Driss Bensari à cœur ouvert

Driss Bensari , penseur et voyageur philosophe, commis de l’Etat, ingénieur, homme de sciences et de lettres, poète à ses heures, vient de publier ses mémoires qu’il intitule bien à propos « Mémoires vives », un témoignage poignant et d’un réalisme à toute épreuve. C’est aussi l’itinéraire d’un savant qui décortique et analyse les situations vécues depuis l’indépendance, la somme de regards et une volonté de contredire le mythe. A cœur ouvert avec Driss Bensari.

Maroc Diplomatique : Vous êtes géophysicien, «primus inter pares» et un homme curieux de tout. Vous venez de publier un livre intitulé «Mémoires vives, témoignages et expériences d’une vie». Pourriez-vous nous expliquer à la fois l’opportunité et l’objectif de ce livre qui sonne comme un legs?

Driss Bensari: Bien évidemment, ce livre n’est pas un livre de géophysique. Il s’agit d’un ouvrage autobiographique qui comprend trois parties : une vie ordinaire au service du pays ; les organisations et institutions internationales ; et le retour à l’international à la recherche de la paix. Ce livre retrace, à travers les souvenirs les plus marquants, l’itinéraire d’une vie bien remplie avec le souci permanent de partage des expériences les plus édifiantes, acquises dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche développement (R&D), et ce, dans un double référentiel national et international. Si le référentiel national est celui de l’édification du système de l’enseignement supérieur marocain, celui du référentiel international est plus mâture, plus performant, plus exigeant et plus productif. Ce qui représente une aubaine pour le Maroc : il veut embarquer dans ce train à très grande vitesse.

Ce livre rapporte mes témoignages concernant les questions vécues lors de mes carrières technique et scientifique, questions auxquelles j’ai été mêlé. Je rapporte également les frustrations en me référant aux initiatives que j’ai prises et qui ont été avortées, et à toutes les occasions ratées et le temps perdu… Tout cela à cause du déficit d’un système national supérieur d’évaluation, compétent et suffisamment imprégné d’un système de valeurs régulé par les principes universels de la bonne gouvernance qui est, en fait, indissociable de l’amour de la patrie.

Les cris de cœur spontanément exprimés reflètent une soif inassouvie de contribuer à mieux servir les intérêts de mon pays dans la plus grande rigueur scientifique. Pour la géophysique, il s’agit d’autres ouvrages. Je citerai la connaissance géophysique du Maroc qui a obtenu le Grand Prix scientifique du Maroc et la prévision et prévention des catastrophes naturelles et environnementales – le cas du Maroc, publié par l’Unesco qui a obtenu un immense succès international sauf au Maroc.

Mes souvenirs saillants de la première partie se réfèrent aux «années noires de mon enfance» qui sont les années 40. En effet, les années d’après-guerre ont été des années de rationnement, de privation, de douleur et de malheur, jalonnées par des épidémies (typhus, choléra…) et par la famine. Ces témoignages se réfèrent aussi «aux années de braise» de mon adolescence (années 50) au cours desquelles la résistance armée à l’occupant a commencé à s’organiser après l’exil du Sultan Mohammed Ben Youssef et de sa famille en 1953 pour aboutir, dès 1955, à l’entrée en lice de la résistance armée contre l’occupant dans «un théâtre d’occupations» qu’est la ville de Taza.

À nos yeux de jeunes, Taza a symbolisé la résistance marocaine aux occupants par le soulèvement du Rif (1921-1926) mené par Mohamed Ben Abdelkrim Al Khattabi, raconté et magnifié par certains maquisards, encore vivants, témoins actifs de la grande légende; le soulèvement (1955) de l’armée de libération mené conjointement par les tribus du Nord et du Sud de Taza (Branes, Xenaya, Béni Ouriaghel, Ghiyata, Béni Ouaraïne).

C’est ainsi que ma vie de la première enfance et de l’adolescence a été imprégnée par la petite histoire de la grande Histoire du Maroc concernant ces événements à cette période.

Vous situez dès le départ le débat entre tradition et modernité et vous décrivez un long parcours du Maroc, remontant jusqu’à Abdelkrim Al Khattabi, passant en revue des événements et des thématiques aussi différents les uns que les autres. C’est quoi cette manière de décrire l’histoire d’un pays?

En effet, on peut considérer que depuis l’indépendance, la vie politique et sociale marocaine s’est jouée sur le dilemme entre tradition et modernité, avec l’entrée en force, en définitive, de la mondialisation. Pour les pays dits développés, le vecteur de la modernité est le développement scientifique et technologique assimilé comme culture pour leurs sociétés, celles de la civilisation occidentale en particulier. Mais la mystification de ce développement scientifique et technologique a toujours été indissociable de la volonté de domination et du néocolonialisme dans toutes ses formes qui se manifeste par des effets pervers de la mondialisation.

Pour nous, le chemin de la modernité est pavé de connaissances scientifiques et techniques matérialisées par l’obtention de diplômes délivrés par les temples du savoir des pays du Nord (écoles d’ingénieurs et universités prestigieuses). Ainsi, intégrer la communauté scientifique internationale représente un enjeu et un défi principal pour la communauté scientifique nationale. Mais le divorce entre l’acquisition du savoir mue par l’insatiable curiosité, par les mobiles de l’innovation, la quête de l’excellence… et les cultures endogènes à dominante «traditionaliste» est à l’origine des dissensions, malentendus, voire déchaînement des violences, que l’on attribue abusivement et d’une manière simpliste au «choc des civilisations» qui menace la paix dans le monde.

La quête de la modernité se trame, chez nous, dans un monde où tout système de valeurs est ignoré et où liberté signifie permissivité et déchéance morale.

Finalement, au terme d’un long parcours riche, intense, joyeux et mélancolique aussi, qu’est-ce qui vous a le plus motivé dans ce Maroc en construction? Qu’est-ce qui vous a le plus chagriné également?

Ce qui est en cause, c’est la participation active au développement du Maroc avec la conviction que la science et la technique peuvent être des vecteurs édifiants pour ce développement. Des circonstances générales et particulières, le milieu, la famille, l’éducation ont édifié et renforcé le «sacerdoce» de servir loyalement et le plus efficacement possible mon pays et mes concitoyens. Le sentiment et le poids du devoir de la citoyenneté mènent tout naturellement à l’universalité. Être citoyen du monde a bien du sens pour ceux qui transcendent les particularismes et égocentrismes et qui franchissent les barrières de l’intolérance et de la xénophobie.

Si on considère que la science et la technique représentent un patrimoine commun de l’humanité, leurs utilisations servent le développement du pays à condition de rejoindre le référentiel de cette communauté scientifique avec ses exigences et ses valeurs. Pour ma part, malgré le changement de référentiel (de la communauté scientifique nationale à celle internationale), la patrie est restée pour moi le point de mire, comme reste en «background», je l’avoue, une frustration devant tant d’occasions ratées, tant de temps perdu, tant d’initiatives avortées au Maroc, initiatives qui ont réapparu une vingtaine d’années plus tard, souvent réintroduites par leurs détracteurs d’antan.

Cela concerne un certain nombre de grands projets que le Maroc entreprend à grands frais. C’est le cas de la Cité de la science, des énergies non conventionnelles (y compris le nucléaire), des sciences et technologies de l’espace, de l’information, de l’environnement… Les cris du cœur spontanément exprimés reflètent une soif inassouvie de contribuer à mieux servir les intérêts de notre pays.

Dans les années soixante et soixante-dix, l’Education posait déjà le problème de l’efficacité d’une réforme globale…

La réforme de l’enseignement a toujours présenté un défi majeur à relever depuis l’indépendance. Plusieurs tentatives ont été essayées sans succès. Personnellement, j’ai été associé à toutes les réformes avortées depuis la décennie 70 jusqu’au milieu des années 90. Il s’est agi des études de l’Unesco sur le «Préinvestissement du secteur de l’éducation» jusqu’au Programme d’études du secteur de l’éducation (PESE) de la Banque mondiale comprenant 8 pour le préscolaire et le primaire et 4 pour le supérieur, en plus d’autres études sur le financement du secteur, la pédagogie…

Trois objectifs principaux ont été annoncés dès le départ : marocanisation, arabisation et généralisation.

Marocanisation et arabisation bâclées et précipitées ont plongé le secteur dans une crise chronique qui a mené tout droit à la décrédibilisation définitive de l’école publique. Quant à la généralisation, elle représente l’effet le plus symptomatique de l’échec de la réforme. Les résultats sont désolants malgré les moyens octroyés au secteur (26% du budget) avec des abandons précoces, des déperditions et taux ahurissants d’échecs, le flux sortant est supérieur ou égal au flux entrant (de 300 000 à 500 000 selon les sources), et seulement 10% de ceux qui rentrent à l’école arrivent à avoir leur bac.

En définitive, plus de la moitié des Marocains demeurent analphabètes (selon différentes sources). L’avènement de la Cosef, unecommission comprenant 38 personnalités, avait pour ultime objectif de repenser le système éducatif avec comme défi de transformer l’école pour la réconcilier avec la nation. Pour cela, il faut la réhabiliter, la revaloriser… avec introduction des changements radicaux des mentalités, des attitudes, des pratiques et comportements des acteurs à qui on demande la rigueur, la créativité, la compétitivité, la combativité… l’excellence à cultiver et l’adéquation au marché de l’emploi…

Mais dites-nous comment? Franchement, de qui se moque-t-on dans cette affaire?

En fait, l’origine des principaux maux diagnostiqués par la Cosef que sont la scolarisation insuffisante, le taux d’analphabétisme élevé, la déperdition scolaire aiguë, des abandons massifs et l’extrême pauvreté. C’est cette dernière qui génère mendicité, drogue, prostitution infantile… L’intervention de l’État pour la généralisation se situe à ce niveau. L’évaluation en mi-parcours faite par la Cosef reconnaît que les objectifs n’ont pas été atteints, qu’il y a eu une baisse des dépenses d’investissements, une réticence des ministères concernés qui ne veulent pas perdre leurs prérogatives, etc.

Pour l’enseignement supérieur, la Cosef ne propose rien pour l’accès à l’enseignement supérieur, le numerus clausus, la mise à niveau indispensable pour pallier les rendements internes et externes lamentables menant à la dévalorisation des diplômes, la gratuité totale du supérieur (pas de frais d’inscription),  la faiblesse des liens (partenariat) entre universités et entreprises, les coûts de formation variant de 1 à 1000 DH, etc.

La recherche est la grande oubliée de la Cosef. La recherche, carrière d’une vie, n’est utilisée que comme un tremplin au moment où les sociétés avancées faisaient leur entrée dans la société du savoir qui ne demande pas moins pour le Maroc que la mise en place de toute urgence d’un pacte de l’éducation.

L’ultime objectif de ce pacte est d’agir contre la discrimination sociale en assurant progressivement la généralisation et en faisant de l’école la première assise de la cohésion, de la justice sociale, de la solidarité nationale et interrégionale et un agent efficace contre la discrimination sociale ; l’ascenseur social pour les enfants déshérités et les plus pauvres ; et le meilleur garant de l’égalité des chances. Ce pacte doit permettre de jeter des bases de la société du savoir égalitaire, à laquelle nous devons aspirer et qui a un très fort impact, entre autres, sur l’économie.

La marche du Maroc vers la modernité et le progrès, les obstacles qu’il rencontre, notamment les forces conservatrices qui le tirent vers le bas et le freinent, vous paraissent-ils déterminer son futur de manière décisive? Quel est votre regard?

Le concept de la modernité est multiforme. Pour les uns, il s’agit d’un projet d’imposer la raison comme norme transcendante à la société, ou pour les autres la crise de la raison dans l’histoire. En terme sociologique, la modernité est un mode de reproduction de la société fondé sur la dimension politique et institutionnelle de ses mécanismes de régulation, par opposition à la tradition, la reproduction d’ensemble et le sens des actions exécutées est régulée par des dimensions culturelles et symboliques particulières, un changement qui lui-même suppose une modification du sens temporel de la légitimité.

La modernité est aussi l’ensemble des conditions historiques matérielles qui permettent de penser l’émancipation à l’égard des traditions, des doctrines ou des idéologies non théorisées par une culture traditionnelle. Or, la vie politique et sociale marocaine, avais-je dit, s’est jouée sur le dilemme en tradition et modernité. Les vecteurs de la modernité sont la science et la technologie et «le développement s’accomplit quand la science et la technique deviennent culture pour un pays», disait René Maheu, ex-directeur de l’Unesco).

Pour les uns, modernité se limite à une mimique de ce qui se passe en Occident. Pour les autres, il faut opérer des changements qu’on appelle la Réforme. Pour Mahdi El mandjra, la quête de la modernité se trame dans un monde où tout s’achète, y compris les consciences, un monde excluant tout système de valeurs et où liberté signifie permissivité et déchéance morale. On peut entrer dans la modernité sans avoir besoin de passer par l’occidentalisation (Japon, Inde, Chine). Certes, le chemin de la modernité est semé d’embûches.

Pour les «yaqa», la marche forcée vers la modernité se limite à une «mimique» de ce qui se trame en Occident, un monde gangréné par la corruption. La néophilie nécessaire à la réforme constitutionnelle pouvant assurer le changement dans la continuité et permettant au formalisme démocratique de gagner du terrain jusqu’à aboutir à un véritable état de droit. Or, les forces du mal (les «yaqa») ne l’entendent pas de cette oreille. Autrement, comment expliquer que le pouvoir opte pour la fausse allégeance de technocrates à compétences et moralités douteuses qui s’érigent en «élites» dont le seul but est de continuer à bénéficier de la part de pouvoir et de privilèges en tentant d’enrayer le chemin vertueux vers un Etat de droit.

Comment se fait-il que ceux qui s’occupent d’offices d’établissements publics échappent au contrôle du gouvernement en ce qui concerne les responsabilités du gouvernement (politique énergétique, eau, électricité, prospection de ressources…) en jouissant de salaires et d’avantages mirobolants et parachutes dorés.

C’est ainsi que le Maroc, pays de l’extrême Occident, se trouve de plus en plus isolé, par rapport à la Oumma, par sa désignation tardive (en retard d’un jour) du début des mois lunaires. Sa position rétrograde sur le sujet est totalement dissociée de l’avancement scientifique et technologique dans le monde. Il risque en cela d’être décrédibilisé à la grande satisfaction des «détracteurs» de l’Islam de l’extérieur comme de l’intérieur.

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