Grand jeu des Empires et désordres mondiaux

Tribune

Par Michel Boyer*

En ce début d’année, l’Histoire en mouvement nous démontre une fois de plus, que l’ère des Empires n’est pas achevée, ni leur volonté hégémonique et encore moins leur expression brutale de puissance, relevant encore et toujours d’objectifs spécifiques et d’une stratégie des moyens au service d’une volonté politique dans un monde définitivement multipolaire : Empire américain (systèmes d’alliances renouvelés OTAN-AUKUS- soutien à l’Ukraine et à Israël), Empire chinois ( affirmation et dans l’Océan indien et en Mer de Chine méridionale), Empire néo-ottoman ( en Méditerranée orientale, en Lybie, dans les Kurdistans syrien et irakien), Empire iranien-Chiite ( constitution d’un arc d’alliance d’Ormuz à la Méditerranée de  Théhéran à Damas –Beyrouth en passant par Bagdad) et même, sous une forme un temps  territorialisée par Daech  d’un  nouveau Khalifat (en partie désagrégé en 2015).

Historiquement la notion occidentale d’Empire prend la forme d’un État constitué, hégémonique et conquérant réalisé par la conquête de divers peuples et territoires, amalgamés dans un vaste ensemble politique au commandement centralisé en mesure de gérer de multiples diversités d’ordre communautaire, culturelles et religieuses. Elle impose à travers le modèle de l’empire romain, la notion de Paix impériale ou Pax romana garante de sécurité et de prospérité à l’ombre des légions qui alimentera sans cesse –le besoin d’Empire- au sein d’un espace européen, constamment divisé et conflictualisé à partir de son effondrement. (1)

De la conception d’Ibn Khaldoun à la théorie de Kennedy

Ibn Kaldoun dans sa Muqaddima, en arabe : المقدمة, à travers l’analyse des sociétés musulmanes, définit pour sa part, une approche universaliste de l’empire émanant d’un ordre naturel définitif et divin. Il repose selon lui, sur la conquête des espaces centraux de prospérité par des guerriers venus des périphéries qui organisent ensuite leur domination sur les producteurs soumis, selon le cycle sans cesse répété de l’essor, de l’apogée et du déclin des élites politiques ainsi constituées. (2)

Élaborée au VIIIème siècle de l’Hégire, cette approche politique mais aussi philosophique et sociologique rend compte avec pertinence de l’essor et des transformations de l’Empire ottoman du XIVème au XXème siècle : issu des steppes et constitué dans l’espace méditerranéen oriental et méridional puis prolongé en Europe centrale, en péninsule arabique et au Moyen Orient, à la croisée de trois continents, bien au-delà des marges de l’Empire romain antique.

Cette dynamique de puissance globale dans sa phase d’expansion puis de dégradation a été décrite dans les travaux de Paul Kennedy, historien et géopolitologue et plus particulièrement dans son ouvrage paru en 1987 : « Naissance et déclin des grandes puissances ». Cet ouvrage met en avant le postulat que tout Empire périra du fait de sa taille trop importante et des contradictions internes et externes qu’elle entraîne. Paul Kennedy nomme cette dynamique de délitement ; le phénomène de surexpansion impériale, à travers lequel, il tentait d’expliquer la notion de déclin de la puissance américaine, pourtant victorieuse de la guerre froide, quelques années plus tard.

La notion d’Empire a, cependant, été bouleversée et élargie au XIXème siècle par l’apparition et l’extension extrêmement rapide et redoutablement efficace des Empires coloniaux européens portés par leurs impérialismes nationaux. Dans un monde tout à coup subjugué par les puissances européennes, seuls résistent un temps, les derniers empires d’un « premier Sud global » avant de s’effondrer les uns après les autres à l’issue des deux guerres mondiales : Empire chérifien, Empire Ethiopien et Empire du Mikado. Ainsi à l’aune des global studies menées à partir du XXe siècle et selon l’historien britannique Moses Finley, un empire relève essentiellement, désormais, de « l’exercice durable par un État d’une autorité, d’un pouvoir, ou d’un contrôle sur un ou plusieurs États, communautés ou peuples » (3). Cette définition, très large, a été en partie complétée par Jean Tulard– spécialiste éminent de l’Empire napoléonien- , pour lequel n’est empire que ce qui possède en particulier une volonté expansionniste dirigée par une organisation centralisée avec des objectifs de puissance identifiés et précisés. Il se caractérise aussi par une forte détermination à imposer sa vision des relations internationales en fonction de ses intérêts propres et un système économique commun ou à tout le moins interdépendant. La guerre froide a ainsi imposé la notion impériale de superpuissance qui relève d’un ordre mondial bipolaire essentiellement idéologique, imposé par l’exercice partagé de la terreur nucléaire.

Force est de constater que de toute éternité, les dynamiques impériales recherchent moins l’effet d’une paix juste et durable à vivre et à partager que celui de l’affirmation de leur propre puissance.

On se souvient alors des errements despotiques de l’Athènes de la ligue de Délos, championne des Démocraties et tyran sanguinaire pour qui lui résistait. Napoléon dominant à l’apogée de sa puissance, toute une partie de l’Europe, affirmait aussi à qui voulait l’entendre que « L’Empire c’est la Paix ». Pour une France régnant sans contestation possible sur l’ordre international sans doute…. Les Empires britannique, autrichien, tsariste et la volonté nationale des peuples germanique, italien et espagnol n’étaient pas on le sait, de cet avis.

Dans les faits, pour un Empire toute diplomatie se décline sur fond de rapports de force et de volonté et il s’agit de ne pas confondre soumission et coopération, et les conciliations sous forme d’abandons ou de retraits, avec les notions d’équilibre ou d’entente.

« Un conciliateur », disait Winston Churchill « c’est quelqu’un qui nourrit un crocodile en espérant qu’il sera le dernier à être mangé ». Les empires, pour leur part, ne négocient temporairement que dans l’attente de leur victoire.

Entre idéologies et empires : La quête complexée de la paix et de l’identité dans le Monde post-1945

Ainsi comment pouvait-on croire, en 1945, à une paix retrouvée et désormais universelle, dans une Europe détruite par la guerre et traumatisée par les conséquences du nazisme ? C’était sans doute un peu trop vite oublier que derrière les idéologies totalitaires se trouvaient des dynamiques impériales : celles d’un Empire soviétique stalinien toujours présent et victorieux ; tandis qu’à l’Ouest, la nouvelle grande puissance mondiale, se pensait pour sa part, des hauteurs du capitole washingtonien, destinée à reconstruire le monde à son image et selon ses propres intérêts. (4)

De cette situation sortira pour les USA et un peu plus tard le bloc occidental constitué par ses alliés, une manière tout à fait originale d’imaginer son avenir et de penser son identité. L’Occident se définit lui-même initialement et dès le XIXème siècle comme un espace dédié au progrès, à la liberté et à la justice ou l’héritage de la philosophie grecque imprègne le Droit romain adouci par les évangiles et les trois vertus théologales qui sont : la charité, l’espérance et la foi. La référence permanente ensuite à la pensée des lumières, fondée sur la démocratie et les droits de l’Homme, gouvernée par la raison, et dédiée au libéralisme économique sacralisant la propriété privée achèvera ce concept de civilisation et de culture que légitime son antique filiation. Les USA en seront le champion auto-proclamé durant toute la guerre froide. Hélas, de la pensée à l’action, le chemin est, on le sait, long et difficile et les sociétés dites « les plus avancées » ne sont pas, aujourd’hui encore, à l’abri de cet « appel de l’ombre » en mesure « d’humilier la raison » que décrivait Thérèse Delpech dans l’effroyable constat du renouvellement des grandes tueries d’une époque moderne, abolissant ainsi la morale de tous les pères fondateurs de l’ordre démocratique. Le XXème siècle, au crépuscule d’une histoire eurocentrée, a réalisé la prophétie de Napoléon qui donnait au « Destin antique » une version moderne soulignant que « la Tragédie des peuples avait désormais succédé à celle des héros ».

En effet, dans nos temps modernes de guerres mondiales et totales, les conflits, une fois achevés, pèsent encore longtemps sur les peuples. L’ensauvagement fulgurant de l’ex-Yougoslavie des années 90 en est l’exemple même. J’en ai été un spectateur sidéré et pour toujours moralement affecté. Précédemment, il est vrai que le tribunal de Nuremberg, en 1945-46, n’avait pas mis au ban des nations et de la mémoire universelle toutes les idéologies totalitaires. Il était dans sa forme, on l’oublie trop souvent, à la fois juge et partie des causes et des effets de la seconde guerre mondiale. Les États victorieux condamnèrent la déshumanisation engendrée par les théories raciales, sans évoquer la monstrueuse ampleur des moyens employés par leur propre camp, sans effacer les ressentiments : véritable prison intérieure des violences à venir.  À la Paix retrouvée, le concert des Nations entra aussi et simultanément, dans la certitude d’une possible destruction totale concernant directement les relations entre puissances dotées du feu nucléaire. Nous percevons depuis lors le danger mortel que fait peser dans les affaires du monde, ce formidable entêtement à nous livrer au pouvoir des passions. Cependant, si notre lucidité existe et perdure malgré l’accélération du temps présent, nous vivons désormais un cauchemar éveillé sous des formes les plus contradictoires, car la permanence de la violence et notre incapacité à en maitriser les limites restent un redoutable défi et nous donne toujours à choisir selon l’injonction de Camus « entre l’enfer et la raison ».

Nous sommes revenus dans cette « Guerre de tous contre tous » décrite par Hobbes comme l’usage commun des relations entre nations et entre individus. L’attentisme des grandes puissances selon des choix stratégiques et géopolitiques connus, incapables de faire cesser depuis la fin de l’ordre bipolaire le recours à la force au sein des relations internationales, est une erreur majeure. Elle obère toutes tentatives à venir de paix négociables et durables et de solutions de règlements possibles aux tensions d’un monde devenu multipolaire, dans l’équité, le droit international et la réconciliation des peuples. Les souffrances des populations endurées par le renouvellement des violences de masse en Ukraine depuis plus de deux années, celles, indignes qui ensanglantent le proche orient depuis plusieurs semaines se sont installées dans les médias sous forme d’une lugubre et monotone fatalité de l’affirmation de la force.

De l’illusion du pouvoir absolu à la réalité des conflits modernes

Ce n’est pas une simple vue de l’esprit marquée du sceau d’un naïf pacifisme, de penser qu’à terme le droit du plus fort est toujours une illusion toute provisoire et dans ce cas, encore une fois, malsaine et dégradante. Le nationalisme commun y fait son lit. La peur et la haine de l’autre y sont exacerbées, justifiant les fallacieuses thèses de Huntington et la loi du talion. Déjà certains territoires, aux périphéries du « monde réglé » par le grand marché globalisé sont devenues « des terres de sang », espaces fracturés où les Puissances extérieures instrumentalisent, divisent et abandonnent, sacrifiant des populations entières sur l’autel de leurs privilèges économiques et du maintien de leur domination géopolitique. Dans ce désordre se nourrissent de nouvelles « identités meurtrières », toutes formes d’idéologies, communautaristes, radicalisées car sectaires et exclusives, le plus souvent liées à une grande criminalité, internationalisée- celle des économies grises, des territoires sans État ni Droit, usant de la terreur et faisant des populations les enjeux, autant que les victimes de leurs dynamiques de violence. (5)

Si toutes les puissances impériales, voire les puissances émergentes entretiennent de manière inquiétante de considérables complexes militaro-industriels, peu enclins selon leurs propres intérêts à une paix généralisée, les militaires reviennent par ailleurs en politique là où l’État se révèle incapable d’assumer ses fonctions régaliennes, et c’est calamiteux. Les coups d’État se multiplient et les régimes autoritaires s’imposent en Afrique, au mépris des dynamiques de démocratisation et de transformations sociales. L’espace sahélo-saharien qui borde le Royaume et traverse d’Est en Ouest le continent tout entier s’est embrasé de manière profonde et durable. L’intensification des activités des groupes extrémistes a provoqué une instabilité chronique au Sahel et cette situation pourrait participer à l’escalade des violences intercommunautaires. Lieu de toutes les convoitises des grandes puissances, ces vastes territoires sont ceux désormais d’une tragédie globale de leurs populations, victimes des pénuries, des guerres civiles, de la paupérisation entretenue par la « dette » et les bouleversements d’un néolibéralisme dérégulé, violent, sauvage qui nourrit la migration désespérée de personnes déracinées, humiliées et asservies. (5)

Désormais la Chine et les États-Unis sont engagés dans une compétition militaire déclarée, à tous les niveaux. Tout porte à croire qu’elle ne dégénérera pas en guerre ouverte, à propos de Taiwan ou d’un autre enjeu, et que la dissuasion et les intérêts économiques joueront leur rôle pacificateur mais nul ne peut le garantir.

Entre d’autres puissances, la Chine encore, l’Inde, le Pakistan ou les deux Corées, voire le Japon, la guerre possible commande les dispositifs stratégiques et les équilibres de la terreur nucléaire sont toujours d’actualité. La nucléarisation de l’Iran pose encore et toujours la problématique de l’hégémonie chiite, sous la forme renouvelée d’un « Empire perse » au moyen et proche Orient. Aujourd’hui, les Paix négatives maintenant un État de guerre latent sont plus nombreuses que les Paix positives avec une reconnaissance mutuelle des acteurs et l’instauration d’une forme de coopération – négociation des conflits et tensions. Car la guerre et la recherche de la paix se sont complexifiées en particulier avec l’intervention d’acteurs non étatiques et la présence permanente des populations civiles en tant qu’enjeu et acteur essentiel des conflits. (6)

La deuxième décennie de ce siècle comme les dernières années du précédent donnent une impression de violence incontrôlée, disproportionnée, dont les objectifs semblent échapper à toute logique. Guerres civiles, guerres privées, guerres irré­gulières ont fait voler en éclats les chimères de paix durable depuis la fin de la guerre froide. Les Empires ont désormais pour but essentiel de sanctuariser leur territoire, mais le déclenchement d’hostilités par les puissances impériales peut conduire des puissances régionales à créer des coalitions de fait, à soutenir l’un des adversaires, sinon publiquement, du moins par la fourniture d’armes, de financements, de renseignements, de communication et de soutiens logistiques. Dans le cadre d’un affrontement asymétrique, cette situation est un déclencheur pour la défaite ou l’enlisement inéluctable des armées impériales engagée dans le conflit. C’est le cas de l’Ukraine. Qu’en sera-t-il du conflit israélo-palestinien qui cristallise le rejet des valeurs occidentales que représente Israël dans le cadre de sa guerre de destruction définitive du Hamas sur la bande de Gaza ?

A ce jeu, qui n’est plus le grand jeu, les Empires se fourvoient, s’égarent et se discréditent, comme ce fût le cas en Afghanistan, – petit pays de vallées perdues entre les contreforts de l’Himalaya qui par trois fois dans son histoire fit reculer les Empires : Britannique, soviétique, américain.

En 1991, deux ans après la chute du Mur de Berlin, Jean-Christophe Rufin publiait L’Empire et les nouveaux barbares. Dans cet essai il opposait aux espérances de la mondialisation et de ses promesses de prospérité, le risque d’une nouvelle fracture planétaire dans un désordre international comparable à celui du déclin de l’Empire romain. « D’un côté « nous », le Nord, qui représente l’Empire, concentre les richesses, la puissance, fixe la norme et dit le droit ; en face « les autres », le Sud, hétérogène, jouant le rôle des « barbares », forces à la fois marginalisées et potentiellement hostiles, rejetées de l’autre côté d’un limes qui permettrait de les tenir à distance ». Or, l’illusion, prophétisait Jean-Christophe Rufin, « était précisément de croire que la misère, le chaos et les conflits pourraient être durablement tenus en lisière de cet ordre inégal » fondé par les Empires. (7)

Nul doute que l’illusion se dissipe aujourd’hui, par la mise en abîme de la communauté internationale, consciente mais incapable d’arrêter cette descente aux enfers où l’entraînent les appétits aveugles des Puissances impériales. Comment résister à ce grand jeu d’épreuves de force, sans autre limite que celle, toujours présente et absolue d’une apocalypse nucléaire ?

« L’avenir » nous dit Saint-Exupery dans Citadelle, « tu n’as pas à le prévoir mais à le permettre », c’est à mon sens désormais, l’urgence, la priorité et de la responsabilité collective de tous les peuples, de toutes les Nations et des Institutions internationales où elles s’expriment.

  • Frederick Cooper et Jane Burbank «Empires», Payot 2014
  • Ibn Kaldoun, « les Prolégomènes» – Partie III, Editions Vivre ensemble, 2018
  • Moses Finley, Économie et société en Grèce antique, La Découverte, 2007.
  • Odd Arne Westad. « Une histoire de la guerre froide», Payot 2019
  • Jean-Vincent Holleindre. « La Démocratie et la guerre au XXI° siècle. De la Paix démocratique aux guerres irrégulières », Hermann 2012
  • Dario Battistella. « Retour à l’état de guerre» A.Colin rééd 2016 – «  Guerres et Paix au XXI° siècle » Sc-Humaines 2011-réédition 2018, « Théories des relations internationale »,  Les Presses de sciences Po, 2015.
  • Jean-Christophe Rufin, « L’empire et les nouveaux barbares», Lattès 1994

* Professeur près de l’Université internationale de Rabat – chercheur près du Center of global studies.

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