Abdallah Stouky, témoignage et regard sur la revue «Souffles»

Par Abdallah Stouky, Journaliste

(1ère partie)    

Notre confrère et ami Abdallah Stouky nous a fait parvenir un témoignage, écrit et publié par ses soins sur sa précieuse collaboration à la revue « Souffles », fondée en 1966 par Abdellatif Lâabi, interdite en 1972 et dont le rôle, en son époque, était considérable dans ce qui constituait – outre la parole donnée aux poètes, aux peintres et aux artistes – le difficile débat intellectuel, combattu alors non sans acharnement par le pouvoir. Le texte que nous publions ci-dessous est la contribution de Abdellah Stouky à la commémoration du 50ème anniversaire de la revue «Souffles», organisée le 7 avril 2016. Compte tenu de sa longueur, et conscients aussi de son importance et de la nécessité de le publier intégralement – sans le « sabrer » comme on dit dans notre jargon -, nous le proposons à nos lecteurs et abonnés en trois parties. Kaléidoscope, voyage à l’intérieur d’une aventure littéraire et poétique, l’article de Abdallah Stouky est d’abord un témoignage, animé de tendresse mais sans concession, de surcroît écrit dans la verve habituelle et la flamboyance stylistique qui lui sont connues qui ont toujours fait de lui l’un des plus grands journalistes.

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Valétudinaire depuis quelques mauvaises semaines et craignant fort à tout moment, de tomber franchement grabataire, j’ai été hésitant et ne savais pas s’il me serait physiquement possible d’aller participer à cette célébration tant attendue du cinquantenaire de la naissance-fondation de la revue « Souffles » de si excellente mémoire. Mais la veille, jeudi 7 avril 2016, je me suis essayé finalement à me résoudre de me rendre à la « Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc » à Rabat, exprimer le témoignage personnel, qu’on m’a si aimablement prié d’apporter, par requête des organisateurs de cette manifestation, avec à leur tête l’ami et compagnon Abdellatif Laâbi. Mais malgré cette ferme détermination, mes forces m’on trahi et je n’ai pu finalement me rendre au rendez-vous fixé – à ma grande déception ! Alors, je me suis attelé à écrire, du fond de mon lit de douleur, mon témoignage de collaborateur, pendant un certain temps, de cette revue périodique marocaine, née en avril 1966 à Rabat et qui a eu le rayonnement et l’impact qu’on sait. Ce qui a été superbement décrit par ma consœur la journaliste Kenza Sefrioui dans un livre tiré de sa thèse universitaire, édité par la jeune maison casablancaise appelée « Sirocco ».

Alors, je m’en vais proposer ces quelques lignes se rapportant à la demande putative des héritiers de « Souffles » – du moins cette poignée de poètes, d’écrivains, d’essayistes et d’artistes divers, qui ont survécu à l’abattage impitoyable du temps. Si je comprends bien le sens de cette aimable et fraternelle invite, il me faudra que j’entretienne mes éventuels lecteurs, puisque je n’ai pas pu avoir devant moi les auditeurs prévus à l’origine, quelque peu – et modestement, cela va sans dire – du témoignage d’un collaborateur des débuts à l’aventure de « Souffles », célébrée ces jours de début du moins d’avril 2016, dans la ville de son éclosion, Rabat dite traditionnellement « la victorieuse ». Je voudrais commencer ce témoignage en disant, très clairement et nettement, aujourd’hui, que j’ai été simplement, fier – je le suis toujours même si d’une manière un peu différente, parce que saupoudrée d’un pollen de nostalgie. C’est apparemment curieux qu’après un demi-siècle révolu, je me trouve en train de ressasser, quitte à me répéter, ces sentiments de reconnaissance qu’il m’a été permis de faire partie complètement d’une équipe de cette haute et chaleureuse qualité, qui a marqué, j’en reste convaincu, cette création-fondation. Je ne dis pas « famille », par espèce de pudicité que je m’impose. Oui, j’ai été accueilli en tant que membre de l’équipe rédactionnelle, à part entière, moi jeune journaliste professionnel, qui avais alors vingt ans, avec le grade de secrétaire de rédaction au sein de l’agence nationale « Maghreb Arabe Presse » (MAP) dans le desk principal de langue française. Agence que dirigeait son fondateur, le nationaliste libéral tétouanais, son propriétaire principal d’alors Mehdi Bennouna, flanqué de quelques journalistes de grande qualité, auprès desquels j’ai beaucoup appris : les Jose Roldan (espagnol), Doukkali (marocain), Antonioli (italien) et, bien sûr, Abdeljalil Fenjiro (marocain), qui devait devenir beaucoup plus tard le patron de la MAP en qualité de directeur général.

Je veux m’arrêter ici sur ce point précis, parce que j’étais alors émoustillé, excité par le fait que je me suis retrouvé, dans l’équipe multicolore professionnellement, si je ne me trompe, le seul et unique journaliste de profession à être intégré dans le groupe qui était, du moins nominalement, à la tête de la publication « Souffles ». Cela m’étonnait vraiment sur le moment de n’avoir repéré aucune réticence, en tout cas jamais au grand jamais exprimée explicitement de la part de tous ces littéraires, penseurs, essayistes et bien sûr de créateurs pur jus aux noms, connus déjà plus ou moins et même célébrés quelquefois ici ou là-bas. On sait, par ailleurs, c’était ma crainte, dans quelle médiocre estime sont généralement tenus les journalistes, et même le mépris, dans lequel est portée la corporation de mes confrères dans le métier. « Le journalisme est illisible et la littérature n’est pas lue », a souligné cruellement le miroitant irlandais Oscar Wilde. Au Maroc, comme ailleurs en Europe ou dans le monde arabo-africain, pour ne citer que ces aires géo-culturelles-ci.

Le journaliste aux yeux des écrivains confirmés, des essayistes convaincants, des philosophes célèbres et d’autres stars littéraires créateurs considérés tels de vraies élites culturelles, ont en général une certaine réticence qui lui était réservée de la part de l’élite culturelle de la société, ainsi que de la caste de ceux qui tiennent, sur le moment, le haut du pavé de l’esprit et du talent. C’est vous dire mon appréhension quand je me suis enhardi à l’âge, encore juvénile, de vingt années non encore totalement dépassées, de contacter directement le fondateur de la revue, dont nous saluons ces jours-ci le quinquagénat de la fondation. Cela s’était fait autour de l’ami, qu’il est finalement devenu très rapidement, je veux citer, son nom on s’en doute bien, le poète Abdellatif Laâbi, à peine plus légèrement vieux que moi. Ce n’est qu’après une lecture attentive, appliquée et sourcilleuse du premier numéro de « Souffles » que j’ai fait le premier pas vers le leader auto-proclamé, sûrement parce que c’était à lui que revenait l’initiative courageuse, de l’aventure éditoriale, qui s’annonçait. Je voulais ardemment y croire, sous les meilleurs auspices et les augures les plus favorables. Autant l’écrire tout de suite, j’ai été accueilli plutôt fraternellement et même affectueusement, si j’ose dire, par ce directeur responsable aux manières urbaines et affables – professeur de français dans un lycée de Rabat.

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Dès les premiers moments, nous ne parlâmes que de probable ma contribution, qui allait de soi, me semblait-il tout de suite. On me laissa le choix quant au sujet que j’allais traiter. En toute et parfaite liberté sans que je subisse de nulle part – encore moins du côté de Abdellatif Laâbi – la moindre directive ou orientation désignée de quelque sorte. Je donnais un « papier » où j’avais essayé de fournir un « rewriting » personnel du reportage à Dakar où m’avait envoyé l’Agence MAP pour couvrir les trois semaines du « Festival Mondial des Arts Nègres », convoqué par le Président-poète du Sénégal Léopold-Sédar Senghor, aidé dans cette initiative originale et qui se voulait pionnière, par le pouvoir gaulliste en France, grâce à l’entremise du ministre d’Etat français à la Culture, le prestigieux écrivain, philosophe et historien de l’art hors normes, André Malraux. Ce numéro deux, daté du deuxième trimestre 1966, contenait aussi un dossier intitulé «table ronde» qui se voulait paraître autre chose qu’un «bilan» ou qu’un «essai d’analyse aboutie» – qui ne pouvait ainsi «valoir qu’en tant que témoignage des préoccupations et revendications d’un groupe des jeunes cinéastes marocains» – une douzaine de personnes tout au plus. Témoignage donc, frappé au coin d’une modestie – de bon aloi, à mes yeux tout au moins. Parmi cet aréopage de cinéastes, figurait un certain Ahmed Bouanani, poète que je connaissais depuis quelque temps de Casablanca, où il était né, et qui, à l’occasion et en marge de cette table ronde, a fourni un texte poétique d’une farouche beauté qui commençait ainsi : « Il existe un pays par delà tous les pays. C’est une terre sans horizon, blafarde malgré le soleil au sourire fou ».

Deux pages plus loin, il clôturait son texte par une longue et belle phrase : « Ainsi, pensai-je les crépuscules avaient emporté mon chemin. Longtemps, j’errais dans les cercles de lumières et d’ombres et fuyais les cercles de sang ». A côté de poète admiré et aimé, doué et talentueux, je retrouvais les noms de Abdelkébir Khatibi, d’El Mustapha Nissaboury et surtout du flamboyant Mohamed Khaïr-Eddine déjà célèbre, qui s’était installé en un exil choisi et volontaire à Paris, à l’issue des fameuses émeutes violentes de Casablanca d’octobre 1965. Evénement sanglant et très douloureux qui l’avait marqué profondément. Avec le poète Ahmed Bouanani, nous avons apporté en ce moment-là un texte squelette, tel une injonction intellectuelle, signé Mohamed Jabir avec un titre froidement analytique : « notes sur la composition folklorique ». Quelques lignes de la rédaction de « Souffles » parle d’étude [qui] «a été écrite dans des conditions qui ne permettaient pas à son auteur [Mohamed Jibril] d’avoir la documentation nécessaire à l’élaboration d’un texte véritablement analytique. C’est une suite de notes que nous livrons telles quelles parce que nous considérons qu’elles soulèvent un certain nombre de problèmes en ce qui concerne un aspect très important et souvent falsifié de notre culture populaire ». Ce plan de travail en quelque sorte se proposait ainsi : 1/ composition folklorique (étude du terme halka) ; 2/ thèmes d’expression ; 3/ thèmes rythmiques à étudier ; 4/ techniques de synthèse rythmique.

En conclusion, mon talentueux confrère Mohamed Jibril – emprisonné à Rabat afin de purger six mois à la prison de Laâlou, une peine inique prétendument pour envois de lettres anonymes de menaces – trace un véritable plan de travail de recherche. Il y est dit qu’il faudrait réunir un inventaire aussi complet que possible de rythmes, y procéder à des choix. Aussi orienter de jeunes paysans à improviser tant qu’ils pourront les former. Danser à la composition des rythmes innovés. Mon sentiment alors fut que l’accueil de cette contribution, exfiltrée de la détention, « sauvage » à « Souffles » ne fut pas mal accueillie. Etait-ce simplement aimable indulgence ? En tout cas, on ne m’en dira rien ou presque rien. Mais le fait est que je fus comme naturellement invité à poursuivre ma collaboration personnelle à la revue « Souffles », qui commençait à faire parler d’elle en termes nouveaux, souvent élogieux ou du moins respectueux. Que son accueil fut marqué par un bruissement d’estime flatteuse. Pour nombre d’entre nous dont moi-même, le commencement de notre collaboration effective avec la revue marocaine francophone « Souffles », n’a été donc qu’avec la deuxième livraison datée du deuxième trimestre 1966.

C’est important de souligner cela, car «Souffles » de par son contenu cessait dès lors d’être une revue de l’avant-garde poétique exclusivement pour paraître s’élargir à un reflet nettement de la situation donc plus largement culturelle nationale marocaine, sans repli sur soi. Il faut rappeler aussi que la revue « Souffles » s’était distinguée, en son premier numéro, par un « prologue » qui semblait n’ouvrir la voie qu’à une publication de création uniquement à caractère poétique. Des (quelques-uns) poètes avaient «signé» des textes donnant matière à un «numéro-manifeste», […] ou «sont unanimement conscients qu’une telle publication est un acte de prise de conscience de leur part dans un moment où les problèmes de notre culture nationale ont atteint un degré extrême de tension ». En guise d’adhésion (et de signatures) à cet accord de principes, on eut droit dans ce premier numéro, en fin de 35 pages à ces quelques noms: Hamid El Houadri, Mohamed Fatha, Mohamed Khaïr-Eddine, Abdellatif Laâbi et enfin El Mostafa Nissaboury. Ces poètes se présentaient eux-même par quelques lignes plus ou moins fournies – surtout les trois derniers. Si dans le corps de la revue les textes étaient écrits directement en français, seul un (Hamid El Houadri) était traduit vers le français à partir de l’arabe par les soins de El Nassaboury « avec la collaboration de l’auteur ». On comprend donc que les non-exclusivement poètes aient pu, à la lecture de ce numéro inaugural, se sentir en quelque peu exclus de cette expérience éditoriale qui s’annonçait – bien du moins oubliés. C’est en ce sens que je peux, en conscience, considérer que le véritable début, pour nous, de la revue « Souffles » était son deuxième numéro, car c’est par là qu’elle affirmait son caractère de lieu véritable de rencontre et de débat autour de la culture nationale marocaine avec ouverture sur le Tiers-monde et ambitionnait plus hardiment encore de se tourner vers le monde. Et je ne dis pas cela, parce que j’y fis ma première collaboration consacrée au premier « festival des arts nègres de Dakar » par un regard critique et même acerbe, un peu humoristique aussi, tant je le voulais décalé, mais essentiellement parce que la revue devenait ouverte à autre chose qu’à l’expression et la création poétiques, aussi puissante et novatrice soit-elle par ailleurs.

Nous étions quelques-uns qui ne nous y sommes pas trompés. « Souffles » était ce que nous attendions: un organe franchement progressiste à même d’aider à la clarification des idées, qui devait soutenir en gros toutes les tentatives de ce qu’est la culture nationale – qui ne serait pas seulement à connotation patrimoniale ou uniquement traditionnelle. Dans ce sens, j’offris pour le numéro 4, une étude consacrée à la situation du théâtre marocain, malheureusement titrée assez platement « où va le théâtre au Maroc », mais qui a eu un certain succès, semble-t-il, puisque ce texte a été traduit en espagnol, en anglais et même en arabe dans une revue culturelle de gauche. Plus tard, au début de la deuxième année de vie de « Souffles », Abdellatif Laâbi exprima dans une chronique au ton inhabituellement admiratif, son jugement à l’endroit de la pièce de théâtre montée et jouée par la troupe du dramaturge Tayeb Saddiki, au théâtre municipal de Casablanca, qu’il dirigeait à cette époque. Laâbi, ne fut avare de compliments à propos de cette œuvre dont la représentation s’est déroulée disait-il « avant et au cours du spectacle dans une atmosphère à la fois imprévisible et inhabituelle dans le piétinement morne de la vie théâtrale et d’une manière générale culturelle au Maroc […] Toute cette critique demeure de la connaissance du texte écrit de la pièce qui n’a pas encore été réalisé.

Cette connaissance nous permettra certainement de compléter notre communication avec une œuvre que nous saluons comme un événement dans les balbutiements de notre théâtre national ». Ce coup de cymbale était précieux à mes yeux, parce qu’il donnait, en quelque sorte, une certaine cohérence à la revue notamment entre l’essentiel de mon article sur la situation théâtrale marocaine et la chronique du directeur-responsable de notre revue – qui commençait ainsi par être, de plus en plus, la nôtre. C’est effectivement à partir de ce moment-là que « Souffles » trouva sa vitesse de croisière et qu’elle s’affirma LA VOIX consciente de tous ceux, au Maroc, qui voulaient porter un regard neuf et nouveau ainsi de se prêter à une réflexion inédite, innocente autour de la personnalité nationale à travers toutes les strates historiques et les couches sociales de la contemporanéité. Des efforts individuels furent accomplis sans le souci qu’il fût nécessaire d’une concertation à l’allure directive préalable. On retrouva, en particulier, le nom de Ahmed Bouanani, le poète cinéaste, qui inaugura son analyse par une ambitieuse et prometteuse, « étude de la littérature populaire » nationale. Jusqu’au début des années soixante-dix, « Souffles » s’attacha à cette ligne. Par ailleurs, l’élargissement s’affirma dans le territoire d’influence du titre à toute la zone du Maghreb, à commencer par l’Algérie puis, bien sûr, la Tunisie. Cette extension de l’influence par le truchement du frère occidental maghrébin marocain semblait naturelle et comme allant de soi. Des comités d’action à Alger ou à Tunis furent créés et formellement inscrits, en première page, de «Souffles», juste sous le titre. Le grand et jeune poète algérien prometteur, Malek Alloula, s’y présente rapidement par un beau texte qui s’insérait harmonieusement dans le corps éditorial de la revue qui semblait jouir, manifestement, d’une bonne santé générale et regardait l’avenir avec grande confiance.

(À suivre)

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