Géopolitique : des alliances au creux de la vague

Par Hassan Hami (*)

On se rappelle de l’annonce en pompe de la signature de la déclaration quadripartite entre l’Afrique du Sud, l’Algérie, l’Ethiopie et le Nigéria en mars 2022 établissant une alliance de concertation et de coordination sur les grands enjeux africains. Un G4 qui se voulait la confirmation de l’existence d’un nouvel axe géopolitique basé sur les paradigmes de l’État-pivot et de complexe sécuritaire d’intermittence stratégique.

Les quatre pays, dont rien ne rassemble sinon le désir de damer le pion les uns aux autres sur les différents échiquiers géopolitiques régionaux, avaient d’autres desseins en tête. Le premier dessein était de bien se positionner en vue de rattraper les points perdus au sein de l’Union africaine qui commençait à leur filer entre les doigts. Dans cet exercice, l’Afrique du Sud et l’Algérie se démenaient pour que leur ascendant sur l’Organisation panafricaine ne tombe pas dans l’eau.

Le Nigéria voulait démonter qu’il n’envisageait pas de provoquer un revirement diplomatique radical quant à sa position sur certains conflits locaux. Abuja entendait aussi consolider sans ascendant sur la CEDEAO et crier haut et fort son rôle incontournable dans toutes les équations sécuritaires, notamment en matière de sécurité énergétique.

L’Ethiopie souhaitait prendre le train en marche pour d’une part, avoir un soutien de poids, même laborieux, dans son bras de fer avec l’Egypte au sujet du barrage Ennahda et de l’autre jouer le trouble-fête salvateur dans les équations politiques et diplomatiques en Afrique de l’Est. L’Éthiopie usait habillement son privilège d’abriter le siège de l’Union africaine.

À première vue, cela semblait légitime. Les différentes manœuvres semblaient être un ballon d’essai pour jauger les différentes transformations en cours se rapportant à la géopolitique globale dans la phase transitoire actuelle que traverse le système international. Toutefois, plus tangible serait la lecture selon laquelle chacun des quatre pays lorgnait une possible cooptation par les cinq pays membres du Conseil de Sécurité des Nations Unies pour l’inscrire sur la liste potentielle des candidats au poste de membre permanent dans le cadre de la réforme laborieuse du système des Nations Unies.

Alliances de circonstance, alliances fissurées

C’est dans la même perspective qu’il y a eu la course effrénée de l’Algérie, de l’Egypte, de l’Ethiopie et du Nigéria pour adhérer aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Finalement, seules l’Egypte (qui avait été exclue du G4) et l’Éthiopie ont réussi leur pari d’adhérer à ce rassemblement  le 24 août 2023. L’Egypte y a été invitée au même titre que l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Argentine et l’Iran. Ils devront en principe être officiellement admis en janvier 2024.

Quels rapports entre ces différents exercices géopolitiques ? Il y en autant que la lecture géopolitique idoine le permet. Mais je me contenterai d’une lecture plus terre à terre : elle porte premièrement sur l’hypothèse de l’essoufflement sinon l’érosion des alliances basées sur l’ascendant idéologique. Preuve en est la composition des BRICS et de certaines organisations régionales. Il fut un temps où des pays relativement puissants dans leur pré-carré géopolitique faisaient la loi dans les organisations régionales auxquelles ils appartiennent. Parallèlement, ils jouaient le rôle d’intermittents stratégiques.

Deuxièmement, les alliances de circonstance sur la base d’appréciation hâtive font toujours long feu. Le proverbe dit « À malin, malin et demi. » La nature superficielle des alliances de fortune connaît un échec prévisible, parce que les acteurs ne partagent pas les mêmes finalités politiques et diplomatiques. À cela, il faut ajouter l’écueil de la stagnation du processus de circulation des élites politiques maitresses du système de prise de décision.

Troisièmement, les alliances de circonstances ambitionnent de créer une logique de hiérarchie d’acteurs qui puise sa force dans des lectures inachevées voire erronées du temps politique ayant présidé à leur création. Il en ressort, dès le départ, une structure boiteuse.

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Comment peut-on faire valoir ces arguments? En premier lieu, depuis huit ans, l’échiquier géopolitique global a connu un bouleversement de la hiérarchie de la puissance et de la domination touchant les acteurs étatiques et les organisations internationales.

De l’essoufflement d’acteurs prétendument puissances intermédiaires ou émergentes, on est passé à l’érosion du pouvoir de marchandage et de l’hégémonie décisionnelle au sein des organisations régionales et internationales. Le constat est avéré dans des organisations telles que l’Union européenne, l’Union africaine, l’Organisation de la Coopération et de la Sécurité en Europe, du Mercosur, de l’Organisation de Coopération de Shanghai, sans parler d’organisations moins performantes telles que la Ligue des États arabes ou l’Organisation de la Coopération islamique, etc.

En deuxième lieu, la perception que se faisaient les complexes industrialo-militaires et les structures qui se déployaient dans leur orbite ont changé de fusil d’épaule au lendemain de la pandémie du COVID. Si de 1990 à 2015, la tendance était de créer le désordre dans des zones-problèmes sans aller jusqu’à provoquer le chaos, l’approche retenue actuellement serait de ne plus se fier aux sous-acteurs créés et soutenus et encore moins aux acteurs non-étatiques moins fiables. Les deux catégories ont épuisé leur durée de service et de vie. La remise en cause d’arrangements politiques et économiques entre dans cette perspective.

Le comportement des États-Unis et de la Russie en ce qui concerne leurs arrangements en matière de parité stratégique en donne l’illustration parfaite. La tentation d’impliquer la Chine dans une équation triangulaire aspirant à lire correctement l’hermétisme d’un système international en perte de vitesse n’a pas abouti à ce jour. La Chine est consciente des enjeux et elle n’a pas les moyens de bien les lire et encore moins de participer à leur résolution.

La tendance serait dès lors de neutraliser des acteurs étatiques fauteurs de troubles et de se débarrasser des acteurs non-étatiques intraitables qui se révoltent contre leurs commanditaires ou montrent de l’ingratitude par une résistance passive et active. Preuves en sont les exemples suivants.

Premier exemple : la remise en cause de la hiérarchie traditionnelle des acteurs étatiques classiques Au sein de l’Union européenne, le couple franco-allemand n’a d’existence que par la série d’impairs commis ces dernières années en matière de politique étrangère commune. La sortie du Royaume-Uni et la guerre entre l’Ukraine et la Russie ont en aggravé la crise.

Deuxième exemple : la mise à nu des faiblesses des organisations régionales. Il en est ainsi de l’Organisation du Traité de Sécurité collective, de la Ligue des États arabes, de l’Union africaine. Toutes ont été incapables de dessiner les ébauches de résolution des conflits locaux qui divisaient la plupart de leurs membres. Même une organisation telle que l’Union africaine qui aspirait à corriger les lacunes de la Charte initiale (OUA-1963) a fait pire en privilégiant en sourdine la dimension idéologique et en tentant d’imposer une nouvelle hiérarchie des acteurs. Elle a échoué et elle patauge.

Troisième exemple : le jeu de Ping-pong entre des acteurs étatiques à puissance égale visant non pas le réajustement des positions sur l’échiquier géopolitique, mais la neutralisation définitive des membres en compétition.

Les nouvelles configurations en gestation ont imposé de nouvelles perceptions plus réalistes que par le passé. En tête de liste de ces mesures à portée géopolitique importante, il y a la résolution des conflits dits gelés.

L’actualité est portée sur le conflit du Nagorno-Karabakh. L’Azerbaïdjan a reconquis le territoire qui lui a été arraché en 1994. Le mouvement dissident arménien soutenu par l’Arménie a perdu la bataille. Ce n’est que de l’ordre rétabli dans la mesure où ce mouvement séparatiste n’a été reconnu par aucun pays, y compris l’Arménie.

Conflits gelés et dénouement dans l’intégrité territoriale

Le cas du Nagorno-Karabakh remet en cause l’interprétation restreinte du principe de l’autodétermination et le principe de l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation. L’Azerbaïdjan a démontré qu’elle n’a jamais renoncé à ses frontières, et l’Arménie a fait preuve de réalisme en ne se lançant plus dans une bataille perdue à l’avance. Le réalisme arménien vient du fait qu’Erivan était consciente que les enjeux post-dislocation de l’Union soviétique n’ont plus la même signification stratégique et géopolitique.

Outre le cas du Nagorno-Karabakh, il y a le précédent kurde. Si dans la foulée de ce qui a été appelé « Printemps arabe », l’idée de la création d’une entité indépendante dans le Kurdistan irakien était envisagée, les résultats du référendum ont donné une douche froide aux parrains de cette solution aux États-Unis, en Israël et dans d’autres pays occidentaux.

Certes, le projet d’une nation kurde regroupant les Kurdes d’Irak, d’Iran, de Syrie et de Turquie est ancien, mais sa concrétisation est difficile sinon impossible. La raison en est qu’elle pourrait faire boule de neige et faire exploser les aspirations éthiques dans les quatre coins du monde.

Le conflit de Transnistrie serait bientôt sur la liste des conflits gelés à régler en Moldavie. Le mouvement séparatiste qui s’y déploie verra les regards braquer sur lui. Car la dynamique des autonomies unilatérales sous l’œil bienveillant des puissances régionales intéressées n’est plus un bouclier de sécurité pour elles. La guerre entre la Russie et l’Ukraine a introduit une nouvelle équation géopolitique qui remet en cause la nature salutaire du statu quo maitrisé. Et il n’est pas exclu que la Russie adopte la même attitude que celle adoptée à l’égard du conflit du Nagorno-Karabakh.

Le conflit au Yémen peut être inséré dans la case de conflits qui connaitront un dénouement dans les mois à venir. Le cas yéménite ne diffère pas des deux cas cités plus haut, en ce sens que la combinaison de l’idéologie et des intérêts étrangers a fait que sa persistance a été voulue. Cependant, l’évolution de la géopolitique au Moyen-Orient pourra convaincre les acteurs en présence de chercher une solution favorisant l’intégrité territoriale et la mise en veilleuse des divergences doctrinales et cultuelles.

À la lumière de ce qui précède, plusieurs conclusions peuvent être tirées. Première conclusion: la constitution d’un État sur la base d’une seule ethnie est une aberration, car il n’existe pas d’ethnie pure dans aucun pays du monde.

Deuxième conclusion : les populations au sein d’État constitué qui jouissent de l’autonomie ont déjà exercé leur droit à l’autodétermination. Elles peuvent revendiquer plus de droits, mais dans le cadre que leur confère la Constitution.

Troisième conclusion : la proposition d’autonomie n’est pas une offre sans prescription. Le cas du Nagorno-Karabakh en est l’illustration parfaite. L’idée de l’autonomie des populations arméniennes de la province dans le cadre de la souveraineté azerbaidjanaise avait été avancée, il y a huit ans. Elle aurait été acceptée et encouragée par certains membres du Groupe Minsk (États-Unis, Russie et France), mais rejetée par les dissidents arméniens. Après la guerre de 2020 et les développements actuels, cette offre ne semblerait plus à l’ordre du jour.

Quatrième conclusion : les mouvements séparatistes ne peuvent être des parties sérieuses à la résolution des conflits. Car ils sont soit des agents interposés au service d’un ou de plusieurs États étrangers régionaux ou internationaux, soit des électrons libres qui n’hésitent pas à s’allier aux réseaux du crime organisé ou aux mouvements terroristes transnationaux.

Cinquième conclusion : la collision entre les mouvements séparatistes et les réseaux du crime organisé fait apparaître les services de renseignements qui promeuvent et encouragent le séparatisme comme les dindons de la farce.

Sixième conclusion, l’idée de l’autonomie dans le cadre de l’intégrité territoriale des États est judicieuse, démocratique, et respectueuse du droit à l’autodétermination. C’est dans cet esprit qu’il faudra interpréter la proposition du président français Emmanuel Macron à la Corse. Si elle faisait son chemin, elle ferait boule de neige dans d’autres régions françaises et au-delà.

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Septième conclusion : il devient acquis que l’échiquier sécuritaire et stratégique global manipulé par les grandes puissances et les puissances intermédiaires ne s’accommode plus de la prolifération d’États faillis. Ces derniers deviennent un danger même pour ceux qui ont participé à leur création.

Huitième conclusion : la dimension religieuse ne peut plus être invoquée pour justifier des choix en matière de politique étrangère des États impliqués dans des conflits endémiques. Ces États ne peuvent faire recours éternellement à des mouvements paria pour exécuter leurs doctrines sécuritaires et militaires. Les groupes armés non-étatiques traversent des moments difficiles et les bras droits idéologiques de certains pays n’ont plus les moyens et l’espace géographique et transnational requis pour continuer à faire leur travail rémunéré contre des millions de dollars.

Neuvième conclusion sous forme d’interrogation : quel serait l’avenir de la région sahélo-saharienne ? Est-ce qu’une pacification est possible qui se ferait avec les nouvelles autorités dans les pays ayant enregistré des changements de régime ? Est-ce que le retrait militaire français, la multiplication des groupes armés non-étatiques et des sociétés paramilitaires inféodés à des États étrangers seraient de nature à créer le chaos ? Serait-il à craindre que l’échec de la France en Afrique de l’Ouest ne pousse certaines structures à raviver des tendances dissidentes au Sénégal, au Mali, en Côte d’Ivoire, au Cameroun, au Ghana, au Nigéria, au Burkina Faso, au Niger ?

Dixième conclusion sous forme d’interrogation supplémentaire : est-ce que le changement de régime est la seule option pour réaliser la paix et la sécurité dans les zones-problèmes ? Est-ce par le recours au pragmatisme ou l’entêtement des planificateurs politiques nationaux et étrangers?

Séparatisme, terrorisme et États faillis

Onzième conclusion : l’encouragement ou la manipulation des coups d’État a montré que la nouvelle génération des militaires est animée beaucoup plus par le sentiment de sauver les meubles de structures étatiques en passe de sauter en éclat que par le fait d’être à la merci de puissances étrangères. Ceux qui croient que les récents mouvements de rébellion militaire en Afrique subsaharienne vont faire remplacer une ancienne puissance (France) par de nouvelles puissances (Russie ou Chine) vont bientôt déchanter.

Douzième conclusion : certains acteurs jadis importants dans des sous-régions perdent la main et l’intelligence de s’adapter aux nouveaux changements. Ils souffrent du syndrome du déni, de l’illusion d’avoir droit au chapitre et de l’absence de lucidité devant des crises inattendues. En Afrique, certains d’entre eux sont commandés par l’idéologie du parti unique, la gestion clanique, et l’insouciance politique. La circulation des élites est bannie, et les décideurs de ces pays végètent dans des alliances extérieures dépassées. Or ces alliances sont aussi fragiles qu’illusoires.

Le G4 : Afrique du Sud, Algérie, Éthiopie et Nigéria en est bien l’illustration. De même, l’esprit hégémonique dont certains d’entre eux font montre dans leur région respective devient ridicule et illusoire.

L’Afrique du Sud ne pourra plus bientôt faire la loi devant des pays qui montent en puissance dans son voisinage immédiat. Le Nigéria opère un revirement intelligent dans son système d’alliances et devient conscient qu’il ne peut éternellement imposer sa vision géopolitique au sein de la CEDEAO. Il fait le choix de l’économique comme élément favorisant la croissance et le codéveloppement (le gazoduc Nigéria-Maroc-Europe par exemple).

 L’Algérie est empêtrée dans ses contradictions politiques intranationales et régionales. L’Éthiopie ne pourra pas non plus faire valoir l’argument d’abriter le siège de l’Union africaine pour surfer sur les alliances et avoir le beurre et l’argent du beurre.

Une inconnue cependant, à quoi sert l’alliance entre l’Afrique du Sud et l’Algérie qui ont tout réussi dans l’échec : l’échec d’un projet de faire d’une alliance idéologique une arme de marchandage géopolitique en Afrique ? Les deux pays n’exercent plus l’influence qui fut la leur depuis des décennies au sein de l’Union africaine. Ils ont siégé à plusieurs reprises au sein du Conseil de sécurité des Nations unies (Afrique du Sud, 3 fois depuis 2007 et l’Algérie (3 fois depuis 1968 et s’apprête à une 4e fois en janvier 2024) sans jamais rien apporter sinon consacrer un suivisme qu’ils ne pouvaient ni stopper ni tempérer.

En géopolitique, il est parfois légitime de faire des paris. Et le pari le plus invraisemblable est celui de voir très bientôt l’alliance Afrique du Sud-Algérie rétrécir comme peau de chagrin et finir par disparaître dans la nature. La transformation institutionnelle inévitable de l’Union africaine, les péripéties des BRICS et la stagnation politique intranationale finiront par provoquer des surprises touchant le bien-fondé (et le coût exorbitant et inefficace) de cette alliance face à la montée en puissance d’acteurs qui inscrivent leurs actions dans le codéveloppement et l’interdépendance et non pas dans l’hégémonie assassine de la paix et de la sécurité.

(*) Hassan Hami : Géopolitologue et ancien ambassadeur

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