Diplomatie : Les bons offices sud-africains
Par Ahmed Faouzi*
En 1990, de guerre lasse, le président sud-africain F. W. de klerk décide de libérer l’icône de la lutte antiapartheid Nilson Mandela, après 27 ans de geôle. La pression internationale, l’insécurité croissante et les risques d’une guerre civile qui s’annonce, sont venus à bout de la résistance de la minorité blanche, et l’ont poussée à lâcher du lest.
L’effondrement du bloc communiste, idéologie de base du parti politique d’opposition et le Congrès National Africain (ANC) ont aidé l’Afrique du Sud à traverser cette période charnière de son histoire sans trop de dégâts.
De l’année de sa libération en 1990, à l’année de son élection comme président en 1994, Mandela négocie et met, avec les forces en présence, les jalons de la politique intérieure et extérieure du pays. Au niveau intérieur, il fallait rassurer la minorité blanche pour préserver ses intérêts, stimuler l’économie et favoriser la croissance, seule à pouvoir venir à bout des inégalités sociales. De l’autre, il fallait mettre fin au système ségrégationniste de l’apartheid, et permettre à la majorité noire de vivre enfin libre dans un pays démocratique.
Pour les nouvelles relations extérieures, des réflexions sont menées pour définir les grandes priorités qui peuvent tenir compte des intérêts du pays et des idéaux sur lesquels l’opposition, et principalement le parti majoritaire l’ANC, a mené son combat. Mais celui-ci est tiraillé entre deux tendances. Une aile revancharde et maximaliste, déçue par les politiques néolibérales, menées, jadis, par la minorité blanche. Et une autre, réaliste, appelant à adopter une politique fondée sur les seuls intérêts du pays, plutôt que de s’engager pour des idéaux abstraits et contraignants.
Le pays se dote, en 1995, d’institutions comme le Conseil sud-africain des relations extérieures, South African Council of Foreign Affairs, où siègent des personnalités éminentes pour définir la politique internationale à mener. Ce travail de réflexion est épaulé par la Commission des Affaires étrangères du Parlement, ainsi que le ministère des Affaires étrangères à travers la Policy research and analysis unit (PRAU). L’objectif est clair : s’assurer que l’action extérieure qui sera menée, bénéficiera à toute la nation, et non à un seul courant politique, sous-entendue l’ANC.
L’Afrique du Sud, puissance moyenne
La majorité du mouvement anti-apartheid en tire la leçon, et se rend à l’évidence qu’il est temps de revoir à la baisse ses exigences idéologiques à l’international. Une minorité s’arcboute sur ses principes maximalistes, mais n’a plus de prise sur les décisions. Le pays se met d’accord sur une conception réaliste de sa politique extérieure. Son constat est clair : l’Afrique du Sud est une puissance moyenne, elle dépend du commerce international, et doit impérativement attirer le maximum d’investissements pour créer de la croissance et résoudre ses problèmes sociaux.
Pour inciter les réfractaires de l’ANC à servir d’abord les intérêts de la nation, et laisser de côté toute idéologie extrémiste qui gênerait la diplomatie du pays, Alfred Nzo, ministre des Affaires étrangères de l’époque, déclara que les conflits idéologiques sont désormais remplacés par la compétition économique. Plusieurs des responsables de ce mouvement, hommes d’affaires avisés, sont déjà acquis à l’économie de marché. D’autres ont épousé la tendance générale en gardant au fond de leurs âmes les idéaux et les rêves de la période de la lutte anti-apartheid.
Pour le ministre des Affaires étrangères Alfred Nzo les priorités de l’action extérieure de son pays sont résumées en cinq points : 1. Promotion des droits de l’Homme 2. Promotion de la démocratie 3. Justice dans les relations entre les États. 4. Défendre les intérêts de l’Afrique au niveau international. 5. Favoriser le développement économique national à travers une coopération régionale et internationale dans un monde interdépendant. Cette politique est censée, selon lui, rompre avec celle de l’apartheid. Le pays arrive enfin à donner un sens à son action extérieure. Toute décision internationale doit répondre aux seuls intérêts de la nation. Dont acte.
Les résultats ne se font pas attendre. L’Afrique du Sud réintègre facilement le Commonwealth, les Nations unies, le G 77, l’Organisation de l’Unité Africaine, le Mouvement des non-alignés, et lance, avec la même énergie, des négociations avec l’Union européenne. Une majorité de pays ouvrent leurs ambassades à Pretoria, et le nombre des ambassades sud-africaines à l’étranger double les premières années. Tout paraît réussir aux dirigeants sud-africains, mais la complexité d’appréhender la réalité du monde en général, et plus particulièrement la réalité africaine, les fera vite déchanter.
Les premiers couacs apparaissent quand les dirigeants sud-africains ont voulu appliquer des sanctions contre d’autres pays africains réfractaires à la démocratie. C’était le cas quand le Nigeria annula les élections de 1993. Mandela réclama des sanctions économiques et l’isolement diplomatique contre Abuja. Ses pairs africains lui ont fait savoir que ce n’était pas là une manière africaine de gérer un problème africain. Les dirigeants du Nigeria gardèrent pour longtemps les stigmates de cette attitude qu’ils ont perçue comme hautaine et ingrate de la part de la nouvelle administration sud-africaine.
Certains militants de l’ANC ont rappelé à Mandela que le Nigeria avait contribué à la lutte anti-apartheid, et que les États africains ne doivent pas se tourner les uns contre les autres. Pour d’autres chefs d’État, l’Afrique du Sud est devenue tout simplement le valet de l’Occident qui prend les autres pays d’en haut pour reprendre cette formule triviale. Mandela persiste et signe, si on ne défend pas la légalité aujourd’hui, on en sera demain les victimes, aimait-il répéter à ses interlocuteurs.
LIRE AUSSI : Maroc : une ambition pour l’Afrique
Une politique de deux poids deux mesures
Cette position n’était pas constante vis-à-vis de tous les pays africains. Elle a été démentie par la politique sud-africaine à l’égard du Zimbabwe et du président Robert Mugabe, resté au pouvoir pendant 30 ans. Son bilan économique a été désastreux, les violations des droits de l’Homme quotidiennes et les élections toujours contestées. Pourtant Pretoria s’est montrée bien timorée à le critiquer, et bien vaillante à l’égard de son protégé. La politique de deux poids deux mesures dans toute sa splendeur.
Le successeur du président Mandela, Thabo Mbeki, a soutenu lui aussi ouvertement le Zimbabwe en l’aidant financièrement, pour lui éviter la banqueroute. Il déclara à ce propos que le cauchemar serait de se trouver avec un pays en faillite à sa porte. Des prêts ont donc été accordés avec générosité, et des pressions ont été menées au sein du FMI pour maintenir Harare éligible aux aides financières. Pretoria a tout fait pour contenir la pression internationale à l’encontre de Mugabe, détesté aussi bien par son propre peuple que par l’Occident.
Sur le dossier de la République Démocratique du Congo -RDC-, l’approche a été différente mais surtout maladroite. Ce pays a souffert d’une longue guerre civile qui a fait des milliers de victimes et appauvri un pays riche et convoité. Sans complexe, l’Afrique du Sud a cherché à imposer ses leçons tirées de sa propre transition, mais sans grands résultats. Face au duel entre Mobutu Sese Seko et le rebelle Laurent Kabila, Pretoria propose, en 1997, d’imposer une autorité de transition pour instaurer la paix. En agissant de la sorte, elle s’est fait bonnement aliéner les deux parties.
Naïvement, et certainement par manque d’expériences aussi, la diplomatie sud-africaine a cru que Kabila, qui était à la porte de la capitale Kinshasa, allait abandonner ses avantages pour s’aligner sur une proposition qui, dans les faits, lui vole une victoire assurée et à portée de main. La proposition d’un modèle de solution venu de Pretoria, qui ne prend pas en considération les complexités politiques inhérentes à ce conflit, s’est avérée non seulement inapplicable mais anachronique. Kabila fait fi des propositions sud-africaines et entre à Kinshasa comme vainqueur sans coup férir. Malheureusement, et comme les mêmes causes produisent les mêmes effets, la diplomatie sud-africaine refera les mêmes erreurs dans un autre dossier lié cette fois-ci à la crise ivoirienne.
La crise politico-militaire déclenchée en 2002 en Côte d’Ivoire a attiré les convoitises de Pretoria dans une région francophone qui a ses spécificités historiques et géostratégiques. Ses diplomates et ses envoyés ont été omniprésents dans toutes les réunions relatives à cette crise : à Abidjan, Paris, Accra, et Pretoria. Mais cette médiation fut l’objet de beaucoup de critiques en raison des rivalités régionales et aux véritables enjeux dans la région.
La médiation de Thabo Mbeki dans ce dossier a d’abord enfreint une règle tacite : ne jamais intervenir dans une zone sensible aux intérêts des puissances régionales en Afrique. C’est le cas du Nigeria qui s’est déployée durant toute la crise ivoirienne pour y apporter son aide. De même, cette région est francophone et la France a son mot à dire. En février 2005, le président français Jacques Chirac déclare que l’implication sud-africaine « n’a eu que peu d’impact, faute de comprendre la psychologie et l’âme de l’Afrique de l’Ouest ». Pour sortir la Côte d’Ivoire de la crise, Pretoria réitère sa position traditionnelle qui consiste à demander l’organisation des élections pour départir les candidats ivoiriens.
Pretoria et les crises africaines
Or, quand les élections présidentielles de 2010 donnent Alassane Ouattara gagnant, et que le président Laurent Gbagbo refuse les résultats, certifiés pourtant par la communauté internationale, Pretoria intervient de nouveau pour tenter une issue à une crise qui s’annonce sanglante. Mbeki, connu pour être proche de Gbagbo, proposa la même recette soumise autrefois par son pays en RDC, à savoir le partage du pouvoir entre les deux candidats, avec les résultats qu’on connait. Proposition anachronique si elle en est, mais vite rejetée par Ouattara qui s’estime désormais président de la Côte d’Ivoire puisqu’il a obtenu 54% des suffrages. Là encore la médiation sud-africaine tourne court et montre au grand jour ses limites et ses partis pris.
Pretoria s’essaie comme médiateur également en Lybie après l’affaire de l’attentat de Lockerbie et déploie tous ses efforts pour suspendre les sanctions de l’ONU. Les abus des droits de l’Homme n’y ont jamais été évoqués ouvertement avec Kadafi mais le commerce battait son plein. Dès son retour sur la scène internationale, le colonel Kadafi, déçu du panarabisme, se tourna vers l’Afrique pour prêcher le panafricanisme suivant une vision messianique pour créer les États-Unis d’Afrique. Il paie la dette de certains pays africains et finance largement des chefs de tribus qui le réclame roi des rois de l’Afrique. Les responsables sud-africains regardent, médusés, cette triste pièce théâtrale qui finira par une tragédie, dont la Libye, la région nord-africaine et celle du Sahel en paient encore les frais aujourd’hui.
L’implication de Pretoria dans toutes les crises africaines a souvent été accompagnée par de juteux contrats au profit des entreprises sud-africaines notamment dans les domaines énergétiques, d’infrastructure ou de télécommunication. L’Afrique du Sud sait mettre dans la balance tout son poids moral et son capital diplomatique pour servir ses intérêts économiques et étendre son influence même si les résultats au niveau politique sont souvent mitigés. C’est sur le seul dossier du Sahara marocain qu’elle les a, paradoxalement, desservis en soutenant, maladroitement, la position algérienne, préjugeant ainsi des négociations en cours au Conseil de sécurité, pour trouver une solution politique de compromis à ce différend régional.
La reconnaissance précipitée d’une entité fictive sur une terre historiquement marocaine a démontré la méconnaissance des enjeux et déçu aussi bien l’opinion marocaine qu’arabe ainsi que beaucoup d’autres amis africains. Elle ne correspond ni à nos idéaux de lutte contre la colonisation, ni aux intérêts bien compris d’une Afrique qu’on voudrait unie et plus solidaire. Sur ce dossier, Pretoria a commis, comme dans les autres conflits précités, un impair et un grave pêché qu’on pourrait mettre sur le dos d’une immaturité politique de l’époque.
Les deux premiers pays investisseurs sur le continent, le Maroc et l’Afrique du Sud, sont capables de tirer profit de leurs dynamismes économiques pour instaurer un partenariat gagnant -gagnant au profit de nos deux peuples et de notre continent bien compris. Après trente ans d’indépendance de l’Afrique du Sud, c’est maintenant l’âge de maturité, et seuls les intérêts économiques bien partagés peuvent ramener nos deux pays à de meilleurs bons sentiments. Les deux nations peuvent alors jouer les bons offices pour pacifier notre continent et créer les conditions d’une véritable solidarité agissante.
*Ancien Ambassadeur