onéreuse. Ainsi, si l’exécution des obligations résultant du contrat n’a pas été rendue impossible, mais seulement plus onéreuse, la force majeure ne pourra pas être invoquée. Il conviendra alors de se placer sur le terrain de l’imprévision.
Conclusion : L’imprévision, arbitrage entre équité et force obligatoire des contrats
La question touche une variété de contrats allant des contrats de fourniture et d’approvisionnement aux contrats de concession et certains baux de longue durée. Ces contrats sont conclus en considération des circonstances économiques normales qui prévalent au moment de leur formation et des évolutions prévisibles. Mais les conditions économiques peuvent changer par suite d’événements imprévus qui peuvent rendre les prestations plus onéreuses alourdissant ainsi l’obligation de l’un des contractants. On se trouve de ce fait devant un contrat initialement équilibré mais qui du fait de l’évolution imprévue de la conjoncture devient gravement déséquilibré. La révision se présente comme une alternative pour rééquilibrer la convention par le juge. Il s’agit d’une modification d’un acte juridique, en vue de son adaptation aux circonstances survenues ultérieurement à sa formation.
Le refus de réviser le contrat parait injuste et permet à l’autre partie de tirer injustement un profit injustifié du bouleversement de la conjoncture. Ces législations estiment que tout contrat comporterait naturellement une clause implicite dite rebus sic stantibus selon laquelle le contrat demeure ce qu’il est tant que les choses restent en l’état. La force obligatoire du contrat se justifie en temps normal, elle ne doit devenir source de déséquilibre.
En conclusion, il nous semble plus aisé de militer pour l’admission de la théorie de l’imprévision par le législateur marocain. Ainsi les partisans de la théorie de l’imprévision invoquent l’idée de bonne foi qui est consubstantiel au droit des contrats. Pour modérer le principe de force obligatoire du contrat, on peut donc avancer que le contractant dont les circonstances auraient allégé l’obligation manquerait au principe de bonne foi, s’il persistait à exiger une prestation dont la valeur a augmenté de façon importante. Ainsi peut-t-on affirmer que la révision pour cause d’imprévision concourt à la défense de l’équité dans les relations contractuelles. Ce constat est corroboré d’ailleurs dans les principes d’unidroit, dont l’article 6-2-2 fait allusion au fait que tout contrat comporterait naturellement une clause implicite rebus sic stantibus selon laquelle le contrat demeure ce qu’il est tant que les choses restent en l’état. Le législateur devrait à notre avis réfléchir à introduire cette théorie dans notre arsenal juridique. Une telle introduction serait la bienvenue en cette période de pandémie qui perturbe fortement l’économie et la société.
Youssef OUBEJJA, Docteur en droit.