Festival Gnaoua, un quart de siècle déjà et un sacre d’harmonie et de convivialité

Par Hassan Alaoui

Du 27 au 29 juin 2024, la ville d’Essaouira abritera la 25èmeédition du Festival Gnaoua musiques du monde, qui constitue à coup sûr une manière de sacre. La ville connaîtra et vivra de nouveau une impressionnante et profonde symbiose, musicale et artistique, illustrant sa vocation de carrefour, de brassage et d’une puissante interculturalité sur fond d’une adhésion collective et populaire. C’est en effet le tout premier festival lancé il y a vingt-cinq ans, offert gratuitement et dont les retombées, économiques et sociales pour la ville et ses populations sont significatives. Avec un répertoire renouvelé chaque année, cosmopolite et pertinent. Une plate-forme riche abritant les plus grands musiciens du monde, moments d’extase et de cohabitation sans commune mesure avec ce que nous voyons par ailleurs. L’édition de cette année est annoncée comme exceptionnelle.

Un quart de siècle est passé, et le florilège ne cesse de grandir, de s’amplifier et de porter loin son message culturel d’un universalisme à la mesure des nouveaux enjeux. La 25ème édition du Festival Gnaoua sera bien entendu différente et exceptionnelle, parce qu’elle franchit cette année son âge de raison et entame les noces d’or. Vingt-cinq ans déjà et c’est peu dire que, comme le déclare Neila Tazi, sa fondatrice, peu de gens s’en remettent, à la fois de son succès incandescent qui va sans cesse croissant et de son poids désormais reconnu dans le monde. Les vingt-quatre éditions passées témoignent de sa force, de son enracinement dans le paysage musical, d’abord national, continental et universel.

C’est peu dire, en effet, que le Festival Gnaoua, musiques du monde, né bien avant tous les autres est à présent ce que l’on peut aisément qualifier de patrimoine  universel. L’Unesco l’a hissé dans ses annales et les télévisions du monde entier le suivent et le couvrent avec cette curiosité renouvelée chaque année et un couronnement inégalé. Il n’est pas jusqu’à la chaine CBS News aux Etats-Unis qui ne lui ait consacré une émission spéciale de 30 minutes qui porte le même nom , suivie bien entendu assidument  par des millions de téléspectateurs, leur offrant ainsi l’occasion de découvrir  les richesses et le pouvoir de la culture d’un Maroc devenu soudain proche et quasi intime aux citoyens américains. La presse anglo-américaine, française dans son large spectre, arabe aussi ne se sont pas fait faute de relayer l’événement.

Jamais en effet une campagne publicitaire – payée rubis sur ongle – n’eut pu faire mieux pour promouvoir notre pays. « La paix, la communion et la tolérance… », pour avoir constitué l’emblème du Festival, prennent leur sens dans ce qui constitue à vrai dire son apophtegme universel, inscrit sur le frontispice comme la règle d’or ! Comment ne pas souscrire à cette dimension qui est aussi une invite à un engagement essentiel : promouvoir la musique et la culture comme un art suprême, rendre un hommage vibrant à la culture gnaouie, venue des profondeurs de l’Afrique, enracinée au Maroc, dans un métissage qui est à son identité ce que le socle est à sa mémoire ? Le Festival a non seulement réveillé une ville et une culture, mais il redonne sa splendeur, participe grandement de sa renaissance et offre à l’humanité une éthique, celle de la convivialité et de l’harmonie sociale. En quelques jours seulement se noue ce que les peuples du monde quêtent désespérément, l’amour, la fraternité et le partage.

Essaouira, une ville et une communauté à l’UNESCO
On le voit bien, on le sent à chaque fois, cette délivrance joyeuse, cette liberté affichée et exprimée dans une cité millénaire et connue pour sa vocation de carrefour multiforme, d’échange, de commerce, de brassages, de cohabitation religieuse et de potentialités touristiques en vogue, nous donnent la mesure d’une cité qui change de statut régulièrement sans perdre son authenticité ni sa consubstantielle valeur. Festival de toutes les générations, il est aussi et surtout la valorisation de la culture et des arts, un confluent vivant et fédérateur. Et ce n’est pas par hasard qu’en 2020, soit vingt-deux ans après son lancement, que la ville d’Essaouira a rejoint le réseau des villes créatives de l’UNESCO, suite à la reconnaissance de son statut de ville qui abrite le festival mais de prochaine Cité des Arts et de la culture, dessinée par Oscar Niemeyer, célèbre architecte brésilien.

Tout y participe en effet, quand on sait que le Sultan Sidi Mohammed Ben Abdallah à qui revient l’une des rénovations majeures de la ville lui a imprimé au XVIIIème siècle  un cachet quasi impérial, et déjà les premiers atours de cette ouverture sur l’Atlantique aujourd’hui relancée avec force. Il faisait de Théodore Cornut son architecte personnel, celui-là même qui était le disciple du grand et monumental Vauban. En témoignent ces échos sourds et puissants à la fois des concerts qui traversent et transcendent les remparts et,  comme un fort courant marin, cet emblématique océan atlantique avec les voix de musiciens triés sur le volet qui chantent l’Amérique en face, ses musiques dans tous les sens. Donc la liberté souveraine, le cosmopolitisme et l’interactivité jubilatoire.

Chaque année, depuis un quart de siècle maintenant, comme un insurmontable défi , l’exploit de Neila Tazi et son équipe, outre trouver les financements nécessaires, consiste à opérer le choix judicieux, « multinational » pour ainsi dire des thèmes, des musiciens, des groupes comme aussi des tendances qui chaque année émergent et influent de leur poids sur les scènes du monde. Cela ne va pas de soi, bien entendu. Elle est sur le qui-vive permanent, mobilisant les uns et les autres, lançant des partenariats croisés, en effet tout ce qui compte pour sauvegarder l’indépendance du Festival et maîtriser son audience.

La musique, seul langage universel

Chaque année constitue  derechef une prouesse inédite, innovante et audacieuse basée sur le souci de confluence et de complémentarité. Il est nécessaire de rappeler, en effet, la philosophie qui anime depuis toujours le Festival, celle d’accorder à la musique sa place de vecteur de rapprochement et de proximité entre les peuples, mais également de renforcer sa vocation universaliste et fédératrice. L’un des objectifs proclamés est de faire de la musique « un langage universel », de lui rendre en quelque sorte ses lettres de noblesse, comme arme de paix et de dialogue.

Il est sûr, cependant, que l’un des traits majeurs du Festival Gnaoua consiste en cette immense foule qui , chaque année comme dans un pèlerinage , afflue de plus en plus nombreuse constituant une sorte de nébuleuse planétaire, détachée du monde et transformée en un immense laboratoire de différentes musiques, de chants captifs, d’instruments diversifiés et, en un mot, de la plus radicale créativité.

Comme l’indique le document de présentation de cette 25ème édition, lancée déjà sur des chapeaux de roue, « le Maroc a depuis toujours constitué une source d’inspiration pour les musiciens étrangers, en particulier ceux du rock et du jazzz, et Essaouira résonne encore des légendes nées du passage d’un Jimmy Hendrix, du groupe Led Zeppelin, Randy Weston  et Carlos Santana … ». Ils s’étaient tous « produits » avec les Mâalems d’Essaouira, offrant en leur temps déjà une heureuse « mondialisation » à la cité atlantique, au Maroc aussi. Ce « mélange » n’a jamais été hasardeux, il participe d’une judicieuse quête des organisateurs du Festival depuis son lancement en 1998 , à mettre en œuvre la conjugaison de tout ce qui constitue le nec plus ultra musical dans le monde, avec ses différentes tendances et ses genres. Il s’agit en l’occurrence du projet affiché de faire fusionner les genres musicaux, mettant en harmonie, disons en musique « le cousinage entre la musique gnaoua et les autres musiques nées de l’esclavage  comme le Blues, le jazz ou la santeria ». Un pari qui a donné ses preuves tout au long des derniers vingt-cinq ans, suscitant une admirable et fervente adhésion du public. Celui-ci, chaque année plus nombreux et diversifié – excepté l’année du Covid-19 – est demeuré fidèle et intensément associé à cette messe annuelle, bigarrée par les couleurs, les symboles, les origines sociales, les cultures et une propension fantasmatique. Cette dimension, entre autres, à laquelle sont conviés plus de 300 journalistes du monde entier – représentants de la presse écrite,  des chaînes de télévisions internationales, de radios, de sites numériques et naturellement de réseaux sociaux – est à proprement parler une caractéristique essentielle du Festival, elle reflète son originalité, sa puissance même. Et explique en effet l’engouement d’un public national et international en quête d’inspiration, d’une thérapie même que les Gnaouas nous livrent joyeusement. Plonger dans leur magie, tremper dans un sidéral voyage musical, n’est-ce pas se délivrer, se libérer ? N’est-ce pas échapper à la brutalité d’une vie sociale faite de contraintes et de stress ?

La fête permanente du partage

Tant et si bien qu’Essaouira devient forcément la terre ou l’une des terres d’élection de la musique mondiale, et Gnaoua son miroir vivant. Si la 25ème édition s’annonce comme un événement exceptionnel par la pérennisation qu’elle affiche, disons une certaine longévité, elle incarne aussi déjà une mémoire culturelle du Maroc. Elle illustre la fête permanente de partage et pendant trois jours, elle est la manifestation populaire, le rassemblement  inouï où, réussissant à chaque fois, une intime et forte symbiose entre un public nombreux et les musiciens, elle projette notre pays tout entier dans l’effervescence créative. On imagine, en effet, que dans la foulée des dernières éditions, toutes réussies, celle de cette année, ouvrira un nouveau chapitre dans l’élévation de cet art gnaoui, et nous projettera encore plus dans une dimension nouvelle, célébrée depuis le discours du Roi Mohammed VI relançant la vocation atlantique du Royaume. Car est-il mieux et plus lancée qu’Essaouira pour illustrer une si parfaite géographie maritime ? Est-il plus pertinente démonstration que l’ancrage dans le vaste océan depuis l’Antiquité que ce port mémoriel d’échange – du blé, des épices et de l’or – qui consolide à présent une mémoire millénaire et les nouvelles technologies aidant, reproduit son histoire ? La ville de l’histoire et de la mémoire, certes, mais aussi de la culture, de l’art et, une conurbation manifeste aidant, une double projection de la Terre et de l’esprit du monde. Le Patrimoine ici participe de la consolidation et de la perpétuation d’un universalisme qui n’en démord pas de se renouveler et de défier le temps. Essaouira-Mogador perpétue le mythe historique, celui de l’échange caravanier, du cosmopolitisme, de l’espace atlantique enfin qui est au Maroc depuis des millénaires ce que l’épicentre est à cet « afroland » en constante évolution. La sauvegarde enfin de ce que l’homme devrait cultiver de nos jours et que les Gnaouas nous offrent…

Ainsi, l’une des volontés d’Andre Azoulay, Conseiller de Sa Majesté le Roi et fils de la ville, dont il a largement contribué au succès, est-elle comblée? Ainsi voit-il s’agrandir et se développer sa cité de cœur. Plus d’une soixantaine de musiciens et de groupes animeront donc les différentes scènes pendant trois grandes journées, sur les scènes publiques, dans les concerts fermés avec une mobilisation de tout ce qui participe au bon déroulement, en termes de sécurité, d’expositions, de visites où la chaleur exprime une allégresse digne de foi, spontanée et même si elle est limitée dans l’espace et dans le temps, elle emplit nos âmes de sérénité et d’espérance. Ces groupes et cette diversité traduisent en effet un souci de brassage ethnico-culturel, un mélange pour une même finalité : harmoniser et mettre en œuvre un même langage universel. Une sorte d’Esperanto commune, car la musique est la seule espérance de libération de l’humanité.

C’est cela Essaouira, c’est aussi cela le Festival Gnaoua des musiques du monde, une immense vague marine qui déferle sur les remparts autrefois chéris, adulés par un certain Orson Welles qui, tel le rêve indéfectible, nous a fait miroiter en 1951 le mirage d’un Othello réhabilité et qui, sans un sou pour financer son film, a réussi le pari d’atterrir sur les podiums du festival de Cannes, affirmant pince-sans-rire « qu’Essaouira-Mogador lui a porté chance… » ! Cette ville miracle, avec ses ruelles et ses courbes, ses habitants qui viennent de loin avec une longue histoire, peut-être même sans nom, sa vocation multiconfessionnelle et sa présence dans les esprits de tous ceux qui la visitent et l’adorent forcément…

Les Forums et le temps du recul

L’autre dimension du Festival est, on ne le dira jamais assez, le temps fort de la réflexion : celui du Colloque annuel organisé chaque année, dans la matinée, en marge de la Fête de la musique et portant sur des thématiques des droits humains. Une sorte d’Agora…Cette année deux pays seront à l’honneur, l’Espagne et le Portugal, qui constituent entre autres deux alliés historiques du Maroc, ses vis-à-vis même et, hasard oblige, ses deux partenaires pour la future organisation de la Coupe du monde de football de 2030…D’emblée il convient de saluer une aussi pertinente initiative, lancée en 2012 avec l’objectif d’offrir un espace d’échanges et de dialogues sur des problématiques diverses, politiques, économiques, sociales, culturelles et humaines en somme. Sans oublier en effet la jeunesse ou la femme. C’est une séquence arrachée au temps du Festival qui confère à celui-ci une particulière richesse. D’aucuns disent qu’elle constitue une sorte d’Université qui justifie aisément et pertinemment son nom de Forum. Le thème proposé cette année, « Maroc, Espagne et Portugal, une histoire qui a de l’avenir » tombe à point nommé : l’actualité foisonnante des trois pays le nourrissent et justifie son choix

Le temps du Festival des Gnaouas est à lui seul une éternité, la promiscuité organique qu’il produit, tel un fuselage, cette cohabitation arrachée au temps, on les doit à la magie qui l’entoure, et qui fait de nous toutes et tous un seul corps branché et constamment en veille, l’unique peuple dans le monde…

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