Comment le Manifeste du 11 janvier 1944 a été préparé et présenté
Par Hassan Alaoui
Le Maroc célèbre, ce jeudi 11 janvier 2018, le 74ème anniversaire du Manifeste de l’Indépendance. Peut-être une grande partie du peuple marocain – notamment les jeunes – ignore-t-elle jusqu’à l’existence même de cette date, sa signification historique, sa portée politique qui continue de nous interpeller…
Le 11 janvier 1944, de jeunes nationalistes marocains, près de 70 dont une femme, Malika Fassi, s’étaient constitués en Comité pour poser, pour la 1ère fois, la revendication de l’indépendance du Maroc du joug colonial français. Cela faisait 32 ans que le Maroc, en vertu du Traité de protectorat signé, le 30 mars 1912, à Fès, vivait sous la tutelle française que les élites et le peuple marocains secouaient vaille que vaille, parfois dans le désordre et sans direction politique fédératrice. Les militants nationalistes marocains avaient soumis auparavant le texte du Manifeste au Sultan Mohammed V, en catimini, avant de le remettre aux autorités françaises d’occupation.
Sous l’égide du Souverain, ils venaient ainsi de jeter les bases d’un combat organisé, méthodique et planifié. Par son contenu, sa présentation et la manière avec laquelle il était publié, par le fait aussi qu’il avait l’aval et le soutien du Roi Mohammed V, le Manifeste du 11 Janvier 1944 prenait des allures d’une revendication d’autant plus politique qu’il était le premier acte officiel et concerté entre les tendances, et jusque-là disparates, du Mouvement national. Ce dernier pouvait revendiquer, à partir de ce jour, à la fois un leader, Mohammed V, et un programme autrement dit la charte revendicative.
Mais il y avait aussi une autre dimension : le texte du Manifeste, qui avait soigneusement été préparé, avait été adressé – et c’est l’intuition des jeunes militants – également aux puissances européennes et aux représentants des Etats-Unis, de la SDN (Société des Nations et ancienne ONU) et aux gouvernements de plusieurs autres pays. Tant et si bien que le texte, qui connut une large diffusion, avait eu une portée internationale certaine. De la même manière, il constituait aussi l’aboutissement d’une résistance, feutrée certes mais active à l’occupation coloniale qui connut en 1930, à l’occasion de la promulgation du Dahir berbère, son point culminant. Une série de manifestations populaires avaient éclaté, notamment à Fès où, du fin fond de la médina en effervescence, à l’instar d’un défi, déchirant le ciel agité, avait surgi alors le cri de Yahia al-Malik ! Un tocsin ! Cependant, si la résistance était spontanée, voire même dispersée, matée de surcroît avec férocité ici et là, le Manifeste du 11 janvier lui conféra les sérieuses assises, la structure organique et une légitimité à toute épreuve, dès lors que feu Mohammed V en devint le guide et le leader.
Une alliance objective, mais fondée sur un même principe de combat pour l’indépendance, était née ce jour-là au grand dam de l’administration coloniale, jusque-là convaincue d’avoir mis au pas les militants nationalistes. Cette administration avait beau intimider ici et là ces derniers, procéder à l’arrestation massive des uns et des autres, notamment à Fès, Rabat et Casablanca, répandre la terreur dans les foyers et faire de la répression la seule réponse à leur revendication, rien n’y faisait. La conjonction entre le peuple et le Roi emmuré, surveillé et contrôlé mais actif et mobilisé dans sa conviction, résistant jusqu’au bout, s’était réalisée comme une étape historique nécessaire envers et contre tout, une merveilleuse synthèse qui constituera la catalyse à la lutte de libération nationale.
A lire rétrospectivement le texte du Manifeste, à regarder la manière dont le problème de l’Indépendance avait été posé, nous restons frappés par la force de la revendication qui marqua le contenu du texte, à un moment où le monde sortait difficilement de la Deuxième Guerre mondiale, où la France pansait ses plaies et sortait de l’occupation nazie. Dès les premières lignes, les signataires réclamèrent l’indépendance du Maroc dans son intégrité territoriale sous l’égide du Roi Mohammed Ben Youssef. L’indépendance, bien sûr et rien d’autre, mais sous l’autorité du Roi, guide légitime, et seul garant de l’unité et le symbole de la souveraineté. Il y avait, à l’évidence, une subtile dialectique dans le propos qui posait la libération comme principe cardinal, ensuite la légitimité indiscutable de feu Mohammed V comme Roi et unique représentant de tous les Marocains. Enfin, les uns n’allant pas sans l’autre, cette exigence que la libération du Maroc ne pouvait s’effectuer que dans ses frontières naturelles et dans l’intégrité territoriale du Royaume. Le programme était ainsi tracé et les objectifs définis. Une « feuille de route » qui servira de socle fondateur à laquelle s’attacheront aussi bien le Roi que les nationalistes marocains autour de lui.
Une stratégie a tout de suite pris forme, adaptée aux circonstances nationales, mais en corrélation aussi avec les textes qui fleurissaient un peu partout dans le monde à cette époque sur les mouvements de libération nationale. Aussi bien dans le monde arabe qu’en Asie – notamment en Chine et au Vietnam – ou en Afrique…Ce n’est pas par hasard, en effet, que des années plus tard, suscitant des échos d’admiration en Afrique et en Asie, le combat de Mohammed V fut évoqué comme une forte illustration de l’engagement politique, fait de sagesse et de détermination. Ce n’est pas non plus un hasard si les autorités coloniales françaises , mesurant la profondeur des liens qui unissaient le Roi et son peuple, n’en démordirent pas une seconde pour briser ce lien sacré et en découdre avec le guide de la nation, propulsé désormais sur la scène nationale et internationale comme un leader dont la force de conviction, l’esprit de sacrifice pour son peuple, la vision lointaine allaient de pair avec le charisme que dégageait sa personne.
Il aura fallu aussi une véritable camarilla, une campagne sournoise d’intrigues et de complots en sous-main, menés par le général Juin et des soudards de sous-préfecture, pour réussir à exiler, un matin du 20 août 1953, le Roi et sa famille, le contraindre de force à quitter son pays et à s’éloigner de son peuple. La forfaiture ! Pas d’autre mot en effet pour qualifier le complot d’un groupe de connétables envers la personne qui incarnait l’histoire millénaire du Maroc et portait tous les espoirs du peuple en lui.
La répression qui suivit la publication du Manifeste du 11 janvier et la réunion au Palais Royal de Rabat entre le Souverain et les nationalistes était féroce. Elle n’avait d’égale que la résolution coléreuse mais calme et froide de Mohammed V à défendre la liberté de son peuple et l’indépendance de son pays. Le 10 avril 1947, en visite à Tanger avec sa petite famille, il prit sur lui de prononcer du haut de la Mandoubia, dans cette cité méditerranéenne séparée seulement de l’Europe par 13 kilomètres, un discours historique fondateur. Cet appel solennel eut un retentissement international, compte tenu du fait que la capitale du Nord avait un statut particulier de Place internationale et, de ce fait, servait de caisse de résonance à la revendication royale qui n’était autre que la revendication d’indépendance du peuple.
Le coup de traîtrise du général Juin du 20 août 1953 aura été la sinistre réponse à la ténacité du Souverain, mais qui n’a en rien entamé sa perspicacité et à sa résolution puisqu’en décembre 1952, soit quelques mois auparavant, des révoltes populaires d’une rare violence éclatèrent dans les Carrières centrales de Casablanca après l’assassinat en Tunisie du leader syndical Farhat Hachad, révoltes qui se déroulèrent aussi, surtout, sous l’emblème du soutien au Roi, prenant de court le préfet français de la ville, Boniface et ses troupes. La conjonction entre le Roi et les forces nationales ne faisait plus de doute pour les responsables coloniaux. Comme pour le Manifeste de l’indépendance, ils mesurèrent les enjeux non sans gravité et conclurent à la nécessité d’en extirper les racines. Ce qu’ils firent, sans toutefois se rendre compte qu’ils renforçaient a contrario la symbiose entre Mohammed V et son peuple, donnant à l’un et à l’autre une légitimité supplémentaire à continuer le combat libérateur au nom de la justice, de la liberté et de la dignité. Le 16 novembre 1955, après deux an d’exil en Corse et à Antsirabé (Madagascar), après aussi de laborieuses négociations menées à la Celle Saint-Cloud avec Antoine Pinay et Edgar Faure, Mohammed V regagna le Royaume et y fit un retour triomphal où une liesse populaire indescriptible lui était réservée.
Le libérateur de la nation proclama le 18 novembre 1955 l’indépendance du pays dans un discours retentissant, marqué d’un humanisme et d’une grandeur qui constituent pour nous, aujourd’hui encore, un programme de référence et de clairvoyance. C’était aussi l’aboutissement d’un long combat, entamé dès les années trente, et en tout cas qui trouva sa vive expression dans la publication, le 11 janvier 1944, du Manifeste de l’indépendance.