Les jeunes : une priorité absolue de l’Union pour la Méditerranée
Par Bichara KHADER
Le Monde Arabe, en général, et la zone méditerranéenne, en particulier, sont et seront confrontés, dans les deux prochaines décennies, à des défis considérables. De la manière dont les États, individuellement et collectivement, répondront à ces défis, dépendront, en large mesure, leur stabilité interne et leur sécurité régionale.
Mais que sont ces défis? Ils sont multiples mais j’en épinglerai les plus déterminants : la gouvernance politique, économique et administrative, la dépendance alimentaire, la rareté des ressources hydriques, le réchauffement climatique, l’intégration régionale et surtout la question de la jeunesse.
Défi majeur : transformer les économies de rente en économies productives
Nul doute que la plupart des problèmes qui affligent la région arabe et méditerranéenne est liée à la mauvaise gouvernance politique et économique et la chape autoritaire qui étouffe les sociétés arabes. Partout, l’Etat libéral ou socialiste a tourné le dos aux jeunes. Le secteur public, déjà pléthorique, ne recrute plus et le secteur privé n’a pas pris le relais. Le capitalisme de copinage a faussé les règles du jeu gangrénant l’économie par une corruption endémique. L’économie de rente a handicapé la compétitivité, la privatisation imposée par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International, a transformé, souvent, les économies du plan en économies du clan. L’intégration régionale reste bloquée avec des échanges régionaux les plus faibles du monde dépassant, à peine, 4% au Maghreb et 12% pour l’ensemble des pays arabes. En outre, et les économies méditerranéennes du Sud et de l’Est demeurent arrimées au seul marché européen alors que la soupape de l’immigration régulière a été fermée.
Toutes ces questions ont fait l’objet d’un nombre incalculable d’ouvrages et de rapports. Il suffit de mentionner les différents rapports de la Banque Mondiale notamment les trois derniers: «From Privilege to Competition : Unlocking the Private-led Growth in the Middle East and North Africa (2009)», «Jobs for shared prosperity» (2013) et «Jobs or privileges : unleashing the employment potential of the Middle East and North Africa» (2015). La transformation des économies méditerranéennes et arabes, d’économies de rente en économies productives, diversifiées, compétitives et créatrices d’emplois de qualité, voilà le premier défi majeur de tous les pays de la région.
« Gouverner c’est pleuvoir »
Le deuxième défi est lié à la dépendance alimentaire. Depuis les années 70, la région arabe et méditerranéenne ne parvient plus à se nourrir. Déjà dans les années 80, une calorie sur deux était importée. Depuis 1985, la population arabe a plus que doublé atteignant, aujourd’hui, 380 millions. Les importations alimentaires ont augmenté dans les mêmes proportions passant de 30 milliards de dollars à plus de 60 milliards. Cette évolution est inquiétante car elle est révélatrice des échecs des politiques de développement, surtout le développement rural et agricole.
Quand un pays éduque ses jeunes, il accroît du même coup, leurs attentes. Si le système économique en place ne peut répondre à ces attentes, la frustration devient énorme, presque explosive.
En 2025, la population totale des pays arabes atteindra 470 millions d’habitants, soit plus que les 27 pays membres de l’Union européenne (sans la Grande Bretagne). Pourvoir aux besoins alimentaires des populations sera d’autant plus difficile que les effets du réchauffement climatique se font déjà sentir, avec un processus irréversible de désertification et une raréfaction des ressources hydriques. Déjà 18 pays arabes sur 22 se trouvent en situation de stress hydrique et certains comme la Jordanie et les territoires palestiniens, notamment Gaza, sont en situation de pénurie avec moins de 100 m³ par habitant par an. Est-ce étonnant dès lors que pour beaucoup de pays arabes, y compris le Maroc « Gouverner c’est pleuvoir » ?
Jeunes dans les pays arabes et méditerranéens : fardeau démographique ?
Mais c’est la jeunesse qui constitue à mes yeux le défi le plus menaçant et le plus difficile à relever. C’est donc sur ce défi que je voudrais braquer le projecteur en mettant en exergue le rôle que joue et que pourra jouer l’Union pour la Méditerranée dans la prochaine décennie.
Les données statistiques sont effrayantes
Les pays arabes ont connu, depuis les années 1950, une croissance démographique échevelée, passant de 75 millions à 380 millions en 2015 et probablement, 470 millions à l’horizon de 2025. Si les moins de 25 ans, représentaient 60 % de la population en 1950, aujourd’hui, la tranche d’âge 0-25 ans représente près de 48 % de la population totale (40 % en Tunisie mais 59 % en Libye). En 2025, le pourcentage baissera, légèrement, mais sera de loin supérieur à la moyenne européenne de 28 %. Partout dans les pays arabes et méditerranéens, la moyenne d’âge ne dépassera guère 30 ans d’ici 2025, alors qu’elle représente, déjà aujourd’hui, 38 ans dans l’UE et plus de 40 ans en 2025.
Face à une Europe « vieillie et ridée », un monde arabe jeune, estiment certains démographes, est « une fenêtre d’opportunité », « un cadeau démographique». Cela pourrait être exact dans une économie dynamique et diversifiée. Or dans le cas des pays arabes et méditerranéens, il serait plus judicieux de parler de fardeau démographique et non de cadeau. Certes les jeunes arabes et méditerranéens sont aujourd’hui plus éduqués que leurs parents ou grands-parents. Mais quand un pays éduque ses jeunes, il accroît du même coup, leurs attentes. Si le système économique en place ne peut répondre à ces attentes, la frustration devient énorme, presque explosive. C’est la lecture que je fais de l’immolation de Mohammad Bouaazizi de Tunisie, le 17 décembre 2010, qui a déclenché un véritable «tsunami politique» dans la région. Il ne s’est pas immolé pour défendre l’Islam ou les causes «sacrées» des Arabes, mais par dépit et frustration. S’il est devenu un emblème, une icône en Tunisie et dans tous les pays arabes, c’est parce qu’il y a, partout, la même frustration chez les jeunes arabes de l’Océan au Golfe. Bouaazizi a été l’interprète et le traducteur de toutes les frustrations des jeunes arabes aujourd’hui happés par un chômage endémique qui dépasse les 35 à 45 % de la population active jeune.
Si les tendances lourdes devaient se poursuivre d’ici 2025, la situation serait proprement explosive. En effet, le nombre des jeunes arabes de 15 à 26 ans dépassera les 90 millions. En termes concrets, les pays arabes devront créer 11 millions d’emplois par an (ou 8 millions si on décompte les sortants du marché du travail), pour absorber les nouveaux entrants. C’est un défi colossal nécessitant une croissance économique annuelle moyenne de 8 à 9 %, objectif, reconnaissons-le, hors de portée aussi bien au Maghreb qu’au Machreq.
Zone méditerranéenne face aux défis herculéens
En nous limitant à la zone méditerranéenne, le défi de la jeunesse est encore plus aigu. En effet, en Egypte comme au Maghreb central, gros bassins démographiques de la Méditerranée du Sud, près de 50 % des jeunes de 20 à 25 ans sont sans revenu, 70 % sont sans qualification professionnelle, 48 % ont un niveau scolaire très bas, 15 % des garçons et 45% des filles sont illettrés.
Ces pourcentages donnent le frisson et sont révélateurs de l’ampleur des défis futurs. Certes, le problème des jeunes arabes est loin d’être singulier. C’est désormais un problème général des pays en développement et, de plus en plus, des pays développés. Le chômage des jeunes diplômés en Grèce, en Espagne, en Italie et au Portugal atteint des records inégalés dans l’histoire économique de ces pays. Toutefois dire que le problème lancinant du chômage est plus général qu’on le pense, c’est une maigre consolation. Car, eu égard à la faiblesse de l’intégration régionale, à l’insuffisante diversification économique, aux lenteurs de la montée dans la gamme des produits, à l’instabilité quasi générale, voire au chaos destructeur, les pays arabes et méditerranéens sont particulièrement exposés aux bouillonnements sociaux qu’aucune répression ne pourrait étouffer. Clairement, si les Etats arabes et méditerranéens empêchent les jeunes de rêver, ceux-ci les empêcheront de dormir.
Lancer des stratégies ciblant les jeunes est une urgence
C’est dire combien il est urgent de forger des politiques nationales et internationales susceptibles d’apporter des réponses à l’effervescence des jeunes pour éviter la révolte, la rupture ou la révolution. N’est-il pas inquiétant que la Tunisie qui a été la première à ébranler le système autoritaire, soit, aujourd’hui, le pays d’où part le plus grand nombre de jeunes pour rejoindre les rangs de DAECH en Irak et en Syrie, avec plus de 6000 «jihadistes»? N’est-ce pas là un signe de l’ampleur du désenchantement des jeunes tunisiens face aux lenteurs de la relance économique et à la création d’emplois ?
Il est donc urgent de désamorcer les «désillusions» des jeunes et répondre au fléau de l’inactivité, à la fois, des jeunes diplômés que des jeunes qui ne sont ni scolarisés ni en emploi ni en formation. C’est ce qu’ont compris les pays arabes, peut-être trop tardivement, en lançant des stratégies ciblant la jeunesse.
Le Maroc a été, à cet égard, le plus entreprenant. Dès 2009, une stratégie nationale pour la jeunesse est mise en chantier culminant en 2012, avec un dialogue national impliquant la société civile. En 2014, la Stratégie Nationale Intégrée de la Jeunesse (SNIJ) 2015-2030, est adoptée. Elle cible, tout particulièrement, les jeunes de 15 à 29 ans, catégorie représentant près de 25 à 27 % de la population marocaine soit 8.5 millions. La Stratégie concrétisait une des dispositions de la Constitution Marocaine dont l’article 33 stipule la nécessité de participation de la jeunesse au développement social, économique, culturel et politique du pays tout en l’aidant à intégrer le marché du travail et la vie associative. Articulée sur quelques axes, la Stratégie entend promouvoir l’employabilité des jeunes, encourager l’insertion et la participation à la vie sociale et politique, accroître l’accès des jeunes aux services de base, réduire les inégalités régionales et répondre aux aspirations des jeunes ruraux.
La jeunesse: cible prioritaire de l’Union pour la Méditerranée (UpM)
L’Union pour la Méditerranée a eu trois Secrétaires Généraux. Le premier, le Jordanien Massa’deh a assisté à sa naissance. Le deuxième, le Marocain Youssef Amrani l’a mise sur les rails mais c’est avec le troisième Secrétaire Général, le Marocain Fathallah Sijilmassi que l’UpM a pris sa vitesse de croisière avec un mandat clair : oeuvrer au développement général de la zone méditerranéenne par le lancement de projets structurants, fédérateurs et intégrateurs. Car n’oublions pas que l’UpM est une Union de projets et pas un projet d’Union.
Parmi les gros chantiers de l’UpM, l’employabilité des jeunes est sans doute le plus urgent. Tous les projets lancés par l’UpM ou soutenus par elle répondent à une préoccupation majeure: l’insertion économique et politique des jeunes. Le Secrétaire Général actuel en a fait son cheval de bataille. Il faut reconnaître qu’il a pris ses fonctions en pleine tourmente provoquée par les «Printemps arabes» et a pu constater le risque que comporte, pour les Etats, l’abandon de leurs jeunes.
Dès son entrée en fonction, un rapport sur l’employabilité des jeunes est commanditée et des ateliers régionaux sont organisés, le dernier en date est celui de Barcelone du 22 au 24 janvier 2017. Aucune question liée à la jeunesse méditerranéenne n’est laissée en friche : création de réseaux de services à l’emploi, la transition de l’économie informelle à l’économie formelle, la formation professionnelle, entrepreneuriale et managériale, les technologies de l’information et de la communication, la promotion de l’entrepreneuriat féminin, l’économie numérique, le micro financement, la connexion des jeunes diplômés avec le monde de l’entreprise. Tout cela a débouché sur l’initiative MED4jobs dont l’objectif est de faire de la Méditerranée un bassin d’emploi avec le soutien d’organismes privés et publics ainsi que l’expertise du monde des entreprises.
Pour mener à bien ses objectifs, l’UpM s’est aussi engagée dans des partenariats avec les entreprises, les universités et les organisations internationales, telles que l’UNESCO et le Conseil de l’Europe. On ne compte plus les programmes soutenus ou labellisés par l’UpM (à ce jour, 41 projets labellisés). J’épinglerai, pour le besoin de la démonstration, le programme HOMERs (High Opportunity for Mediterranean Executive Recruitment – Haute Opportunité pour le Recrutement des Cadres d’Excellence en Méditerranée) qui est un outil de développement des ressources humaines permettant à des «stagiaires» d’acquérir des compétences et un savoir-faire professionnels, nécessaires pour le travail en entreprise.
Clairement, si les Etats arabes et méditerranéens empêchent les jeunes de rêver, ceux-ci les empêcheront de dormir.
Un autre programme, appelé Méditerranée Nouvelle Chance est également soutenu par l’UpM. Coordonné par l’Office de Coopération Economique pour la Méditerranée et l’Orient, ce programme se veut une solution adaptée au besoin des jeunes et des entreprises visant à doter les jeunes diplômés au chômage d’un socle de compétences de base.
Sur un autre plan, un mémorandum d’accord a été signé par le Secrétaire Général de l’UpM, Fathallah Sijilmassi, et la Directrice Générale de l’UNESCO, Madame Irina Bokova portant sur des projets communs comme l’inclusion des jeunes, l’accès à l’éducation, l’acquisition de compétences , le dialogue culturel, l’égalité des sexes et la protection de la biodiversité.
Ce ne sont là que quelques exemples de l’engagement de l’UpM envers la jeunesse. Rien d’étonnant dès lors que l’Assemblée Générale des Nations -Unies ait octroyé à l’UpM un statut d’observateur et que l’UE, au départ quelque peu rétive à lui apporter son soutien, la considère, aujourd’hui, comme un acteur jouant un « rôle essentiel » en tant que forum unique de coopération. Ce point de vue est désormais partagé par la Ligue des Etats Arabes, l’Union du Maghreb Arabe, et les grandes Institutions régionales.
Au vu de son bilan, l’UpM a toutes les raisons d’être satisfaite du travail accompli. Cependant, toutes les initiatives de l’UpM, en matière d’emploi, resteraient stériles si elles ne sont pas accompagnées, au niveau des Etats partenaires, par une politique d’ouverture à la jeunesse, quitte à ébranler le système patriarcal, les rapports clientélistes, les privilèges de la notoriété, et les administrations tatillonnes.