La rumeur au bout du clic

 

« Ce que tu veux me dire, est-ce quelque chose de vrai ? Ce que tu veux me dire, est-ce quelque chose de bien ? Ce que tu veux me dire, est-ce quelque chose d’utile ? » telles sont les trois passoires du système créé par le philosophe Socrate face aux rumeurs dévastatrices contre des personnes ou des institutions. Une méthode plus que d’actualité puisque ce phénomène sévit aujourd’hui plus que jamais. Au lieu de dénoncer l’information comme on la sert aujourd’hui, sans recul, sans discernement, sans compétence, sans vérification des sources, on l’empâte et l’engraisse. Qu’en resterait-il donc si on appliquait  cette méthode ? Rien ou presque rien, que des bribes des soi-disant informations tellement il suffit d’un coup de clic pour qu’une rumeur « prenne », se fasse des ailes et se propage à la vitesse du net. Les médias sociaux aidant, faire ou défaire une réputation vaut désormais juste un clic et le tour est joué. Mais il est bien évident qu’entre le jeu un peu innocent et la machine à rumeurs, il y a toujours un intermédiaire.

La Rumeur d’Orléans : une rumeur de tout temps et de tout lieu

Rappelons pour appui, La Rumeur d’Orléans, ce grand livre d’Edgar Morin, l’un des premiers sociologues à poser les fondements théoriques d’une analyse de la rumeur.  Sorti en 1969, l’auteur y rapporte les faits de l’enquête qu’il a menée en compagnie d’une équipe de grands chercheurs suite à une rumeur étrange et délirante  faisant état de la disparition mystérieuse de jeunes filles dans les salons d’essayage de commerçants juifs de six magasins d’habillement féminin de la ville. Ces jeunes filles seraient droguées, retenues dans des caves et envoyées, la nuit, via des souterrains, dans des pays où elles sont ensuite vendues comme prostituées dans des réseaux de traite des Blanches. Une rumeur qui s’est répandue sans qu’il y ait la moindre disparition recensée, dans la ville dont le nom symbolise la mesure, la tranquillité et l’équilibre : Orléans. Un véritable vent de panique avait soufflé pendant plusieurs mois sur la ville et la panique devenait contagieuse.

Le bouche à oreille ayant acté avec force, cette rumeur a rapidement envahi la ville. Plusieurs questions se sont alors révélées : Comment et pourquoi se propage un bruit ? Pourquoi peut-on avoir envie de lancer une rumeur, de la colporter, d’y adhérer ?

Est-ce parce qu’elle véhicule en elle un mythe ? Quel est le sens de ce mythe ? D’ailleurs, c’est un besoin pressant qui se fait sentir pour une quête d’une théorie plus générale qui pourrait expliquer toutes les rumeurs ou en décrypter les mécanismes.

Ainsi, Edgar Morin en arrive à la conclusion que derrière une rumeur, il y a généralement une panique morale spontanée. Ensuite il faut que tous les éléments ou ingrédients soient réunis pour que la rumeur prenne (unité de lieu, de temps, contexte social, écho à des fantasmes collectifs sous-jacents…).
Ajoutons à cela que la rumeur se caractérise aussi par « l’incapacité de l’intelligentsia » à saisir les problèmes soulevés par cette soi-disant information.

Aussi une question s’impose-t-elle d’elle-même : quelles raisons ou quelles motivations peuvent avoir les rumeurs qu’on circule aujourd’hui moyennant les réseaux sociaux qui garantissent une large propagation d’une information qui fait le buzz bien qu’elle ne soit pas vérifiée ?

Nul n’ignore qu’internet est un vecteur de rumeurs très important et dangereux dans la mesure où il n’y a pas de limites géographiques et presque pas de limites linguistiques puisqu’on les traduit très rapidement. Ainsi, ce canal joue un rôle très important dans la diffusion excessivement rapide de l’information en la déformant au fur et à mesure que celle-ci gambade.

L’ère de l’intox qui précède l’info

Souvent néfaste et existant depuis toujours, aujourd’hui avec les médias en général et internet en particulier, la rumeur traverse la planète et transperce les frontières laissant le plus souvent des traces indélébiles. C’est un phénomène social intemporel dont les causes relèvent souvent de la fantasmagorie pure et collective. Elle est partout sur la planète. Elle fascine et fait peur car souvent on s’identifie à la victime de la rumeur, c’est-à-dire qu’on se dit que cela n’arrive pas qu’aux autres. Savoir que la victime est mise dans une situation qui n’est pas acceptable moralement ou qui est hors norme attise la curiosité des gens et les maintient en haleine! Tous les regards sont alors rivés sur la personne concernée.

En effet, c’est le plus vieux média du monde. De bouche à oreille, la rumeur grandit d’elle-même et peut prendre une ampleur de plus en plus importante pour en arriver, finalement, à colporter de fausses informations surtout par une population friande de bribes et surtout de buzz à telle enseigne qu’elle en devient elle-même l’amplificateur. Ainsi, il serait plus approprié de parler de « bulle médiatique ».

Le pouvoir de la rumeur

Elle se nourrit des peurs conscientes ou inconscientes, et des clichés  moraux. Elle fascine et accroche quand cela touche la vie privée des gens surtout connus lorsque l’intime est rendu publique, et quand cela  touche les références morales. Et comme c’est un moyen très efficace de blesser l’autre, de détruire sa réputation, la rumeur habille sa victime de la pire manière qui puisse le discréditer aux yeux des autres.

De l’incubation aux métastases en passant par la propagation, ce virus peut être destructeur pour la personne qui en fait l’objet. Non fondée, une information non sûre se répand et se transforme rapidement en boule de neige puis en raz-de-marée déchaîné, incontrôlable et dévastateur. Bien entendu ce n’est qu’un bavardage vain, né de la curiosité élémentaire à propos du monde et de la vie des autres,  transmis, emballé et déformé selon la visée, nourri et amplifié, mais il a le pouvoir souverain de tout ravager sur son chemin.  La majorité des gens sont ainsi portés à déformer les faits pour les conformer à leur compréhension ou à leurs désirs, mais s’écartant tout à fait de la réalité, simplement pour se défouler ou se rendre intéressants, ne pas être exclu d’un groupe ou partager un contenu dont ils veulent s’assurer.

Le propre de la rumeur est de se diffuser rapidement, même si elle paraît complètement aberrante. Elle apparaît alors comme une révélation sur une vérité cachée. Sa force et son danger c’est qu’elle n’a pas de logique, naît du néant et se fortifie d’elle-même tel un autophage. On lui donne une valeur qui ne correspond pas à sa valeur réelle. Alors, elle gonfle avant d’éclater.

Les réseaux sociaux ces amplificateurs de rumeurs

Aujourd’hui, on est envahis par des détonations d’informations qui éclatent au grand jour et qui ne tardent pas à être démenties. Mais avant d’en arriver là, la mécanique est déjà déclenchée dès le moment où une information X est lancée sur un réseau social pour peu qu’elle soit sensationnelle. Dès lors, il est impossible de l’arrêter bien évidemment. Et du coup, les réseaux sociaux et les médias, à portée de main, deviennent un moyen redoutable de diffusion, de manipulation et de complot se servant de fausses annonces au point que les internautes ne peuvent plus démêler le vrai du faux, l’info de l’intox. Ce qui est grave c’est qu’une fois, véhiculée, elle est largement divulguée et elle passe du statut de rumeur pour devenir une vérité incontestable qui se concrétise et s’impose par sa forte diffusion qui touche l’opinion publique étant donné qu’elle est gratuite et accessible à tout un chacun.

Les faits et la source ne sont plus vérifiés et la fausse information va bon train. C’est dire que le monde est au cœur de la rumeur qui hante son imaginaire et qu’il a besoin d’y croire même aux dépens du bon sens.

L’invasion du sensationnalisme morbide

On s’amuse à inventer des rumeurs, sous diverses formes notamment des tweets, vidéos, photos… Des scoop qui se répandent comme une traînée de poudre sur les sites et réseaux sociaux à une vitesse vertigineuse, et les internautes eux-mêmes sont pris au piège du sensationnalisme même par ceux qui en font un moyen de publicité et dans ce cas, la rumeur est récupérée et l’effet produit peut-être plutôt positif.

Un désir démesuré de buzz s’est saisi du webjournalisme et de certains sites d’informations qui, pris par la phobie d’être devancés, n’ont plus le temps de faire la part entre le mensonge et la vérité et lancent des informations peu fiables à  privilégier les spéculations, la controverse, la fausse information et la désinformation. Il est regrettable que des fois, les internautes s’arrachent une publication quelconque pour son effet le plus souvent scandaleux et choquant pour se rendre compte à la fin que le suivisme a eu raison d’eux. Il suffit qu’une personne publie une publication qu’elle trouve sensationnelle et hop ! les partages et les clics vont bon train. Contre toute attente, on se rend compte à la fin que c’est une affaire qui date de plusieurs années et qu’on ressort sans se donner la peine de vérifier la date. Et là le ridicule l’emporte !

De combien de rumeurs et d’informations non fondées, non vérifiées et non canalisées par le sens des valeurs a-t-on inondé le monde par le biais des médias et des réseaux sociaux ? Pour un intérêt ou un enjeu insaisissable, on lance une information tissée de toutes pièces et le mécanisme est lancé. Et juste quelque temps après, on est comme frappé d’amnésie et on est à l’affût d’un autre scoop. Ce qui est tout de même hallucinant, c’est quand un démenti est fait et qu’au lieu de tuer la rumeur, il la démultiplie. La suspicion prend le dessus et se travestit en vérité implicite. « On ne nous dit pas la vérité ! On nous cache des choses ! » et surtout le fameux « il n’y a pas de fumée sans feu »…. Et que d’interprétations et de spéculations ! Toutefois, ce qui est désolant c’est que certains grands sites et grands titres se laissent appâter par l’effet du « scoop » et des informations abracadabrantes et se laissent entraîner par le flot.

Aujourd’hui, « l’information » est massive et abondante mais sans crédibilité, et c’est ce trop d’information qui tue l’information à travers ces moyens de communication de masse. Elle n’est plus contrôlée par les professionnels de l’information, qui sont en concurrence avec n’importe quel internaute. Ils ne peuvent plus jouer leur rôle de garde-frontière avant que l’information entre dans l’espace public. Coriaces, les rumeurs sont révélatrices des transformations profondes que subit la société. On n’a plus le temps d’écouter et d’analyser, le prêt-à-penser nous submerge. Caché derrière le pronom indéfini « on », le franc-tireur qui lance la rumeur n’est jamais connu. Si on peut la présenter en référence à une autorité sociale, cela donnera encore plus de crédibilité et de poids. Et plus la rumeur est véhiculée et partagée, plus elle impacte et devient potentiellement crédible. Elle court et s’infiltre partout.

En tout cas, engloutis par les rumeurs médiatiques qui envahissent le monde, on ne peut que se poser la question : la Vérité intéresse-t-elle vraiment les médias surtout orientés par d’autres enjeux ?  A qui profite ce jeu médiatique guidé et animé par des lobbies et des intérêts qui font qu’on ne livre plus l’information brute ?

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