Cisjordanie : le mur de l’Apartheid

TRIBUNE

Monceyf Fadili (*)

Le déluge de bombardements qui s’abat sur Gaza depuis le 8 octobre 2023 a détourné les regards du drame de la Cisjordanie sous occupation, plus fort que jamais avec les nombreuses vies palestiniennes qui tombent à Jénine sous les tirs de l’armée israélienne.

Dans un environnement médiatique dominé par l’omnipotence de l’exclusif message du « droit à la légitime défense » arrogé par la puissance d’occupation et repris par un Occident bienveillant, il est utile de rappeler que la plus grande prison à ciel ouvert qu’est Gaza s’est insurgée lors d’un dramatique 7 octobre après dix-sept années de blocus terrestre, maritime, aérien, et d’offensives militaires répétées. Un encerclement concrétisé par un mur de barrières électrifiées de 65 km édifié entre 2014 et 2021, assiégeant une population de plus de 2.200.000 habitants sur 365 km², l’une des densités de population les plus élevées au monde.

Ce mur de l’occupation renvoie à un autre mur de l’humiliation, érigé en Cisjordanie à partir de 2002 par les forces d’occupation, « barrière anti-terroriste » pour le lexique israélien ; « mur de la honte » et « mur de l’apartheid » pour les Palestiniens sous occupation. Une pratique classant Israël – au nombre d’autres incriminations – au rang d’Etat coupable de pratiques et de crimes d’apartheid, notamment par les enquêteurs des Nations Unies, Amnesty International, Human Rights Watch et l’ONG israélienne B’Tselem.

Un territoire occupé sous haute surveillance

La construction du mur est lancée en 2002 suite à la seconde Intifada –, notamment marquée par l’évacuation de Gaza par Israël en 2005. D’une longueur de plus de 700 km et construit sur 20 ans, il empiète à plus de 80% sur le territoire palestinien, le reste longeant la Ligne verte qui marque la séparation entre la Cisjordanie et Israël. Sur un territoire de 5.860 km² est érigée une barrière de barbelés et de béton qui enserre une population palestinienne de 3.300.000 habitants dans un système unique au monde de contrôle militaire, de spoliations et d’exactions.

L’objectif invoqué est la sécurité d’Israël et le « droit de se défendre » face aux « infiltrations » venues de Cisjordanie ; un leitmotiv de la puissance occupante face à la résistance de l’occupé. Pour les palestiniens, il faut y voir un dispositif d’occupation supplémentaire qui vient renforcer le quadrillage d’un territoire annexé depuis 1967, et dont la construction a d’ores et déjà amputé la Cisjordanie de 10% de sa superficie, sous l’effet conjugué des annexions et de l’implantation des colonies de peuplement, incluses de facto dans le processus de peuplement. La barrière est désignée à juste titre par l’expression « mur de séparation raciale » (jidar al-fasl al-3unsuri), une expression qui renvoie à la ségrégation qui a longtemps sévi en Afrique du Sud, et dont Israël – proche du régime d’apartheid d’alors – a pu s’inspirer.

Selon une ligne sinueuse qui s’adapte à la topographie, le mur traverse les neuf gouvernorats de Cisjordanie – Bethléem, Hébron, Jénine, Jérusalem, Qalqilya, Ramallah, Salfit, Tubas, Tulkarem – sur la base d’un tracé qui n’épargne aucun des nombreux centres urbains palestiniens, par une logique d’encerclement destinée à contrôler l’accès aux agglomérations et leurs activités et freiner, voire dissuader leur interconnexion, par la coupure délibérée entre les entités administratives de la Cisjordanie et la surveillance permanente de la mobilité.

Le tracé du mur marque une césure quasi continue d’Est en Ouest entre Jéricho et Ramallah, coupant le territoire en deux parties, le Nord représenté par Naplouse, Qalqilya et Jénine, le Sud par Jérusalem, Bethléem et Hébron, le tout parcouru par un réseau de « routes de l’apartheid » de plus de 1.600 km – superposé au réseau routier palestinien – dédié aux Israéliens et reprenant le maillage des colonies implantées depuis 1967, et dont les Palestiniens sont exclus.
Le cas le plus criant est celui de Qalqilya (55.000 hab.) et Tulkarem (70.000 hab.) au Nord-Ouest, encerclées et littéralement isolées du reste de la Cisjordanie, au prétexte de leur proximité avec la frontière israélienne. Après la confiscation de terres affectées aux nouvelles colonies, les centres ont été amputés de leurs réserves en eau, Qalqilya étant privée de l’accès à la moitié des terres cultivées, situées au-delà de la barrière et soumises à un passage contingenté, condamnant la ville au dépérissement.

La même situation prévaut à Jérusalem dont la partie Est, annexée en 1967, est complétée par la promulgation de Jérusalem capitale « indivisible » par Israël (1980), confirmant le statut d’annexion par le renforcement du mur, l’extension des colonies de peuplement autour de la ville et la confiscation des lieux saints.

Ce qui représente le plus grand ouvrage mis en œuvre par Israël, que la Cour internationale de Justice nommait dès 2004 « mur de séparation », consiste en une barrière d’une largeur moyenne de 60 m comprenant une clôture électrifiée et de barbelés, des parois de béton d’une longueur de 80 km érigées aux abords des villes (8 m de haut), le tout parcouru de tours de contrôle, tranchées profondes (2 m) et voies réservées à la circulation des patrouilles militaires. Estimé à 2,5 milliards $, ce dispositif est à la mesure d’un processus d’occupation et d’annexion qui se veut inscrit dans le temps long, conformément au projet sioniste du Grand Israël.

Un espace de colonisation entre annexion et ségrégation

La construction de l’espace d’annexion est un cycle basé sur l’expropriation des terres, les évictions forcées, la destruction des cultures vivrières et la démolition des maisons, sur fond d’affrontements avec la résistance des communautés villageoises, à l’origine des mouvements de l’Intifada, quasiment ininterrompue depuis 1987. Un processus qui s’est accéléré au cours des 30 dernières années et qui confirme la démarche unilatérale d’occupation d’Israël, malgré les Accords d’Oslo (13 septembre 1993), dont la « Déclaration de principes » comporte l’application de la Résolution 242 du Conseil de sécurité relative au retrait des territoires occupés par Israël en 1967.

Entre 1993 et 2021, la population des colonies juives est passée de 266.000 à plus de 700.000 hab., près de 50% occupant Jérusalem-Est (10.000 hab. en 1972). Cette population est organisée selon un maillage territorial s’appuyant sur les 150 colonies de peuplement – officiellement « implantations » –, certaines étant des centres urbains (Ma’aleh Adumim, 40 000 hab. ; Ariel, 20 000 hab.). Ces colonies s’insèrent dans une trame urbaine et rurale préexistante, selon un ancrage géographique visant à en détruire l’équilibre séculaire ; l’espace y est organisé selon un continuum entre rural et urbain qui échappe au contrôle des Palestiniens. Une démarche d’aménagement qui procède par l’enserrement et le cloisonnement de nombreux villages ; le développement d’un réseau routier parallèle au réseau local, pour la connexion entre les colonies et le contrôle de l’armée ; l’isolation des communautés villageoises et la ghettoïsation de populations entières sous la forme de bantoustans incluant les « zones militaires », véritables espaces d’exclusion.

La situation de Jérusalem-Est traduit avec force cette logique d’encerclement, de par sa symbolique spirituelle pour les Palestiniens, politique pour la force occupante. Avec une population de colons estimée à 300.000 hab. qui ceinture la cité, la ville sainte est coupée du reste de la Cisjordanie. De fait, ce sont 200.000 Palestiniens (sur un total de 430.000) qui sont assiégés, incités par l’armée à quitter la ville, selon un mouvement annexionniste qui se poursuit – le 11 septembre 2023, un projet de 3.500 logements était présenté sur une terre appartenant à l’église orthodoxe grecque. La même situation prévaut à Ramallah, capitale de l’Autorité palestinienne, enserrée par un réseau de cinq colonies qui contribuent à neutraliser, voire détruire le maillage traditionnel, et soumise à un régime d’enclave et à un draconien contrôle d’accès et de sortie.
Au plan de l’ancrage géographique, le dispositif d’occupation consiste à implanter les colonies de peuplement au sommet des collines, par une stratégie de domination sur les hauteurs qui facilite le champ de contrôle sur les territoires environnants tout en verrouillant les passages, appuyée en cela par la multitude de check points et patrouilles volantes. Une démarche à laquelle sont associés les colons armés, dans une logique de « sécurité » et « auto-défense », avec le rôle de supplétifs et de relais de l’armée.

Un tel dispositif a largement contribué à briser les liens communautaires par le morcellement et la ségrégation des espaces, imposant à dessein une reconfiguration coercitive du territoire, où le référentiel spatial n’est plus l’espace palestinien – rural et urbain – mais celui des colonies de peuplement au développement expansif, articulé à un commandement militaire qui fonde son pouvoir sur le contrôle, l’exaction et l’intervention armée.

Une occupation illégale au regard du droit international
Le mur de séparation constitue la pièce maîtresse, avec les colonies de peuplement, du dispositif d’occupation de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est depuis 1967. Son caractère illégal est confirmé, au regard du droit international, par la résolution du 21 octobre 2003 votée à 144 voix, dans laquelle « L´Assemblée générale des Nations Unies exige qu´Israël mette fin à l´édification du mur de séparation ».
Une résolution non appliquée, à l’instar de la centaine de résolutions et condamnations adoptées par les Nations Unies à l’encontre d’Israël, parmi lesquelles la résolution 242, l’une des clefs de la question palestinienne, cinquante-six ans après son adoption. Une situation qui s’est exacerbée au cours des dernières années avec la montée en puissance des opérations d’annexion et d’implantation de colonies de peuplement ; les Nations Unies ont enregistré des records d’adoption de résolutions contre Israël avec 17 résolutions en 2020 et 15 en 2022.

A la demande de l’Assemblée générale des Nations Unies, la Cour internationale de Justice considère, dans son arrêt du 9 juillet 2004 sur l’illégalité du mur en Cisjordanie occupée, que « l’édification du mur qu’Israël, puissance occupante, est en train de construire dans le territoire palestinien occupé, y compris à l’intérieur et sur le pourtour de Jérusalem Est, et le régime qui lui est associé, sont contraires au droit international ». Une déclaration que l’Assemblée générale adopte par une résolution qui aboutit, le 15 décembre 2006, à une résolution – 162 voix pour – portant sur la création de UNRoD, Registre des Nations Unies sur les dommages causés par la construction du mur dans le territoire palestinien occupé – United Nations Register of Damage Caused by the Construction of the Wall in the Occupied Palestinian Territory. Le Registre avait examiné et statué, à mai 2023, sur 41 022 des réclamations recouvrées relevant des neuf gouvernorats de Cisjordanie.

Alors que l’application du droit international est aujourd’hui remise à l’ordre du jour avec le génocide de Gaza (Cf. l’historien Raz Segal), le mur de Cisjordanie, par son intrusion dans le paysage, reste l’un des terribles symboles de l’occupation israélienne. Il porte atteinte à la dignité humaine et s’apparente, plus que jamais, à l’Apartheid et à ses heures les plus sombres, et rappelle la phrase que prononçait Nelson Mandela en 1997, à l’occasion du 20e anniversaire de la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien : « Notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens ».

(*) Expert international en planification urbaine et développement territorial
Ancien conseiller ONU-Habitat

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