« État-pivot » ou « État défaillant » ? Une virée dans les labyrinthes de l’Algérie (1)
Un pays qui aurait pu être ce qu'il ne pourra jamais devenir
Par Kamal F. Sadni
(Gėopoliticien)
Un ami discute avec moi le contenu de mon article intitulé ‘L’Allemagne et l’Algérie : réinvention laborieuse des coups marchandage-attention-quémandée‘, (Kamal F. Sadni, 17 août, 2021). Il dit qu’il apprécie certaines idées du texte, mais qu’il n’est pas d’accord sur le soubassement d’une alliance présumée consacrée entre Bonn et Alger. Il est d’avis que les Allemands, très futés comme je les ai décrits (et c’est une évidence), ne seraient pas aussi naïfs au point de miser sur un pays qui se dirige, sans mégarde, vers un abysse.
L’observation de cet ami, comme celles que je lui reconnaissais sur d’autres terrains, est très pertinente. En effet, l’article peut prêter à confusion, en dépit de la précaution que j’ai prise de ne pas placer les relations entre Bonn et Alger sur le registre de l’équilibre de puissance symétrique. Plutôt le contraire, même si l’idée de la sous-traitance géopolitique, qui y est développée, crée l’amalgame dans l’esprit du lecteur.
Cet ami, que je connais donc très bien, est un connaisseur des affaires algériennes pour avoir fait, entre autres, une recherche sur les non-dits de la décennie de la terreur dans ce pays. Il avance une idée très simple : on ne peut pas comprendre le comportement politique et diplomatique de l’Algérie sans intégrer « la dimension violence » dans l’analyse.
La violence est encastrée dans la structure mentale des décideurs (et d’une bonne frange d’Algériens). Et ce n’est pas seulement l’absence de tradition étatique, le chaos résultant de la période post-indépendance ou la saccade des révolutions de palais, que le système politique a connues, sous forme de règlement de compte, qui peuvent aider à comprendre le comportement des décideurs algériens sur l’échiquier interne ou en matière de politique étrangère. En fait, mon ami conteste le fait que j’aie attribué à l’Algérie un rôle privilégié en tant qu’État-pivot dans les équations stratégiques euromaghrébine et subsaharienne.
En relisant le papier, je n’ai pas eu l’impression que je suis allé dans cette direction. Explication donc raison donnera ; je clarifierai ma pensée dans les lignes suivantes. Je ne ferai pas comme lui qui rechigne toujours à publier sa recherche si édifiante, en dépit de l’insistance de nombreux amis qui la trouvent magistrale et vraiment d’actualité bien que sa rédaction remonte à deux décennies déjà. Si elle l’avait publiée, nombreux seraient les amateurs des nouvelles technologies de l’information qui se seraient passé des approximations servies par des analystes qui circulent sur la toile débitant des généralités sur l’Algérie. (Donc je ne le cite pas, et encore moins le titre de sa recherche pour ne pas l’indisposer ; et ce faisant, je lui lance le défi pour qu’il publie son texte).
De même, un autre ami, celui-là plus aguerri aux méandres des relations algéro-marocaines depuis la première reprise en 1988, balaie d’un revers de la main le soupçon d’optimisme qui se serait dégagé de la lecture de l’article susvisé. ‘Rien à faire, observe-t-il’, le logiciel des décideurs algériens n’est plus fonctionnel et il est difficile de lui trouver un adaptateur ou un convertisseur. Et donc, il se consume et, s’en rendant compte, ces décideurs veulent entrainer les logiciels des autres vers l’abysse de destination qui est désormais leur demeure par excellence.
« Etat-pivot » ou « dépendance stratégique » ?
Est-ce qu’il n’y a plus d’espoir ? Oui, à l’instar de mes amis, je le crains, du moins à court et moyen terme. Cependant, honnêteté intellectuelle obligeant, je suis en devoir de déblayer le terrain, et interroger les paradigmes que j’ai utilisés. Et à leur tête, le paradigme de l’État-pivot (Pivotal State) et son rapport (ou distinction du) au paradigme de l’État défaillant (Failed State) appliqué à certains acteurs en développement –et donc, en ce qui nous concerne, l’Algérie.
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J’avoue que j’ai hésité à écrire ce papier de crainte de me répéter. Et puis, un communique du Haut Conseil de Sécurité algérien tombe le 18 août 2021. Il vient entériner les idées contenues dans un autre communiqué du ministère des Affaires étrangères et de la Communauté nationale à l’étranger, deux jours auparavant, reprenant les mêmes accusations contre un ennemi extérieur nommément cité, le Maroc. On reproche à cet ennemi virtuel de s’être théoriquement impliqué dans les feux de forêt en Kabylie et d’être le bailleur de fonds des mouvements d’autonomie de Kabylie (Mak) et du mouvement ‘Rachad’, installés respectivement en France et au Royaume uni et qualifiés, de surcroît, de terroristes et d’ennemis du peuple algérien.
Décision prise alors de pondre ce papier. Dans « Le vieil homme et la mer », Hemingway adresse entre autres messages, celui qui laisse entendre que les hommes peuvent se mesurer à plus grand qu’eux, mais ils puisent dans leur intelligence la force de la survie et de la transition, pour se réaliser ensuite. L’entêtement contre les éléments de la nature peut être mortel, mais la satisfaction, au bout du chemin, est une récompense inespérée et une force de caractère qui fait honneur à son auteur. On finit toujours par obtenir gain de cause (E. Hemingway, 1952).
Dans « Birds », un classique du cinéma d’horreur, Hitchcock raconte l’histoire d’une petite ville attaquée de manière étrange et épouvantable par des oiseaux qui transforment la vie des habitants en enfer (A. Hitchcock, 1963). Cependant, l’horreur vécue fait découvrir aux habitants des ressources dont ils n’avaient pas soupçon auparavant. Dans ‘Huis Clos’, pièce de théâtre de Sartre, la réplique phare ‘L’enfer, c’est les autres’ met en scène le drame intérieur d’une personne souffrant du syndrome d’être jugé par les autres et de ne pouvoir rien y faire sinon se consumer de l’intérieur (Jean P. Sartre, 1944).
Dans ces trois références, il y a la lecture du comportement de certains acteurs maghrébins. Que le lecteur soit libre d’y insérer l’acteur de son choix. Pour ma part, je retiendrais la détermination à forte impulsion existentielle exprimée par Hemingway et Hitchcock (le Maroc) et la panique et de la perdition relatée par Sartre (l’Algérie). Voilà dans ce dernier cas d’espèce ce que ressent l’institution militaire algérienne. Je comprends alors la critique de mon ami : cela dénote d’un état d’esprit qui ne sait plus à quel saint se vouer, qu’il avait déjà recelé dans sa recherche précitée plus haut.
En somme, c’est la marque de fabrique d’un État sur la voie de l’érosion. Alors, peut-on parler de l’Algérie comme « un État défaillant » selon les critères de Robert I. (R. Robert, 2002), à défaut de ne plus être « un État-pivot » comme cela avait été pensé en1996 (Chase R., Kennedy P. & Hill E. 1996) ? « État défaillant ? » Peut-être pas totalement. Alors examinant quels sont les indicateurs qui font d’un acteur, un « État-pivot » ou un « État défaillant« .
Pour schématiser, on dira qu’un « État-pivot » est un acteur qui dispose de suffisamment d’ingrédients de puissance et de stabilité pour prétendre à se faire confier la mission de l’organisation de la sécurité sur l’échiquier géostratégique régional auquel il appartient. Des capacités militaires qui lui permettent d’avoir de l’ascendance sur les autres compétiteurs, acteurs étatiques régionaux. Une économie rayonnante (ou en tout cas, suffisamment autosuffisante) qui conforte la balance commerciale et fait rentrer des devises qui ne vont pas dans les poches des détenteurs du pouvoir. Une sécurité psychologique assise sur une adhésion populaire confortable sinon moins préoccupante. Une diplomatie de paix et de résolution des conflits par le dialogue et la négociation. Une politique de bon voisinage et de non interférence dans les affaires intérieures des autres États.
En somme, une puissance régionale crédible et tournée vers l’avenir pour créer la prospérité partagée à l’intérieur et dans les espaces limitrophes. Tout cela sauf être un gendarme, un sous-traitant géopolitique, une dépendance stratégique ou, à la longue, être intégré dans un complexe sécuritaire qui n’a rien à voir avec les intérêts vitaux des pays de la sous-région. L’Algérie dispose-t-elle de tous ou d’une partie de ces atouts ?
Maintenant, un « État-défaillant« . Il s’agit d’une « entité inachevée« . Une structure qui est basée sur une organisation clanique, sectaire, tribale et ethnique. Elle n’est pas la résultante d’un consensus ou d’un compromis politique crédible et viable. Elle est surtout la porte-parole d’une ou de plusieurs forces étrangères qui l’on aidées à s’emparer du pouvoir. Elle est dirigée par des chefs qui n’arrivent pas à se débarrasser de la mentalité de « maquisard« , des « princes de guerre« , des « manipulateurs à tout bout de champs » et des « conspirateurs » vivant toujours avec le doigt sur la gâchette. Et l’économie ? Que dalle. Dans les efforts de reconstruction (si la reconstruction est décidée), ces derniers veulent avoir le dernier mot et canaliser l’assistance qu’elle détourne à leur guise Et le sentiment de vivre ensemble ? Que dalle. Il ne s’agit même pas d’une dépendance stratégique dans le sens caricatural qui est donné à certains acteurs arabes avant et après « Le printemps arabe« .
On n’y comprend rien. Où faudrait-il classer l’Algérie ? Pour assouvir la curiosité, on dirait que l’Algérie s’est trouvée alternativement dans le schéma des deux représentations « État-pivot » et « État défaillant« . Encore faut-creuser pour trouver matière à broder. On commencera par dire que ce pays est une représentation parfaite des États du tiers-monde qui ont été victimes de « La malédiction du pétrole » (Oil curse). Ce sont des pays qui disposent de ressources énergétiques abondantes, qui ont instauré des régimes oligarchiques jonglant entre le militaire et le paramilitaire et qui ont, surtout, volé à leurs peuples leurs révolutions.
Pendant quatre décennies, les dirigeants de ces pays ont eu le vent en poupe en manipulant l’atout tangible qui était le leur : le pétrole puis le gaz. Parallèlement, ils se sont faufilé entre les rangs des acteurs majeurs internationaux qui se livraient leurs propres batailles pour le contrôle de l’échiquier géostratégique global, en vue de tenter, à leur tour, d’asseoir leur propre ascendance géopolitique régionale. Le débat idéologique Est-Ouest et la guerre froide, comme appâts de circonstance, ces acteurs se sont présentés comme les porte-étendards d’une voie intermédiaire : le non-alignement. Manne pétrolière aidant, ils ont mené le cortège à l’aide de campagnes cacophoniques qui ont fait long feu.
Se focalisant sur l’extérieur -et se croyant incontournables, indétrônables, indispensables-, les décideurs de ces pays ont négligé de traiter le sol dans lequel fourmillaient des attentes sociales de plus en plus fortes et impatientes. Et alors que des pays moins lotis qu’eux en ressources naturelles s’efforçaient (et réussissaient relativement) à trouver des alternatives par la diversification de leurs économies, ces pays se sont endormis sur leurs lauriers : « gain facile, rêve docile et Dieu serait avec le couche-tard ; pas le lève-tôt« .