Zones de prospérité partagée et asymétries géopolitiques stériles
Hassan Hami*
Une affirmation souvent citée par des théoriciens des relations internationales selon laquelle, ‘’Les régimes démocratiques ne partent pas en guerre les uns contre les autres’’. Ils insinuent que seuls les régimes autoritaires font la guerre et sont, par conséquent, une menace pour la paix et la sécurité mondiale.
L’histoire a pourtant démontré qu’il n’en est pas toujours le cas. Des forces politiques dans des pays, dits démocratiques, accèdent au pouvoir par les urnes. Ensuite, elles font une illustration éloquente à la fois de l’autoritarisme et du mépris de la démocratie dans sa perception occidentale.
L’actualité internationale le démontre de belle manière dans des pays européens, dont les dirigeants au pouvoir font fi des revendications de la majorité des citoyens qui les ont élus. Incapables de se faire une raison, ils se lancent dans des aventures guerrières directes ou par agents interposés.
Ayant penché sur la question depuis plusieurs années, je reste toujours perplexe. Mais chemin faisant, je fais un constat. Ce constat se résume dans la problématique suivante: dans chaque sous-région revêtant une signification géostratégique importante, il y a deux acteurs étatiques au moins qui se disputent le leadership, dont un n’entend pas parler de paix et de stabilité tant que les rapports de force sont en sa faveur—du moins, il le croit.
Alors, cet acteur fait de la neutralisation ou la tentation d’écraser son adversaire potentiel, son sacerdoce, et sa doctrine militaire. Parler de démocratie dans ce cas de figure est une sacrée plaisanterie. Cette configuration excite bien sûr dans plusieurs zones des problèmes. La caractéristique de celle qui intéresse cet article est le refus ou la myopie des acteurs concernés à ne pas opter pour une logique inverse, celle de la coopération et de l’interdépendance positive.
Il est vrai que les régimes, dits démocratiques, ne recourent à la force que par obligation, ou en cas d’absence d’alternatives, les mettant à l’abri de s’y engouffrer. Ils favorisent les politiques de coopération, d’intégration, d’inclusion, et d’ouverture sur l’avenir, tant que cela ne les met pas en contradiction avec les principes qu’ils affichent. Ils le font par l’économie.
Si bien que ces régimes créent les conditions de la complémentarité et non pas celles de la neutralisation ou de l’exclusion. Ils ont cependant un dénominateur commun: ils avaient, à travers leurs histoires respectives, fait la guerre les uns aux autres, à des époques où ils n’étaient pas qualifiés de démocraties avérées. Tel ne serait pas le cas pour d’autres forcés inlassablement de croiser le fer avec leurs voisins.
La première affirmation est très optimiste pour être vraie dans tous les cas de figure. La question qui demeure en suspens est la suivante: si les pays, dits démocratiques, ne font pas la guerre les uns aux autres, quelles sont les conditions qui leur permettent de privilégier et d’entretenir la paix?
Codéveloppement contre hégémonie feutrée
Premier constat, ces pays sont passés par des étapes avant d’atteindre le stade de la coopération et de l’intégration qui serait les leurs. Il y a eu, sans doute, des moments où des relations asymétriques ont prévalu. Il y a eu un moment où l’acteur majeur (ou une coalition d’acteurs) a décidé que la paix et la stabilité se fassent par le renvoi de l’ascenseur et qu’elles doivent se réaliser dans l’interdépendance et non pas dans la dépendance ou l’interdépendance unilatérale.
La pérennité de l’ascendance de l’acteur majeur dépendait de sa décision stratégique de servir de locomotive pour réaliser la prospérité partagée, même si son ambition est de rester le meneur de jeu.
Les Etats-Unis l’ont fait pour l’Europe au lendemain de la Première et de la Deuxième Guerres mondiales. Les Etats-Unis et certains de leurs alliés occidentaux l’ont également fait au profit des Tigres asiatiques. L’objectif déclaré dans les deux cas était de faire face à l’URSS, au Japon, et à la Chine tout en contrôlant l’élan de l’émancipation constaté chez ces pays émergents.
Les Etats-Unis et certains pays européens l’ont également fait pour ramener l’Espagne, le Portugal, et la Grèce dans leurs orbites, après avoir défait les régimes autoritaires sévissant dans les trois pays.
Les accords de libre-échange constituent une variante de ce processus d’intégration. S’il est vrai que ces accords sont la résultante directe de la mondialisation enclenchée depuis la mi-1970s dans le cadre du paradigme de ‘’l’interdépendance complexe’’, ils n’en restent pas moins une poussée dans l’échaudage d’un système international en permanent réajustement géopolitique.
La configuration « accords de libre-échange bilatéral » est certes dominée par un acteur majeur, mais elle s’inscrit surtout dans la logique ‘d’effet d’entrainement’ ou ‘d’intégration sectorielle progressive.’ Les perdants sont ceux qui n’arrivent pas à maintenir la cadence ou la pèche par trop de laxisme.
Dans cette perspective, deux composantes: d’une part, la composante « Effet d’entraînement » et, d’autre part, « Zones de prospérité partagée. » Pourquoi cela a marché dans certains sous-systèmes et a échoué (ou connu des difficultés) dans d’autres?
Je retiendrai le cas de sous-systèmes où l’égalité relative entre les acteurs concernés a, pour un certain temps, empêché le processus d’être véritablement enclenché. Une durée relativement longue, mais certains acteurs en ont tiré les conclusions et décidé de sortir de la situation désespérée d’attentisme sans lendemains meilleurs.
Il y a des sous-systèmes régionaux où toutes les conditions pour l’intégration économique et l’entente politique sont réunies, mais qui vengèrent dans un état hallucinant de suspicion et de manque de confiance flagrant. Outre l’insécurité psychologique qui couve chez leurs décideurs, il y a aussi l’absence d’une volonté politique réelle de se mettre en question ou de faire un effort sur soi-même pour trouver la faille de la non-intégration.
En matière de concepts ou de paradigmes explicatifs, les observateurs avertis ont l’embarras du choix. Premièrement, il y a des syndromes qui entretiennent des complexes à la fois existentiels, identitaires, et sécuritaires. Viennent en tête de liste, la doctrine de l’encerclement, la menace extérieure, ou la jalousie congénitale. Les acteurs qui en souffrent s’évertuent, sans succès apparent, à réinventer l’histoire ou à fabriquer un âge d’or virtuel auquel personne ne croit, y compris ceux qui peaufinent ses multiples scénarios pour leur compte. Dans la région du Maghreb, l’Algérie, la Libye, et la Mauritanie passent pour en être champions.
Deuxièmement, il y a la volonté de corriger une erreur historique ou réparer une injustice commise par la colonisation ou par des arrangements écrits, mais jamais respectés comprenant des conventions sur les frontières, des garanties de non-agression et de neutralité dans les conflits opposant les signataires à un acteur étranger.
Troisièmement, il y a les différentes interprétations données à l’irrédentisme. Ce concept explique parfaitement les deux premiers syndromes. La solution vite en besogne, qui traduit le consensus sur l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, n’a pas résolu de nombreux litiges frontaliers. Si ce consensus a été généralement respecté en Afrique, de 1963 à 2000, il a volé en éclat depuis lors, dans la foulée de confrontations militaires frontalières sur d’autres continents, y compris en Europe.
Les Balkans sont l’exemple le plus éloquent, mais d’autres litiges (ou conflits gelés) attendent la première étincelle pour plonger les sous-régions concernées dans une instabilité aux lendemains incertains. Le conflit ukrainien et les litiges frontaliers dans le Caucase du Sud, en Asie centrale, l’Asie occidentale, l’Asie sud-ouest, entre autres, donnent une indication indéniable.
Quatrièmement, il y a la perception d’une insécurité politique et stratégique permanente. En Afrique du Nord, le cas le plus flagrant est celui de la phobie, que ressentirait une bonne partie de la classe politique mauritanienne. Cette phobie entretient l’idée que le Maroc n’aurait pas abandonné ses convoitises expansionnistes à l’égard de la Mauritanie bien que le pays l’ait reconnue en 1969.
Cette phobie est alimentée et entretenue par l’autre voisin, en occurrence, l’Algérie. Cette dernière garde la bouche cousue sur les révélations contenues dans les mémoires de l’ancien président mauritanien, Mokhtar Ould Daddah, publiées en 2003. En effet, ce dernier écrivait que le président Houari Boumediene lui aurait proposé la constitution d’une confédération entre les deux pays, une fois que le dirigeant mauritanien renoncerait aux négociations tripartites (Espagne, Maroc, Mauritanie en 1975) ayant débouché sur l’accord de Madrid.
La hantise sécuritaire algérienne explique la phobie qui, depuis des mois, s’empare des décideurs algériens, à la suite de l’évocation anodine de la question du Sahara oriental arraché au Maroc par la colonisation française avant son indépendance en 1956 et rattaché, de force, à l’Algérie qui en hérite la possession en 1962.
Des voix indépendantes s’élèvent également en Tunisie et en Libye pour avancer les mêmes arguments, à savoir que l’Algérie a hérité de territoires qui leur appartenaient. Elles clament la responsabilité de la France et lui demandent de prendre ses responsabilités et rend publiques les documents secrets y afférents.
La même hantise sécuritaire, revêtant une représentation irrédentiste, peut être observée dans les relations entre la Mauritanie et le Sénégal, entre Irak et le Kuweit, entre le Liban et la Syrie, entre les pays ex-Soviétiques et la Russie, entre la Chine et certains pays d’Asie centrale, entre la Turquie et l’Asie centrale (identité turcique et ambitions de dividendes politiques potentielles), le Mexique et les Etats-Unis (Arizona, Californie, Nouveau Mexique), l’Uruguay et l’Argentine et le Brésil, le Taiwan et la Chine, etc.
Cinquièmement, il y a le syndrome de la main tendue sans répondant, de la nostalgie coloniale sans illusion, et de la rupture injustifiée. Dans cet exercice, l’Europe passe pour être maitresse. L’Europe est coincée dans un triangle qui lui laisse peu de marge de manœuvre. Elle se veut atlantiste, nordique, et orientale. Cependant, par le fait de la gravité, elle est tirée vers son voisinage méditerranéen de la rive sud. Dans ses quatre postures, l’Europe est hantée par l’insécurité psychologique permanente et le souci de perdre ce qui lui reste d’influence face aux puissances émergentes qui commencent à la dégager de ses anciennes possessions et reculs stratégiques classiques.
Plus nuancée encore, est sa préoccupation par rapport aux questions migratoires et du droit d’asile qui résultent, en partie, de ses politiques de deux poids, deux mesures; une sorte de schizophrénie incurable. Maintenant, l’Europe est empêtrée dans ses nombreuses contradictions, dues aux négociations difficiles et à la mise en œuvre laborieuse de l’Union européenne en 1993.
L’Union européenne n’a jamais été sincère dans la culture du narratif sur l’ancrage de l’Afrique du Nord à l’Europe pour juguler la migration, les réseaux du crime organisé, la promotion des droits de l’homme, etc. Elle l’a été encore moins vis-à-vis des anciens pays d’Europe de l’Est. Le même constat s’applique au Partenariat oriental dirigé vers les anciennes républiques ex-Soviétiques du Caucase du Sud. L’Union pour la Méditerranée, pour sa part, était une sorte de construction sans avenir prometteur que l’Allemagne a concédée à la France pendant qu’elle s’évertuait à assurer sa sécurité énergétique vis-à-vis de la Russie.
La géopolitique du seau percé un saut dans l’inconnu
L’Europe post-guerre froide a bluffé Mikhail Gorbatchev et, plus tard, Recep Tayyeb Erdogan. Le premier en lui faisant gober l’idée que la fin de la Guerre froide constitue l’ouverture des portes de l’Europe au profit de la Russie et son entrée dans une phase de relations basées sur l’interdépendance positive. Les États-Unis ont en décidé autrement.
Erdogan, pour sa part, a cru un moment que la casquette d’une Turquie laïque (avec un Islam modéré et pragmatique) était suffisamment séduisante pour accélérer le processus d’intégration à l’Union européennes. Une chose qui viendrait faire de l’appartenance de la Turquie à l’Otan une bénédiction au lieu d’être un fardeau Cette adhésion serait en outre une arme de dissuasion contre la Russie, tant la compétition voire la rivalité entre Ankara et Moscou est endémique. Les ambitions de la Turquie (et d’Erdogan plus particulièrement) ont été refroidies par la connivence de Paris et de Berlin, mais aussi par les suspicions des anciens pays d’Europe centrale et des Balkans qui faisaient parties de l’empire ottoman.
Les monarchies du Golfe, notamment les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite, ont bluffé les acteurs de la contre-révolution arabe, utilisés, pour faire achopper les maigres réalisations du printemps arabe. L’Égypte, tout d’abord; ensuite, la Tunisie. Le Maroc et la Jordanie ont été, à un moment, intégrés dans cette perception, mais les deux pays, instruits par les expériences du passé, sont restés à l’écart de la course au leadership des nouveaux acteurs dits de ‘la deuxième nouvelle génération de dirigeants arabes.’
Sur une note plus globale, les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) auraient pu résoudre le puzzle yéménite, qui chamboule l’échiquier géopolitique depuis les années 1950s, s’ils avaient inclus ce pays dans l’équation stratégique et ne pas l’exclure, notamment après la réunification yéménite en 1990. Ils auraient pu résoudre le dilemme-casse-tête créé par Lawrence d’Arabie (1916–1918), plébiscité théoricien de l’insurrection par excellence, et les accords Sykes-Picot de 1916 sur la configuration de partage du Moyen et Proche Orient, en pleine Première Guerre mondiale (1914–1918).
Peut-être, ces derniers mois, l’Arabie saoudite et certains pays du Moyen Orient ont-ils compris que l’entretien de leur recul stratégique, par l’exercice d’un protectorat sur des pays comme le Liban ou la Jordanie, sans parler de la Palestine, est révolu. La réadmission récente de la Syrie au sein de la Ligue des Etats arabes, à l’occasion du Sommet de Djeddah, le 19 mai 2023, serait-il une invitation à Damas de ne plus intervenir au Liban et une perche tendue pour qu’il ne se laisse pas entièrement engloutir directement par l’Iran ou via son bras avancé dans la région, le Hezbullah; a moins que ce ne soit une manœuvre subtile de la part de l’Arabie saoudite et certains pays du Golfe, d’avoir une part consistante dans la reconstruction économique programmée de la Syrie.
Si le système international connait des mutations en permanence, celles-ci se sont accélérées durant les trois dernières décennies. Elles le seront davantage dans la phase transitoire post-Covid. Preuve en est les récentes rencontres au sommet entre la Russie et la Chine (mars 2023) et la Chine-pays d’Asie centrale (mai 2023) qui viennent s’ajouter ou consolider les partenariats inscrits dans l’agenda des organisations sécuritaires régionales telles que l’Organisation de Coopération de Shanghai (sept 2022), le Sommet des G7 (mai 2023), etc.
Ces développements ont valeur de démonter la volonté de certains acteurs de restructurer le système des alliances traditionnelles, sinon d’inverser l’ordre du jeu de la gouvernance stratégique mondiale. A cet égard, force est d’observer le comportement de la Chine qui se voit entrainée, malgré elle, dans les labyrinthes de la politique internationale. Elle poussée à s’exercer dans la parité stratégique à l’égard des Etats-Unis. La Chine n’en a pas les moyens pour l’instant, malgré les apparences et le surdimensionnement.
Alors, on revient à la question de départ : pourquoi pas ne pas revenir à l’idée de « l’effet d’entraînement salutaire » pour créer des « zones de prospérité partagée » et résoudre, en grande partie, les questions en suspens en attendant de faire mieux pour le reste? C’est possible, car cela permettrait aux acteurs concernés de corriger les erreurs d’appréciation d’antan et faire amende honorable par la même occasion.
N’y aurait pas d’éthique en politique étrangère, serait-on tenté de conclure? Pas du tout, devant nos yeux, un modèle est en train de prendre forme, malgré les vicissitudes du passé. Il s’agit de l’échafaudage d’un partenariat tripartite, Maroc, Espagne et Portugal. C’est tout le sens de la candidature commune pour abriter la coupe du monde de football de 2030. Le Maroc est un partenaire crédible. Il le prouve chaque fois que les enjeux stratégiques d’importance se présentent et le mettent à l’épreuve.
L’Espagne est une puissance européenne montante. Il le fait d’une manière discrète, en dépit des nostalgiques de la période coloniale et les agissements démodés d’une partie de la gauche révolutionnaire transnationale. Bientôt, l’Espagne atteindra un niveau tel qu’elle peut dépasser d’autres voisins européens en perte de vitesse depuis une décennie au moins. Elle a l’expérience des relations tumultueuses avec le Maghreb et elle sait où la boussole de la géopolitique mondiale est tournée présentement.
Le Portugal prend l’élan de l’émergence et emboîte le pas à son voisin espagnol et lorgne l’Afrique qu’elle connait si bien de par son passé colonial et ses duels croisés avec le Maroc sous différentes dynasties.
Le Maroc, en effet, grâce à son histoire et son ancrage culturel et géographique, connait très bien l’Afrique subsaharienne. Il fait du codéveloppement et de l’interdépendance économique bénéfique sa ligne de conduite en politique étrangère. Il le démontre dans ses relations traditionnelles avec le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon, pour ne citer que ces pays Il est entendu parce que crédible. Effet d’entraînement et prospérité partagée! Oui, c’est possible. Il faut, simplement, de la détermination la persévérance. Le Maroc, l’Espagne, et le Portugal ont de l’énergie à revendre pour y arriver.
*(Géopoliticien)