L’envers du destin de Najib Redouane, quand l’humain crée la bête
Par Bouchra Benbella
Si Le legs du père, troisième roman de Najib Redouane, est une franche dénonciation de l’apostasie identitaire d’une jeune écrivaine maghrébine, L’envers du destin est, a contrario, un cri arraché par la nostalgie, l’élégie d’une juive fassie pleurant son pays natal, le Maroc, dans « une pseudo-terre promise » qui ne lui a promis que déchirure, déperdition et malheur.
Une élégie nostalgique sur fond historique : celui du regrettable et très controversé départ massif des juifs marocains vers Israël. En 1966, près de 85.000 Juifs quittèrent le Maroc dans le cadre de l’Opération Yakhin. L’impact psychologique de ces départs volontaires qui ont mis fin à une cohabitation plus que bimillénaire entre Juifs et Musulmans du Maroc, fut dramatique pour les deux communautés. La première est brutalement déracinée de son humus original, la seconde, injustement privée de l’un des piliers de son patrimoine, substratum de son identité culturelle.
L’envers du destin se présente en effet comme étant le récit véridique du traumatisme collectif de toute la communauté judéo-marocaine, constituant pour ainsi dire la toile de fond du traumatisme individuel de l’héroïne, Maïmouna Rachel. Un double patronyme révélateur du destin de la protagoniste et de son envers : le premier, elle l’a vécu entre Fès et Sefrou, son havre de paix sous de bons et euphoriques auspices, ceux de l’affection inconditionnelle d’un père protecteur et aimant et de la passion sincère, noble et dévouée de Mohand le Musulman, son premier et dernier amour. Cette relation illicite, puisque rejetée systématiquement par les deux clans, sera l’événement catalyseur du chamboulement de la destinée de Maïmouna déportée en terre d’exil où elle sera séquestrée, violée et battue sauvagement par un juif ashkénaze, pendant 3 mois dix-huit jours et vingt-cinq minutes.Cet ineffable traumatisme sexuel, accentué par le rejet de sa famille, va structurer la personnalité de Maïmouna/Rachel sur un mode limite (ou borderline) et constituer une « survictimation » aggravant les effets traumatiques du violen la transformant en une bête sexuelle saccageant tout sur son chemin et se délectant de semer discorde et désunion dans son entourage : « Le mâle qui avait enfermée mon corps dans un mal rongeur, destructeur et perpétuel, avait fait pire que ça en faisant de moi la complice de son mal ou même la fidèle continuatrice de son terrible testament d’horreurs et de cruautés »
Consciente de sa métamorphose, elle tente d’exorciser la bête incubée mais en vain. Elle ne retrouve sa stabilité psychique que dans la servilité, l’abjection et l’obséquiosité :
« J’aimais qu’on me maltraite, qu’on m’humilie, qu’on me rabaisse et me dénigre, qu’on m’insulte et qu’on me traite de tous les noms. C’est comme cela que je retrouvais mon équilibre. Cela me procurait un bonheur pervers. »
Afin de calmer ses pulsions sexuelles, de plus en plus ravageuses et indomptables, au fil des années qui passent, elle enferme ses relations physiques dans un schéma scénario paradoxal : elle se complaît à endosser tantôt le rôle de son bourreau (Elek, le juif polonais) avec ses partenaires femmes, tantôt celui de la victime avilie et bestialisée avec ses partenaires hommes. Un jeu sado-masochique pathologique reflétant une sexualité compulsive qui consiste, en priorité, à revivre, en reproduisant l’atroce scène de son viol.
Condamnée à vivre avec son trauma, à coexister avec la bête, victimisée à vie, elle tente, en revanche, de faire de son drame le témoignage du massacre de l’humain par l’humain en le confessant à l’écrivain qui a noblement réussi à honorer son contrat moral. C’est dire que la force percutante de L’envers du destin, en tant que texte- abréaction, est l’heureuse combinaison de l’authenticité du devoir de la mémoire et la verve du génie dramatique de Najib Redouane.