Ce makhzen tant décrié, de quoi est-il le nom?
A VRAI DIRE
Par Abdessamad MOUHIEDDINE
Parce que la clique des soudards qui sévit à Alger a transformé le vocable « Makhzen » en une espèce de « gros mot », sinon carrément en injure, faisant ainsi de l’ensemble des Marocains un troupeau d’écervelés sans le moindre ressort civilisationnel, j’ai estimé qu’il était temps d’en découdre et avec les signifiants et avec les signifiés de ce vocable passe-partout.
En vérité, alors que je l’ai moi-même traité naguère d’« ogre » et de « tentacule » dans nombre de mes écrits, aucun observateur honnête ne peut aujourd’hui prendre au sérieux les flâneries verbeuses autour du vocable si glissant qu’est le « Makhzen ». Makhzen par-ci, Makhzen par-là…On a tellement péroré au sujet de l’omnipotence, l’omniprésence, voire l’ubiquité institutionnelle, politique et économique du Makhzen que les esprits vissés au complotisme ont fini par le voir partout, y compris dans la sphère climatique ou encore le capharnaüm pandémique !
En effet, derrière chaque phénomène incompris ou quelque équation insoluble, quelles qu’en soient la nature et l’ampleur, on croit voir l’empreinte du Makhzen comme une sorte de fatalité de type ésotérique. Les incendies en Kabylie, les désemboîtements politiques en Libye, les imbroglios constitutionnels en Tunisie, voire le dernier coup d’État en Guinée-Conakry et -pourquoi pas ? – la chute vertigineuse du Dinar algérien…seraient dus, pour la nomenclatura d’Alger, à l’omniprésence makhzénienne.
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En interne, nombreux sont les accusateurs du fantomatique Makhzen au chapitre des manquements divers et variés au respect des droits humains. A la tête de ceux-là, trônent les « dépités » qui, à la veille de la transition dynastique, avaient tant cogné du Basri et passé des nuits entières à rêvasser d’une future carrière dans l’entourage du nouveau monarque, sous le malicieux sourire d’El Himma. Quelques mois suffirent à leur dur réveil. Même le cousin pourtant si proche fut frappé par le « dépit amoureux » et renvoyé à ses flâneries verbeuses sur les pages du « Monde diplomatique » ou les plateaux de France 24. Mais les plus vicieux d’entre tous ceux-là sont ceux qui avaient copieusement bénéficié des prébendes du système Basri et se sont découvert une vocation droits-de-l’hommiste dès la neutralisation de leur bienfaiteur !
Combinaison pouvoirs…
Il est donc temps de restituer au vocable « Makhzen » son sens le plus…sensé et le moins abracadabrantesque. Bien que difficilement compréhensible sous l’éclairage des concepts courants du droit constitutionnel et de la science politique, le Makhzen est avant tout la combinaison des pouvoirs temporel et spirituel qui soude les multiples composantes ethnoculturelles de la nation marocaine. Il est l’émanation d’un parcours historique où il avait à affronter à la fois les velléités séparatistes tribales, appelées « Siba », et les attaques récurrentes des puissances européennes expansionnistes (Espagne, Portugal, France). Le Makhzen est donc un « bouquet » de pouvoir où s’activent, simultanément ou à tour de rôles, le Chérifisme, la monarchie, l’État, l’administration et la classe dirigeante à assurer la pérennité des valeurs cardinales élues par la mosaïque ethnoculturelle marocaine non pas par vertu, mais bel et bien par nécessité vitale.
Qu’est-ce que le Makhzen, en définitive, sinon l’État millénaire marocain tel que façonné par les contraintes de l’Histoire, les servitudes de la géographie et les nécessités inhérentes à la pérennisation de l’État national marocain tel qu’esquissé par la « bey’a » conclue entre Idriss 1er et les tribus amazighes des Senhaja, particulièrement les Awraba.
Au fil des dynasties, précisément depuis les Almohades jusqu’aux Alaouites, la notion du Makhzen a fini par être intégrée par le mental collectif marocain. De ce fait, le Makhzen est donc devenu avant tout un « phénomène mental » spécifiquement marocain. Ce phénomène n’a pas son pareil dans le monde. Il est à la fois l’identité profonde de l’État et le ciment multiculturel des Marocains. Que ce phénomène mental soit infesté de travers, cela ne fait aucun doute. Mais est-il exempt de toute vertu ?
Il a été établi historiquement que le Makhzen s’est globalement inscrit dans la défense du territoire contre les assauts expansionnistes des Portugais et des Espagnols. Contre la France, même s’il dût se rallier un moment au potentat El Glaoui, il finît par l’adhésion au choix indépendantiste de l’Exilé de Madagascar que fut Mohammed Ben Youssef.
Ce fut bel et bien feu Hassan II qui offrît au Makhzen sa restauration à la faveur de la construction de l’État moderne, dûment représenté dans le moindre recoin du territoire. Mais ce Makhzen à la manière hassanienne s’était concentré autour du défunt monarque, du Cabinet royal au moindre recoin du Palais, y compris au sein d’une cuisine pléthorique comptant plus de 200 besogneux ! Notons que l’actuel monarque a vite fait de démanteler cette cuisine et élargir ses personnels moyennant compensation financière. De la même manière, le vieux « harem » dispatché naguère dans les différents palais fut littéralement pulvérisé au grand dam des milliers de supplétifs qui en/y vivaient. A Rabat, les « Touargas » qui résidaient à proximité du palais ont été écartés vers des logements sociaux dédiés, notamment à Salé et le nombre des serviteurs a été drastiquement dégraissé au sein de l’ensemble des palais royaux. N’ont été épargnés que les personnels utiles aux nécessités de l’apparat dans la ville où séjourne momentanément le souverain et aux tâches de garde des édifices ailleurs.
C’est, en vérité, ce Makhzen-là, dont les historiens ramènent la genèse non pas à l’ère saâdienne, mais bel et bien aux Almohades, qui a fait de l’affrontement de toutes les velléités de démembrement du Maroc sa raison d’être. Même s’il ne ratait aucune occurrence pour se sucrer au passage.
Commençons donc par le commencement
Ce concept qui dérive du verbe « khazana », signifiant cacher, préserver, renvoie à une réalité politique traditionnelle où le sultan gardait des ressources matérielles et sociales dont il maîtrisait l’allocation. Cette centralité politique fonctionnait à travers des relais, des chefs de tribus et des chefs de confréries.
Les informations et les impôts étaient collectés en ayant parfois recours à certaines tribus qui se voyaient allouer en échange des gratifications.
Pour imposer à des communautés territoriales « autonomes » des relations d’allégeance, le Makhzen invoquait la raison divine ou plus précisément prophétique, par le biais de la « descendance » et de la « succession ». Utilisant son armée et sa bureaucratie, il parvenait, avec plus ou moins de bonheur, tout au long de l’histoire, à transformer l’allégeance en obéissance.
Les agents du Makhzen étaient recrutés principalement parmi les clans de Chorfas, les familles de lettrés et les guerriers qui s’étaient particulièrement illustrés dans les luttes contre les tribus sécessionnistes et les assauts étrangers. Au XIXe siècle, le makhzen y inclût les riches familles marchandes commerçant avec l’Europe.
Prenant en compte la réalité culturelle du pays et l’existence de structures étatiques, le Protectorat consolida le makhzen mais en le contrôlant par l’administration et l’armée françaises permettant ainsi d’étendre sur l’ensemble du territoire, l’autorité administrative et sécuritaire sultanale, régulièrement bafouée et remise en question par les tribus, sur l’ensemble du territoire (Siba). Les célèbres paroles de Lyautey et même du ténor politique que fut Jaurès à propos de la « monarchie millénaire marocaine » demeurent d’actualité. Le premier Résident général dut déclarer : « La civilisation marocaine est une civilisation millénaire, qui a connu de brillants échanges avec celle d’Al-Andalus, et de belles périodes sous les Almohades, Mérinides, Saadiens et Alaouites ». Quant au grand Jean Jaurès, il s’illustra par son discours historique du 28 juin 1912, à la Chambre des députés, quelques mois après la signature du Traité de Fès instaurant le Protectorat, où il proclama notamment ce passage : « Mais enfin, messieurs, si vous voulez regarder au fond des choses, il y avait une civilisation marocaine capable des transformations nécessaires, capable d’évolution et de progrès, civilisation à la fois antique et moderne. Voilà des siècles, vous le savez bien, que les tribus berbères sont établies là, avec une grande histoire dont elles ont gardé, malgré nos dédains, la tradition et la fierté. Les plus grands historiens du monde musulman ont raconté leurs exploits et vanté la beauté de leur intelligence.
Ce sont ces tribus qui avaient un moment conquis l’Espagne, ce sont ces tribus qui, dans la ville de Fez, avaient exalté la pensée jusqu’au plus haut degré de génie philosophique, et c’est à Fez qu’ont résidé, qu’ont agi quelques-uns des maîtres de la philosophie arabe ; et, en même temps, ce sont ces Marocains qui portaient jusqu’au cœur de l’Afrique, jusque dans ce qui est aujourd’hui le Sénégal, la Nigritia hollandaise et la Nigeria un commencement de civilisation musulmane, sur laquelle l’Europe est heureuse de s’appuyer aujourd’hui ». C’est dire…
Malgré d’indéniables mutations et modernisations de l’État marocain, la makhzénisation ou plutôt les travers propres à l’ancien Makhzen continuent à investir des pans entiers des champs politiques, économiques, idéologiques et surtout éditoriaux du Maroc post colonial.
L’utilisation de ce terme par les journalistes, les chercheurs et les politiciens de gauche, vise surtout, selon Rahma Bourquia, « à critiquer le cercle du pouvoir et ses acteurs, ainsi qu’une forme de personnalisation, à la traditionnelle, de ce pouvoir et de ses modes de fonctionnement » (Culture politique au Maroc, p.42)
« L’administration était et demeure un moyen de mobiliser différentes ressources de légitimation et de soutien social au régime monarchique. A travers le pays une organisation centralisée, principalement contrôlée par le ministère de l’intérieur apparaît dès lors comme l’instrument séculier du pouvoir suprême. » (Claise Alain)
N’étant ni le Chérifisme, ni la monarchie, ni l’État, ni l’administration, ni la classe dirigeante mais un peu de tout cela, selon une logique historique spécifique, le makhzen est insaisissable à travers les concepts courants du droit constitutionnel et de la science politique. L’est-il toujours ?
Comme « institution » politique filigranée et expression symbolique, le Makhzen constitue une véritable force dans l’inconscient collectif marocain et une espèce d’État parallèle, imbriqué dans l’État officiel et hors de lui. L’est-il toujours ?
Son aptitude à être à la fois et au-dedans et au-dessus, lui donne une capacité toute particulière d’organisation politique et sociale.
Le Makhzen, soutenu par des groupes et des individus qu’il contrôle et manipule, demeure, par des jeux d’alliance négociées ou imposées, un pourvoyeur de biens matériels et de bienfaits comme l’obtention des autorisations pour des activités économiques (agréments notamment), la nomination à des postes et des fonctions prestigieux ou rémunérateurs, soutiens à travers des organisations partisanes et socio-culturelles.
Les symboles de l’autorité sont, même aux niveaux les plus modestes, constamment réaffirmés, les soutiens clientélistes soigneusement pesés. Le makhzen, maître de la mobilité sociale, garant de toutes les légitimités, veille aux équilibres fonctionnels.
Il arbitre le jeu des rivalités d’intérêts, de statuts, de fonctions, de carrières. Il pratique la diplomatie avec les uns et exerce l’autorité avec les autres pour que nul ne puisse s’arroger un quelconque monopole. L’est-il toujours ?
Le makhzen a pris la forme moderne d’un pouvoir « institutionnel » qui arbitre et légifère, mais telle une loge maçonnique, à existence occulte mais au pouvoir réel et illimité, il constitue le refuge de toutes les potentialités, agissant dans l’ombre, pour influer de manière déterminante et efficace sur le cours des choses.
Cette omniprésence invisible qui lie et délie, gratifie et reprend, induit des comportements soumis, obséquieux dont l’enrichissement d’eux-mêmes et des leurs devient avant une possible déchéance rarement annoncée, le moteur premier de tout investissement. L’est-il encore ?
Cela étant, que peut-on dire du sempiternel Makhzen aujourd’hui ?
Sur le plan institutionnel, on ne lui trouve aucune trace dans la Constitution de 2011 qui a banni la « sacralité » de la personne royale. Cette même constitution n’a-t-elle pas délimité, avec plus ou moins de bonheur, les champs de l’exécutif, du législatif et du judiciaire ?
Certes, des ponts, qui semblent à maints égards pour le moins flous entre ces trois pouvoirs, régissent leur synergie, parfois leur emboîtement et, en tous cas, leur collaboration.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Tout cela est-il la transcription constitutionnelle, institutionnelle et encore moins dogmatique de quelque velléité dictatoriale ?
Plus franchement, à supposer que le sempiternel et néanmoins millénaire Makhzen continue à « sévir » au Pays du Couchant, peut-on décemment prétendre qu’en cette aube de la troisième décennie du XXIème siècle, on enlève, kidnappe et torture tous azimuts les Marocains par les forces de sécurité ? Peut-on décemment prétendre que le Makhzen, cet État dit « profond », tire à vue sur ses opposants aux registres de ses politiques intérieure – gestion du Covid, cherté de la vie, enseignement, justice, détenus…etc. – et extérieure – normalisation diplomatique avec Israël, Polisario intérieur au Sahara, Palestine…etc. – ?
Alors, alors, que signifie le Makhzen aujourd’hui sinon l’État millénaire marocain qui évolue au gré des contraintes, des nécessités et des contextes nationaux, régionaux et internationaux de plus en en plus mouvants ?
Ceux qui ont fait du Makhzen, à l’intérieur le miraculeux alibi de leurs frustrations, et à l’extérieur le cache-misère de leurs velléités idéologiques éminemment hégémoniques et ô combien anhistoriques doivent déchanter face à un vieux et illustre État qui ne cesse de lustrer, en termes de modernité, ses articulations tout à la fois diplomatiques, institutionnelles, juridiques, ethnoculturelles, économiques et sociétales.
Aussi même si la famille vertigineusement se nucléarise, et fait face aux contraintes spatiotemporelles qui bombardent frontalement racines, coutumes et mœurs, même si la Monarchie exécutive vacille, au rythme des contraintes extérieures et intérieures, entre le jacobinisme propre à la République française et le libéralisme anglosaxon, essentiellement dans sa manière de s’adapter aux affres de la postmodernité, les Marocains continuent à mentaliser le Makhzen comme le recours suprême aux registres de la sécurité collective et de l’intégrité du territoire. La « Commanderie des croyants » et autre « primauté de l’arbitrage royal », expressément consignés dans la Constitution de 2011, ne sont, somme toute, que les précieux outils de cette pérennité à laquelle aucun pays arabe ne peut prétendre aujourd’hui.
Le plus vieux État arabe, méditerranéen et, à maints égards, l’un des plus historiquement enracinés sur notre Planète, et qui porte le nom générique de l’Extrême-Couchant (Al Maghrib al Aqsa) peut légitimement s’enorgueillir de ce Makhzen-recours qui fut certes, face aux « Sibas » d’antan et aux velléités régicides, autocratique, despotique, voire sanguinaire, mais qui s’illustre aujourd’hui par une capacité d’adaptation admirable. Un système qui, à l’avènement de l’ère pandémique comme dans son adaptation spectaculaire aux paradigmes de la mondialisation, force l’admiration universelle, la jalousie des « frères ennemis » et des « partenaires historiques », sans compter la rage des « amis qui lui veulent du bien ».
Au fil de leurs bulletin de désinformation à la façon soviétique, les incultes baroudeurs du Club des Pins opposent aux « vices » du « Régime makhzénien » leur si « vertueuse » République « démocratique et populaire », dûment parée du « Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Alors que…
Qui, de la Clique rapineuse d’Alger ou du « Régime makhzénien » s’est vaillamment dressé contre les velléités néocoloniales de ces vieilles dames fanées que sont devenues l’Allemagne, la France et l’Espagne ?
Qui, de la Clique rapineuse d’Alger ou du « Régime makhzénien » brade les richesses du sol et surtout du sous-sol au moyen de copieuses rétrocommissions vite placées dans la pierre en France, en Espagne ou dans les comptes off-shore ? En quoi tout cela serait-il si « démocratique » et a fortiori si « populaire » ?
En définitive, hors de tout simplisme, le Makhzen n’est rien d’autre que le vieil État marocain tel que mentalisé depuis plus de mille ans par les Marocains ! Point barre.
Il est temps donc de l’expurger du dictionnaire ordurier des idéologies rétrogrades et souvent malfaisantes !