La scène désormais orpheline du « Molière du Maroc »

Le vendredi 5 février 2016, le théâtre marocain s’est vu amputé de son âme. Orphelin, il l’est désormais après la disparition du grand Tayeb Saddiki, ce monument infrangible de la scène arabe. Nombreux sont ceux qui ignorent que derrière le talentueux dramaturge et le maestro du théâtre se cache discrètement un calligraphe de grande pointure. Femmes et hommes, grands et petits, officiels et citoyens lambda se sont trouvés côte à côte au cimetière Chouhada, ce triste samedi 6 février pour dire adieu au vétéran de la scène culturelle et artistique arabe qui a perdu l’un de ses grands piliers en la personne du doyen du théâtre marocain et arabe. Une étoile s’est éteinte, un édifice s’effondre, la scène arabe et le monde des arts sont en deuil…

Un artiste dans l’âme

Sorti des entrailles de la terre des arts et de la médina multiculturelle un 5 janvier 1939, Tayeb Saddiki est une icône au cachet original, imprégné d’authenticité, de sensibilité et de valeurs universelles. Pour poursuivre ses études secondaires, il s’installe à Casablanca où le dramaturge André Voisin le repère, lors d’un stage d’art dramatique organisé par le ministère de la Jeunesse et des sports et le prend sous son aile en faisant de lui son assistant-interprète au milieu des années 1950. Après son baccalauréat, il s’envole pour la France afin de poursuivre des études théâtrales avec son professeur Hubert Gignoux et se perfectionner dans l’art dramatique à Rennes mais aussi à l’Ecole supérieure d’art dramatique de Strasbourg. Ses prestations ne passent pas inaperçues et Jean Vilar, alors directeur du Théâtre national populaire à Paris l’hébergera chez lui de 1957 à 1959. De retour à Casablanca, il débutera sa carrière dans l’art de la magie avec la troupe centrale du Maroc et s’inspirera de son expérience dans l’Hexagone lorsque le syndicat de l’UMT (Union marocaine du travail) lui demande de fonder le théâtre ouvrier en 1960 à Casablanca. C’est là qu’il se lance dans le théâtre travailliste puis le théâtre municipal à la façon de « l’illustre théâtre » qu’il fonde pour le triomphe de l’art dramatique. Et s’affaire juste après à former des troupes professionnelles, notamment « le théâtre ambulant », « le théâtre ouvrier » et finalement le « théâtre des gens » avant d’arriver à la direction artistique du Théâtre national Mohammed V en 1964, puis en tant que directeur général du Théâtre municipal de Casablanca jusqu’à 1977. Ensuite chargé de mission auprès du ministre d’Etat chargé du Tourisme en 1980 et 1982.

Artiste aux facettes et aux talents multiples, il avait plus d’une corde à son arc. Il était dramaturge, réalisateur, metteur en scène, acteur, poète et peintre calligraphe. Il a exposé un peu partout dans le monde et compte à son actif plus d’une vingtaine d’expositions en Tunisie, au Koweït, au Qatar, à Oman puis en France, au Canada et en Belgique où ses toiles séduisaient par leur originalité et leur symbolique.

Sans Tayeb Saddiki, le théâtre marocain n’aurait pas existé

En grand dramaturge, Tayeb Saddiki a tenu à partager et à transmettre son savoir dont lui seul avait le secret, sa vision globale du monde et sa conception des choses aux jeunes comédiens et dramaturges durant toute sa vie avec ce souci qui lui est propre de leur apprendre les métiers du théâtre et d’assurer la relève afin d’asseoir le socle du théâtre national sur de bonnes bases qui lui assureraient richesse et qualité. Ce géant de l’art est l’un des pionniers fondateurs du théâtre populaire dont il représente le symbole et l’incarnation. Il a représenté avec brio le théâtre marocain dans les quatre coins du monde en associant et harmonisant avec doigté les formes classiques et traditionnelles aux exigences contemporaines. Attaché à ses origines et à sa ville natale, il s’investit dans la vie culturelle d’Essaouira et  fonde, en 1980, le festival musical d’Essaouira. Vingt ans après, il lance son théâtre dans le quartier CIL de la métropole économique et dote ainsi le Royaume de son premier théâtre privé. Ses chefs-d’œuvre d’une dimension universelle ont donné le ton aux planches marocaines dont les lattes garderont pour toujours les pas de ce géant et traceront le sentier que suivront des générations à venir. Tayeb Saddiki a créé, sans conteste, un univers dramatique qui porte son empreinte et qui lui restera propre.

Maîtrisant aussi bien l’acte que le verbe, le Molière du Maroc s’est distingué par des pièces qui mêlent le comique, le pathétique et la critique. Du rire, il faisait une arme pour combattre les mœurs et les travers de la société. Talentueux dramaturge, il a écrit toutes sortes de pièces allant même jusqu’à inventer son genre qui mêle la mimèsis, le zajal, les traditions orales de « la halqa » plongeant les spectateurs dans l’univers luxuriant des troubadours. Aussi fera-t-il de l’histoire la force de son théâtre. Image parfaite d’un artiste complet qui a pour longtemps côtoyé Jacques Brel durant les années 60, il a mis des groupes de renom tels que Nass El Ghiwane ou Jil Jilala sur les premières marches de la célébrité en les faisant participer à ses pièces.

Metteur en scène de grands textes de la littérature arabe ou des principales pièces du théâtre mondial traduites dans la langue arabe, il a marqué l’histoire du théâtre et de la scène avec, mine de rien,  plus de 80 pièces de théâtre dont il a été le metteur en scène. Il est l’auteur de 36 adaptations de pièces étrangères dont « L’Avare » et de 24 pièces originales, 18 écrites en collaboration. Avant-gardiste et convaincu que l’art doit hisser le public vers le haut, vers le sublime et vers l’intelligence, ses productions mêlent minutie, narration, professionnalisme, émotion, inventivité, audace et intelligence. Grâce à son approche innovatrice et révolutionnaire dans sa façon d’appréhender l’art et la scène, Tayeb Saddiki aura réinventé et concilié le public avec le monde des planches. Du classique à l’absurde, d’Eugène Ionesco à Molière en passant par Beckett pour arriver à Gogol, il a façonné les contours de la scène théâtrale en la ponctuant de fresques traditionnelles consacrées à l’histoire marocaine, almoravide, saadienne ou alaouite, d’un patrimoine foisonnant qui a inspiré, dans un style novateur, la grande œuvre du patrimoine exclusivement marocain du Diwane Sidi Abderrahmane Al Majdoub ou Abou Nawass ou encore la Bataille de Zellaqa tout en réinventant et en remettant au goût du jour certains grands textes arabes, tel « Maqamat Badii Ezzamane El Hamadani ». Il a aussi publié ses œuvres théâtrales « Le dîner de gala » (1990), « Les sept grains de beauté » (1991), « Molière ou l’amour de l’humanité » (1994), « Nous sommes faits pour nous entendre » (1997), « Eléphant et pantalons » (1997). Il a également joué dans plus de 18 films comme dans « Arrissala » de Mostafa Al Akkad (1976) et dans « La prière de l’absent » de Hamid Benani (1995). Il a réalisé pour le cinéma 4 courts-métrages et un long-métrage en plus d’une dizaine de documentaires. Chroniqueur  dont la plume était acerbe et tranchante, ses articles se lisaient avidement dans la revue « Souffles ». Avec cette figure emblématique de la vie culturelle, artistique et intellectuelle du Maroc, le théâtre a fait son bond magique dans le monde du théâtre raffiné et de qualité en imposant une conceptualisation nouvelle de la vie et des règles de cet art basée sur la curiosité constructive, le regard profond et visionnaire et la liberté de penser d’un penseur libre.

Un palmarès hallucinant pour l’auteur du Majdoub

Des consécrations pour un héritage qu’il nous laisse en partage, Tayeb Saddiki en a eu beaucoup.

En 1976, il reçoit le Ouissam Al Massira des mains de Hassan II à l’occasion de la Marche verte. Trois ans plus tard, il est nommé Chevalier des Arts et des Lettres par la République française. En 1984, son long-métrage « Zeft » lui vaut le Prix de la Première œuvre aux Journées cinématographiques de Carthage. Par la suite, le Roi Mohammed VI lui décerne l’illustre décoration du Ouissam du mérite intellectuel. Il est depuis 1983 officier de l’ordre des Arts et des Lettres, en France.

Plusieurs artistes et comédiens marocains et arabes ont marché dans les pas de ce monument national, ce père ou guide spirituel de tous ceux qui partageaient sa passion et son amour pour le théâtre.

Ce monument géant a tiré sa révérence à l’âge de 79, des suites d’une longue maladie après avoir passé la majeure partie de sa vie sur les planches qui vibraient sous sa voix de stentor. « Al Harraz », « Badii Ezzaman Al hamadani » et bien d’autres titres ont donné au théâtre national ses lettres de noblesse et scellé l’unicité d’un art varié et riche dont l’empreinte restera à jamais dans un patrimoine  universel arabe. Ce géant des planches s’en est allé en laissant en legs un patrimoine énorme mais aussi une fondation qui porte son nom pour assurer la promotion des jeunes artistes et assurer la continuité d’un art noble auquel il a consacré toute sa vie.

Ce qui est tout de même regrettable c’est que ce grand homme de théâtre engagé jusqu’à la moelle, jalousé et calomnié par certains qu’il dérangeait puisqu’il n’avait pas peur de parler et surtout de signer ses propos, a vécu des moments de solitude durant sa longue maladie. Hormis sa famille et son petit cercle restreint, personne ne lui rendait visite. Encore plus désolant que ses travaux de grande qualité et richesse soient mis au fond des tiroirs depuis de longues années à telle enseigne que son répertoire reste méconnu de la jeunesse marocaine.

Le théâtre au Maroc c’était Tayeb Saddiki. Le rideau tombe ! Tayeb Saddiki a quitté la scène pour de bon…

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