En exclusivité : Le message de Solidarność, la force des « prophètes désarmés »
Nous publions ci-dessous un article du Président de la République de Pologne que MAROC DIPLOMATIQUE a reçu en exclusivité de la part du bureau de la présidence de la République polonaise.
Dans Le Prince, Nicolas Machiavel se fait observateur, non sans un zeste d’ironie, d’une constante de l’histoire disant qu’ « on a vu réussir tous les prophètes armés, et finir malheureusement ceux qui étaient désarmés ». Mais il n’y a pas de règle sans exception. Plus d’une fois, en effet, l’histoire a donné raison aux prophètes désarmés. La plupart du temps après coup mais sans laisser aucun doute. Un excellent témoignage en est fourni par la victoire historique du syndicat polonais Solidarność et l’extraordinaire message qu’il a adressé, il y a 40 ans, aux travailleurs d’Europe de l’Est.
Le mois d’août 1980 polonais, avec la création du syndicat indépendant autonome Solidarność, reste non seulement un des événements majeurs dans les expériences européennes de l’après-guerre, mais un tournant aux conséquences décisives pour toute la communauté internationale. À l’époque, peu de gens étaient en mesure de prévoir que la chute du communisme en tant que système de domination soviétique sur les pays d’Europe centrale et orientale et source de la division du monde en deux blocs ennemis allait être si imminente. Ceux pourtant qui ont pu plonger dans l’ambiance de la Ière Assemblée nationale des délégués de Solidarność, inaugurée le 5 septembre 1981 à Gdańsk, ont compris que la débâcle du système communiste était bien réelle et pas si lointaine que cela.
Le monde observait avec admiration un premier syndicat indépendant dans les territoires compris entre l’Elbe et Vladivostock – mouvement de liberté et d’espérance – tenir séance sans quelconque contrainte et dans le respect des standards de la démocratie et du parlementarisme. L’Assemblée de Gdańsk a permis de dégager une vision de grandes réformes systémiques, sociales et économiques dont le dénominateur commun était l’idée de mettre en place une société autogérée et citoyenne. Tout comme la Constitution polono-lituanienne du 3 mai 1791 – le premier acte de ce type en Europe – mettait en œuvre une profonde rénovation de la République, le programme des réformes prôné par Solidarność était un tournant dans la perception de l’État et de l’économie. Non seulement parce que l’idée d’une Pologne « autogérée » et d’un pouvoir « populaire » sapait les fondements du régime autoritaire de l’époque, mais aussi parce que les transformations proposées par Solidarność reflétaient une grande ambition modernisatrice.
Tout cela est clairement visible avec la perspective d’aujourd’hui, surtout après l’expérience de la crise économique et de la pandémie en cours. Nous percevons la nécessité d’harmoniser davantage les objectifs sociaux et économiques et de promouvoir un développement durable qui n’absolutise pas les bénéfices à court terme. Nous sommes conscients du rôle essentiel de la cohésion sociale et d’une plus juste participation aux fruits de la croissance. Nous comprenons l’importance de l’activisme citoyen et de la représentation du dèmos national, mais aussi européen, pour un fonctionnement stable des institutions permettant de prendre des décisions stratégiques pertinentes. Il est fort possible que si la loi martiale – cet attentat communiste visant la liberté naissante – n’avait pas été instaurée en Pologne en décembre 1981, les réformes proposées, il y a 40 ans, par Solidarność lors de sa Ière Assemblée nationale auraient pu devancer leur époque et lancer des solutions pionnières. Mais c’est un sujet pour une autre histoire.
L’œuvre la plus significative et la plus visionnaire de la Ière Assemblée de Solidarność a été le Message aux travailleurs d’Europe de l’Est. Paradoxalement, il avait un objectif pragmatique et une genèse toute simple. Son initiateur a été un jeune chirurgien Henryk Siciński, les travaux sur le document a coordonné Antoni Pietkiewicz, ingénieur électricien, secrétaire de la présidence de l’Assemblée, plus tard, dans une Pologne enfin libre, haut fonctionnaire public et manager. Son texte a été rédigé par d’éminents militants de l’opposition démocratique : Bogusław Śliwa, juriste, et Jan Lityński, mathématicien, dont la disparition tragique il y a six mois nous a remplis de profonde tristesse. Le Message devait être avant tout un appel à la vérité et à la liberté forçant les cordons des dictatures communistes et de leur propagande mensongère. C’était un texte simple, allant droit dans les cœurs : « Les délégués rassemblés à Gdańsk à la Ière Assemblée des délégués du syndicat indépendant autonome Solidarność envoient aux travailleurs d’Albanie, de Bulgarie, de Hongrie, de République Démocratique d’Allemagne, de Roumanie, de Tchécoslovaquie et de toutes les nations de l’Union soviétique des salutations et des mots de soutien. En tant que premier syndicat indépendant de notre histoire après la Seconde Guerre mondiale, nous ressentons profondément la communauté de nos destins. Nous vous assurons que malgré les mensonges répandus dans vos pays, nous sommes une organisation authentique de dix millions de travailleurs, fondée en résultat de grèves ouvrières. Notre but est de lutter pour améliorer les conditions de vie de tous les travailleurs. Nous soutenons ceux d’entre vous qui ont décidé d’entrer sur le chemin difficile de la lutte pour un mouvement syndical libre. Nous croyons que bientôt vous et nos représentants pourrons nous rencontrer afin d’échanger nos expériences syndicales réciproques ».
Au sein même de Solidarność, de nombreux militants partisans de la tactique de révolution autolimitée considéraient le Message comme trop osé. Malgré les réticences, le 8 septembre 1981, il a été adopté à une large majorité pour devenir un document officiel de l’Assemblée. La réaction des autorités communistes en Pologne et dans les autres pays a été furieuse. Moscou l’a très mal pris. Léonid Brejnev a qualifié le Message comme « un document dangereux et provocant (…) qui vise à semer la zizanie dans tous les pays socialistes ». Une campagne de calomnies et de haine contre Solidarność a redoublé de force. Même à l’Ouest, de nombreux représentants de la classe politique ont considéré cette initiative comme risquée.
Mais dans Solidarność une autre philosophie a prévalu, ce qui a été très pertinnemment décrit par l’historien britannique Anthony Kemp-Welch, témoin direct des débats de l’Assemblée et de la proclamation du Message : « C’était un moment exceptionnel dans l’histoire, quand, au nom des raisons morales, on a rejeté les limites imposées par la guerre froide et la nécessité de mener une realpolitik, pour, en échange, proposer aux nations voisines un programme de solidarité ».
Ce programme a changé la face de l’Europe. On voit bien aujourd’hui que la prophétie est devenue réalité. Les « prophètes désarmés » l’ont emporté : en 1989, une vague de liberté a secoué l’Europe centrale et orientale, le Mur de Berlin s’est effondré, le communisme a été mis K.O., l’Union soviétique avec sa tyrannie s’est désagrégée. Des conditions pour plus d’intégration en Europe et au sein de l’alliance de nations libres sont apparues – nos pays ont rejoint l’Otan et l’Union européenne. L’Europe centrale et orientale a obtenu un succès historique. Depuis plusieurs années, elle reste un espace de stabilité et de développement, attirant l’attention du monde par ses acquis, son potentiel économique et ses ambitieuses aspirations.
L’essence même du Message aux travailleurs d’Europe de l’Est était l’idée d’une communauté des destins et d’une solidarité qui transgresse les frontières. Comme il y a 40 ans, cette idée continue à nous guider comme une boussole. C’est elle qui est le fondement d’une coopération étroite dans notre région : au sein du Groupe de Visegrád, du Groupe des 9 de Bucarest – une plateforme de coopération militaire des pays de la frontière est de l’Otan – et de l’Initiative des Trois Mers qui rassemble les pays situés entre les mers Baltique, Adriatique et Noire. Je me réjouis que, de plus en plus souvent, en Europe et dans le monde, cette Initiative soit appréciée en tant qu’une entreprise qui sert à développer des infrastructures, à créer des vecteurs de coopération économique dans l’axe européen Nord-Sud, à renforcer la cohésion de l’UE. Une autre initiative importante est la Plateforme de Crimée, dont le sommet d’inauguration s’est tenu lors des récentes célébrations du 30e anniversaire de l’indépendance de l’Ukraine. À travers cette structure, nous donnons un signal commun que nous ne resterons pas passifs face aux violations du droit international et de l’intégrité territoriale des États ainsi qu’à l’affaiblissement de la sécurité dans notre région.
Nous coopérons au nom des intérêts communs, au nom de la liberté dont les grains a semé le Message proclamé il y a 40 ans par Solidarność. Nous mettons remarquablement bien cette victoire de la liberté à notre profit, corps et âme nous la défendons aussi. Le succès de l’Europe centrale et orientale puise dans cette vision à long terme des délégués de la Ière Assemblée nationale de Solidarność de 1981. Ne sous-estimez pas la force des prophètes, même s’ils peuvent vous paraître désarmés.
Andrzej DUDA, Président de la République de Pologne