La réforme de la protection sociale : le temps des interrogations .2. (Avec Saad TAOUJNI)
M.D : Quelle analyse faites-vous du projet de loi présenté lors du Conseil des ministres le 9 février 2021 ?
Saad TAOUJNI : Sur le plan de la forme, le document de quatre pages a rappelé à cinq reprises des paragraphes entiers des deux discours du Roi, énumérant les quatre branches retenues, laissant très peu de place au contenu des 19 articles censés encadrer un domaine aussi vaste. Certains articles ne dépassent guère les deux lignes.
D’autre part, la note de présentation a été signée par le ministre des Finances et de la Réforme de l’Administration, alors que la Protection sociale relève des attributions du ministère de l’Emploi telles qu’elles ont été définies dans le Décret 02-14-280 du 18 juin 2014, établi sur la base de l’article 4 de la Loi Organique 065-13 relative à l’organisation et à la conduite des travaux du gouvernement, conformément à l’article 93 de la Constitution. Est-ce que le Ministre des Finances aurait pu proposer des lois dans les domaines relevant des prérogatives des départements des Mines, de l’Agriculture, de l’Industrie, etc. ?
Par ailleurs, les deux institutions prévues dans les articles 15 et 16 n’ont reçu aucune dénomination précise. L’article 15 parle de convergence entre les différents régimes et non pas d’une harmonisation ou refonte. Il est question d’une seule autorité pour l’ensemble des branches de la Protection sociale, alors qu’il en faudrait une par branche. L’AMO ou la Retraite mériteraient chacune une autorité de régulation autonome. Les références de toutes les lois, décrets, articles à modifier ou à supprimer n’ont pas été expressément citées. L’exemple du célèbre article 114 de la Loi 65-00 relatif aux situations transitoires n’a pas été évoqué.
Sur le fond, ce texte, en excluant de son champ d’action les régimes préexistants relatifs aux salariés et aux fonctionnaires, a du même coup limité la portée de cette réforme qui vise principalement les démunis et le secteur informel. Ce qui est réclamé depuis plusieurs décennies par plusieurs générations d’experts et de militants. Pour l’OIT, les stratégies d’extension de la sécurité sociale devraient s’appliquer en même temps aux personnes relevant aussi bien de l’économie formelle que de l’économie informelle. Or au Maroc, l’emploi informel représente 80% de l’emploi total selon l’OIT, le plus élevé de la Région MENA. Le secteur informel dépasse les 30% du PIB du pays. Il ne faut pas que « L’informel s’en sort en toute impunité, ce qui est inacceptable » comme l’a affirmé l’ex-Présidente du patronat Marocain (CGEM).
LIRE AUSSI : La réforme de la protection sociale : le temps des interrogations .1.(Avec Saad Taoujni)
D’autre part, les prestations de maternité, d’invalidité, d’accidents du travail ou de chômage ne font pas partie du chantier actuel, alors qu’elles sont prévues dans la convention 102 de l’Organisation Internationale du Travail, dite norme minimum (1952). De ce fait, cette réforme ne peut pas être qualifiée de stratégique puisqu’elle n’est pas globale et que sa portée, -cinq années-, est relativement courte pour un tel projet. En effet, il sera très difficile de réaliser tous les objectifs dans un laps de temps aussi court.
Elle ne règle pas non plus le problème de l’éparpillement des organismes de protection sociale. Le fait de maintenir ce désordre institutionnel, législatif, tarifaire (AMO), normatif rend illusoire toute réforme de la gouvernance et ne permet pas d’améliorer l’efficacité et l’efficience recherchées. Les coûts cumulés de structures et des frais de gestion de ces institutions sont colossaux.
L’assurance maladie des travailleurs salariés continuera à être gérée par une quarantaine d’organismes n’ayant rien de commun en matière de droit applicable (AMO, mutualité ou assurances), de tutelle (Santé, Emploi, Finances, etc.), de régulateur (ANAM, ACAPS), de panier des soins, de tarification, de taux de cotisation, de taux de remboursement, de plafonds, des exclusions, de contrôle médical, etc. Est-ce que l’autorité annoncée dans l’article 15 pourra instaurer le respect d’un minimum de principes et de règles de gestion entre les différents intervenants très jaloux de leurs prérogatives, sans avoir à retoucher à l’architecture globale et à la gouvernance ?
Selon les déclarations aux médias de certains responsables publics marocains, il est question de transformer le régime d’assurance aux démunis en un « régime assurantiel avec une logique subventionnelle ». Ils ont ainsi innové en matière de concepts, tels qu’ils sont universellement définis par la doctrine et par la convention n° 102 de l’OIT qui ne reconnaît que trois régimes : universel, d’assurance sociale ou d’assistance sociale. «L’assistance assurantielle » sera une véritable énigme pour les théoriciens et les spécialistes.
LIRE AUSSI : La réforme de la protection sociale : le temps des interrogations .3. (Avec Saad TAOUJNI)
Comme d’habitude, force est de constater que cette Loi préserve, d’abord, les intérêts des compagnies d’assurances qui disposent de la plus forte progression de population assurée, ayant de meilleurs revenus que les assurés de la CNSS. Ceci est également confirmé par l’exclusion de la branche des accidents du travail de cette réforme. En effet, le Maroc fait partie d’une poignée de pays dans le monde à permettre au secteur des assurances de servir des pensions d’invalidité. La Loi accorde au secteur un tarif des soins médicaux inférieur de 40% à celui de la maladie. Il est fixé par arrêté du ministre de l’Emploi. Les écarts notables entre le nombre de travailleurs salariés déclarés à la CNSS et aux compagnies d’assurances, a été dénoncé en vain par le Conseil Economique et Social.
En fait, nous sommes dans la continuité du modèle marocain de la santé, qualifié de « libéral sauvage, désorganisé, mal régulé, non normé et financé aux 2/3 par les ménages ».
Aucune précision sur le nouvel organisme gestionnaire du RAMED n’a été officiellement annoncée. Le RAMED sera-t-il supprimé ou sera-t-il considéré comme une troisième branche étanche par rapport aux deux autres branches de l’AMO gérées par la CNSS (travailleurs salariés et non-salariés) ? Le nouveau Directeur Général a annoncé que la CNSS allait gérer 22 millions de nouveaux bénéficiaires. Avec les 7 millions du régime général, le total serait de 29 à 30 millions (selon les sources), soit 83% de la population totale. Sachant que la CNSS est une caisse généraliste servant plusieurs prestations dont certaines sont dérisoires comme c’est le cas des pensions de retraites (pension moyenne de 1600 DH) et l’Indemnité pour perte d’Emploi dont le maximum ne dépasse pas le SMIG : 2828 DH pendant 6 mois. Des pensions de survivants inférieures à 500 DH continuent à être servies à des veuves âgées et les allocations familiales se réduisent à 36 DH par mois à partir du 4ème enfant.
Par ailleurs, l’idée rapportée par la presse de la négociation avec les prestataires de soins, d’un tarif spécifique aux démunis serait, comme l’expérience l’a démontrée dans de nombreux pays et même au Maroc avec le tarif des accidents du travail, stigmatisant et peut-être un critère de sélection des patients. Les principes d’égalité des droits et de dignité s’en trouveront forcément affectés.
Enfin, dans un très petit alinéa (Art 5), les pouvoirs publics se sont engagés à réformer le système de santé. Aucune mention n’a été faite quant au grave déficit en professionnels de la santé (100 000 personnes), rappelé fréquemment par l’OMS depuis plusieurs années. Pour mémoire, en 2020, l’actuel ministre des Finances avait utilisé son véto pour ne pas accorder plus de 4000 postes budgétaires (y compris pour le remplacement des départs à la retraite). En 2021, après la pandémie Covid-19, il en a consenti 5000. Les nombreux dysfonctionnements publiés régulièrement dans les rapports de la Cour des Comptes, du CESE et des institutions de l’ONU, comme l’OMS, l’UNICEF, l’OIT,… devront attendre une autre réforme. Ainsi, la fracture territoriale en matière d’offre médicale est telle que nombre de futurs bénéficiaires paieront des cotisations sans pouvoir se faire soigner sur place. De même, qu’en sera-t-il des pratiques délétères de certaines cliniques privées en matière de tarification, de noir, de chèques de garantie, de refus du tiers payant, des restes-à-charges des assurés ?