Y a-t-il une critique littéraire au Maroc?
Dossier du mois
La parole aux écrivains et critiques
Abdellah Baida, écrivain et critique littéraire
Maroc diplomatique : Y a-t-il une critique littéraire au Maroc et à quels critères obéit-elle?
Abdellah Baida : Je dirais que tout dépend de ce que nous entendons par «critique littéraire». À ma connaissance et en toute subjectivité assumée, il n’existe pas de critique littéraire professionnelle dans le paysage littéraire marocain. Toutefois, il y a des personnes qui se penchent sur les œuvres littéraires pour les décortiquer, les évaluer ou les interpréter. Et ce sont là les grandes opérations qui constituent la critique : l’évaluation d’un produit littéraire en décodant ses messages.
Il est possible d’identifier deux catégories qui appliquent plus ou moins ces opérations : les universitaires (ou plus globalement les chercheurs) et les journalistes. Mais il est légitime de se poser la question : sont-ils vraiment des critiques littéraires? Disons qu’ils sont ce qu’il y a de plus proche des critiques littéraires. Les études universitaires sont dominées par des approches qui tentent d’appliquer des théories précises et s’expriment dans un jargon propre aux initiés. Ce ne sont donc pas des «lectures» qui s’adressent à la masse. On peut tout de même constater quelques exceptions: des universitaires qui pratiquent une critique littéraire d’assez bonne qualité. L’autre catégorie est constituée de journalistes qui visent surtout à informer le public à propos des nouveautés. Il est rare de voir dans la presse un article de fond consacré à un livre. On présente souvent les livres en reproduisant les éléments de la 4e de couverture ou en interviewant l’auteur. Il est déplorable que certaines productions soient le fruit de copinage ou motivées par des raisons très lointaines de la préoccupation esthétique. Ceci nuit malheureusement à la littérature et encourage la médiocrité.
À part la critique journalistique qui est faite pour annoncer et présenter un livre, la critique littéraire en bonne et due forme n’est donc pas vraiment présente. Est-ce faute de personnes spécialisées?
Oui, je crois que le métier de critique littéraire n’existe pas au Maroc. Il n’y a pas de spécialiste et il n’y a pas non plus des structures favorisant l’épanouissement d’une telle activité. J’entends par structure des magazines spécialisés ou des émissions à la télé ou à la radio. Par ailleurs, la demande n’est pas non plus au rendez-vous; peu de gens cherchent à suivre ce genre d’actualité.
La fonction de l’écrivain n’est-elle pas aussi de lire les autres, de décortiquer les œuvres littéraires produites et de porter un regard sur la littérature afin de créer le débat?
Non, je ne le pense pas. La fonction d’un écrivain est d’écrire. Il peut cependant être un lecteur avisé parce qu’il connaît de l’intérieur l’univers de l’écriture. Dans ce sens, il arrive que certains écrivains participent au débat autour des productions littéraires, ils donnent leur point de vue et tentent de défendre ou de partager leur conception de l’écriture. Ce n’est pas la mission de l’écrivain, mais c’est très enrichissant à divers niveaux.
Y a-t-il vraiment une littérature marocaine sachant qu’elle n’a pas une grande Histoire et qu’elle est encore en débat contre elle-même afin de se trouver un aspect qui lui serait propre?
La littérature marocaine existe bel et bien, elle est d’une grande richesse. Les productions en français et en arabe sont les plus dominantes, mais il existe aussi une littérature amazighe et des œuvres en darija… Cette diversité linguistique est très importante et constitue une des spécificités de cette littérature. La littérature de langue française a vu le jour au Maroc il y a environ une soixantaine d’années et elle a fait un assez beau parcours alors qu’au lendemain de l’indépendance on lui avait prédit la disparition!
On a tendance à dire que la bonne littérature marocaine est celle qui s’est faite pendant les années 70 et que depuis il n’y a plus vraiment de grands livres. Qu’en pensez-vous?
Il est vrai que le parcours de la littérature marocaine a été marqué par certaines figures qui ont beaucoup compté dans l’histoire de ce pays aussi bien par la force de leur écriture que par leur engagement sociopolitique. Ils répondaient aux besoins d’une époque. Mais il ne faut pas demeurer absolument nostalgique et ne regarder que vers le passé. La littérature évolue, les modes d’écriture et les thématiques changent… D’autres générations ont suivi celle des années 70 et ont produit de très belles œuvres. Actuellement, le nombre de ceux qui écrivent et publient ne cesse d’augmenter, les maisons d’édition se multiplient, le nombre des prix littéraires est aussi croissant… Cet élan est capable de finir par donner de très bonnes productions. Je suis optimiste.
Il y a une certaine effervescence culturelle et un foisonnement de la production littéraire de talents et de plumes qui émergent. Pourtant il y a un manque d’intérêt de la part des lecteurs. Est-ce un dénigrement ou un rejet de tout ce qui est local ou est-ce que la culture est quelque chose de superficiel pour les Marocains?
La lecture n’a jamais fait partie de notre culture, elle avait toujours été l’occupation d’une toute petite minorité. Dans la majorité des maisons, il n’y a pas de bibliothèque, il n’y a même pas de livres. C’est un problème. L’école a une grande responsabilité et un grand rôle à jouer… Mais, hélas, notre école est actuellement malade et il est difficile de compter sur elle. Ce qui fait chaud au cœur, ce sont ces initiatives qui naissent parfois sur les réseaux sociaux, menées par des jeunes et consacrées à la lecture. Il m’est arrivé d’être invité par ces jeunes et le débat est vraiment intéressant, ils avaient lu et décortiqué mon roman, leurs questions étaient en conséquence très intelligentes. Ces initiatives, il faut les encourager et en créer d’autres. En même temps, il faut chercher d’autres voies. J’ai toujours rêvé de voir nos hauts responsables se promener avec un livre d’auteur marocain à la main, ou citer des passages ou parler d’un roman qu’ils ont lu. Ceci aura un grand impact parce que les gens agissent par imitation : quand au sommet de l’État, on adopte un comportement, la majorité suit de même.
Que faut-il faire pour susciter une critique littéraire digne de ce nom?
Il faut former des critiques littéraires. Mais bien sûr, ce ne sera pas suffisant. C’est toute une machine dont les rouages sont liés. Quand ça grince quelque part, tout le fonctionnement général s’arrête ou avance en boitant. Il faut une production de qualité, un travail d’édition digne de ce nom et un accompagnement du livre et de sa diffusion. Il faut des lecteurs et des espaces de lecture agréables. Grosso modo, il nous faut un paysage littéraire en bonne santé.