Entretien Loubna Zemmouri: « De la nécessité de revoir le cadre législatif »

Propos recueillis par Mouhamet Ndiongue

La dynamique de la RSE au Maroc est en évolution, cependant, plusieurs paramètres restent à améliorer, notamment son cadre constitutionnel qui ne doit plus être sous le sceau du volontarisme des entreprises. Pour améliorer cette donne et en faire un avantage ou facteur accélérateur, le cadre législatif et institutionnel se posant principalement en mode d’encouragement et de promotion, doit être revu.

Loubna Zemmouri, Consultante indépendante en RSE (Diversité, Développement durable et Gouvernance) auprès de grandes entreprises, estime que « Cet arsenal législatif est un signal fort vis-à-vis du secteur privé de l’économie marocaine », car « la signature d’accords avec l’Union Européenne impose de nouvelles règles d’éthique, de transparence et de respect de l’environnement dans les pratiques des entreprises exportatrices. »

Dans cet entretien accordé à Maroc Diplomatique, Mme Zemmouri analyse aussi les freins des pratiques RSE pour les entreprises marocaines.

l Où en est le Maroc par rapport à la dynamique de la RSE ? La RSE est-elle un effet de mode ou un paradigme socio-politique ?

– Loubna Zemmouri : La RSE n’est pas une nouveauté au Maroc : Depuis l’industrialisation du royaume, la RSE a toujours existé mais plutôt dans une logique de « giveback », essentiellement centrée sur l’appui aux riverains pour améliorer leurs conditions de vie et atténuer les effets de l’activité de l’entreprise sur leur bien-être. Depuis quelques décennies, le Maroc est entré dans une ère de modernisation et de compétitivité accélérée, et constate la limite de son modèle sur sa biodiversité et sur le développement socio-économique de la population. Ainsi, il s’est engagé sur la voie des énergies renouvelables en préparant une batterie de mesures pour accompagner la transition du pays vers une économie bas carbone et résiliente.

L’une des premières concrétisations du royaume a été d’ailleurs de mener en 2010 un débat national qui a permis l’élaboration de la Charte Nationale de l’Environnement et du Développement Durable (CNEDD) et qui a conduit à l’adoption en 2014 de la loi-cadre sur l’environnement. Ces réalisations ont permis de conduire à l’élaboration d’un nombre important de stratégies, programmes et réglementations qui établissent les grands principes de développement durable :

l Prévention et réduction à la source

l Hiérarchie des modes de traitement des déchets

l Principe du pollueur-payeur

l Responsabilité élargie des producteurs.

Par ailleurs, la question des droits humains devenant centrale pour une société épanouie et durable, le Maroc a ratifié nombre de conventions internationales visant à renforcer et à promouvoir le statut des femmes aussi bien dans la sphère familiale, que dans la sphère publique et économique. Enfin, le nouveau modèle de développement consacre le rôle et la responsabilité du secteur privé dans l’émergence d’une économie durable et inclusive.

l Comment se présente le cadre constitutionnel législatif et volontaire de la RSE ?

–  L’Entreprise au Maroc a naturellement inscrit ses orientations stratégiques dans le cadre de ces nouveaux paradigmes : nécessité d’établir une relation de proximité et de dialogue avec ses parties prenantes, d’enclencher une dynamique vertueuse et inclusive au sein des communautés riveraines, d’intégrer les droits humains et le concept de bien-être au travail, de promouvoir la diversité et de la mixité au sein de ses instances de gouvernance et des équipes dirigeantes, et surtout de mettre en place un management de l’environnement afin d’adresser les enjeux environnementaux liés au réchauffement climatique. En parallèle, les différentes institutions accompagnent cette transition par le développement de chartes, conventions cadres, livres blancs et cadres de réflexion et de recherche en encourageant à la mobilisation de toutes les forces vives du Royaume pour que la Responsabilité Sociétale des Entreprises ne soit pas un effet de mode au vu de son importance capitale dans les économies partenaires (pays de l’union européenne notamment), mais un levier de développement inclusif et durable.

Aujourd’hui, la RSE est effectivement implantée dans la vision des dirigeants d’entreprise, et se manifeste de manière de plus en plus transversale sur l’ensemble des périmètres d’action : Achats responsables, diminution du bilan carbone, transition des sites industriels depuis les énergies fossiles vers des énergies vertes, gestion des déchets le long du cycle de vie des produits, féminisation des Conseils d’administration et promotion de l’emploi féminin, transparence et éthique dans les process internes, etc.

Le cadre législatif et institutionnel se posant principalement en mode d’encouragement et de promotion, et n’étant pas coercitif, la RSE reste fortement liée à la vision et à la sensibilité du leadership. Néanmoins, de nouvelles lois viennent peu à peu assoir le développement durable comme une obligation légale : publication des rapports ESG pour les sociétés cotées en bourse, quota de 40% de femmes au sein des Conseils d’administration, loi sur la responsabilité élargie des producteurs imposant aux metteurs en marché la gestion de leurs emballages en fin de vie avant l’arrivée en décharge… Cet arsenal législatif est un signal fort vis-à-vis du secteur privé de l’économie marocaine. Par ailleurs, la signature d’accords avec l’Union Européenne impose de nouvelles règles d’éthique, de transparence et de respect de l’environnement dans les pratiques des entreprises exportatrices.

Les avancées sont donc réelles et notables, et les entreprises se dotent de plus en plus d’une « responsable RSE » au sein de leur organigramme.

Cependant, cet état de fait est principalement constaté au niveau des grandes entreprises, considérées comme locomotives de l’économie marocaine. Les entreprises de taille réduite ne semblent pas encore sensibilisées à la nécessité des nouveaux paradigmes, loin d’être une priorité dans un contexte où les PME et TPE (qui représentent 90% du tissu productif marocain) luttent pour leur viabilité dans un climat des affaires qui manque de transparence et n’accorde pas la valeur attendue à la méritocratie. La RSE semble donc pour le moment être l’apanage des grandes entreprises, bien installées dans leur écosystème et bénéficiant pour certaines de l’appui de leur maison mère.

l Quels sont les freins des pratiques RSE pour les entreprises marocaines ?

– Au sein même de certaines grandes entreprises, la sensibilité aux enjeux environnementaux (rareté hydrique, érosion et appauvrissement des sols, pollution plastique, etc.) se cantonne souvent au leadership et aux dirigeants opérationnels, et n’est pas forcément cascadée à l’ensemble des collaborateurs. Les stratégies environnementales se concentrent sur la limitation des impacts de l’entreprise sur son écosystème, et non pas sur la réduction à la source de ses impacts, laissant les principes d’éco-conception et de création de modèles de production raisonnés à des économies plus avancées. La mixité au sein des équipes voit souvent les femmes occuper des postes subalternes tandis que les postes à responsabilité restent fortement masculins. Les actions en faveur des riverains, grandement impactés par l’activité des entreprises industrielles, se limitent souvent à des mesures ponctuelles dites « de charité », et ne tiennent pas toujours compte des besoins des communautés en l’absence d’un réel dialogue avec cette partie prenante. Malheureusement, des actions qui relèvent plus du green washing sont pour la plupart une dépense d’énergie et d’argent difficile à consolider dans le temps. Planter des arbres pour répondre à l’enjeu de la déforestation, ou construire des châteaux d’eau pour les riverains dont les nappes phréatiques épuisées ou polluées menacent la viabilité de leurs ressources, leurs revenus et leur santé, ce type d’action s’inscrit dans une logique court-termiste et, si elle n’est pas accompagnée de stratégies qui touchent au cœur du problème, se limitent à embellir les rapports annuels de développement durable. Il est vrai que la limitation à la source des impacts de l’entreprise implique des investissements considérables et des modifications profondes des modes de production, pouvant fragiliser la sécurité financière de l’entreprise, en l’absence de plans de soutien financier de l’Etat ou d’autres types d’organismes institutionnels.

Par ailleurs, bon nombre de théoriciens considèrent que l’aspect culturel est aussi un frein à la généralisation de la RSE, mais pour ma part, je considère que lorsque la volonté et la vision du leadership sont assez fortes, et que les moyens nécessaires sont investis dans la communication et la formation, les ressources humaines suivent immanquablement et deviennent même des ambassadeurs des causes défendues par l’entreprise dans le cadre de ses valeurs et de sa mission.

l Quels sont les avantages et les facteurs accélérateurs ?

– Aujourd’hui, quelques entreprises ont intégré la notion de RSE dans l’essence même de leur activité et s’engagent dans des démarches à la fois innovantes et créatrices de valeur et d’inclusion, par exemple en créant des alliances territoriales fédérant à la fois le secteur privé, l’Etat et la société civile, en considérant le soutien des riverains comme une démarche holistique visant à améliorer leur bien-être général et leur autonomie financière, en impliquant les jeunes dans la réflexion autour d’innovations durables et inclusives, et en s’engageant dans l’éducation des citoyens afin que la responsabilité sur les ressources et la résilience des populations soit l’affaire de tous. Reste à mettre en place un cadre législatif et financier à même de promouvoir, encourager et généraliser la démarche RSE au sein du secteur privé dans son ensemble.

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