La télémédecine au Maroc : le point avec Dr Marouane Hakam
Les services de téléconsultation médicale ont connu un essor sans précédent, pendant cette période de confinement. Au Maroc, le Conseil National de l’Ordre des Médecins a permis en effet l’usage de la téléconsultation gratuite pour assurer le suivi des patients à distance… Ces derniers, surtout ceux atteints de maladies chroniques ou de cancer, les personnes âgées et les femmes enceintes, ont pu bénéficier de ces services de contrôle avec leurs médecins traitants.
Dans un entretien accordé à MAROC DIPLOMATIQUE, Docteur Hakam Marouane, Médecin-Expert et enseignant en e-santé et en télémédecine et directeur médical de la plateforme « Avis Médical », apporte son éclairage.
MAROC DIPLOMATIQUE_ Vous avez lancé, au tout début de la crise du Covid-19, « avis-médical.ma », une plateforme de téléconseil, totalement gratuite. Maintenant que le Maroc s’apprête à passer au déconfinement dans les prochaines semaines, quelle évaluation faites-vous de cette initiative ?
Docteur Marouane Hakam_ La santé est un sujet qui nous préoccupe tous et dont tout le monde veut/peut parler. Mais cet intérêt amène avec lui son lot de « fake news », de « fausses bonnes idées » et de désinformation. Pour les sujets de santé, il est beaucoup plus difficile de savoir si l’information est vraie ou non, car les « fake news » créent la confusion et font perdre du temps et de l’argent aux patients, voire les encouragent parfois à renoncer à des soins ou à arrêter des traitements.
Partant de ce constat, nous avons mis à la disposition de tous les citoyens, pendant toute la période du confinement et gratuitement, le 1er portail de conseil médical en ligne « Avis Médical ». Notre objectif, par cette initiative, est de combattre la désinformation, mieux informer et accompagner les utilisateurs au quotidien par un conseil médical avisé, personnalisé, qualifié et centré sur le patient/utilisateur (Patient centric).
Nous avons près d’une trentaine de médecins de différentes spécialités qui collaborent gracieusement avec nous pour répondre à près de 220 questions écrites et téléphoniques que nous recevons chaque jour.
13% de nos utilisateurs posent des questions sur le Covid-19 et nous avons noté que les femmes utilisent le service plus fréquemment que les hommes.
Beaucoup de patients atteints de pathologies chroniques nous contactent aussi pour avoir plus d’informations sur leur pathologie et comment vivre avec.
Pour ce qui est du taux de retour (Réutilisation du service par les mêmes personnes plusieurs fois), il est assez gratifiant. Ceci démontre, au-delà de la qualité de nos réponses, l’acceptation du citoyen marocain de ce genre de services médicaux en ligne et surtout sa quête d’information fiable pour prendre soins de sa santé et celle de ses proches.
MD_ Plusieurs plateformes de télémédecine ont également été créées durant cette période de crise sanitaire. Peut-on dire que c’est un outil qui permet de combattre les déserts médicaux ?
Dr Hakam_ D’abord, ce ne sont pas des plateformes de télémédecine… La télémédecine couvre plusieurs actes et ces plateformes n’en proposent qu’un seul : La téléconsultation. Puisqu’elles sont pour la plupart payantes (ce qui nécessite l’accès à une carte bancaire éventuelle), ces plateformes ne couvrent réellement que les besoins d’une population citadine qui cherche un contact rapide et efficace avec un praticien dans le cadre de consultations médicales de routine.
La téléconsultation telle que proposée par ces plateformes, se limite à ce qui correspond dans la pratique présentielle à l’interrogatoire seulement… Elles ne permettent pas un vrai examen clinique pour le recueil de données biométriques, l’analyse de paramètres physiologiques ou l’auscultation par exemple…
Par ailleurs, la téléconsultation comme le stipule la réglementation marocaine, ne peut se faire que si le patient est accompagné (physiquement) d’un professionnel de santé (Infirmier par ex.). Les téléconsultations effectuées directement entre un médecin et un patient distant « seul » sont de ce fait hors cadre légal : Ce que ces plateformes s’abstiennent d’expliquer aux médecins qui les sollicitent…
Le besoin des déserts médicaux est au-delà du simple contact visio. Les patients des zones enclavées ou sous-denses en professionnels de soins, veulent avant tout avoir accès à de la médecine de première ligne : consultation de « bobologie » de base (même à distance), suivi de paramètres pour les patients chroniques (leur évitant ainsi des déplacements inutiles), … Ce genre de besoin est adressé par une autre forme de plateformes : les fameuses valises ou chariots de télémédecine.
Véritables dispositifs médicaux brevetés et certifiés, ces points de santé intelligents, réunissent instruments de mesures professionnels, écrans et système de communication. Ils permettent la capture et le partage de données de santé fiables et reproductibles. Ces dispositifs intègrent deux modes d’utilisation : Téléconsultation / Télé-expertise et Télémesure / Télésurveillance.
Le Maroc a déjà entamé le déploiement de ces outils avancés de télémédecine dans plusieurs villages des montagnes de l’Atlas. Ils permettent aux populations de ces zones enclavées d’avoir véritablement accès à une consultation médicale en bonne et due forme dans les centre de santé et en présence (comme le prévoit la loi) de l’infirmier polyvalent du dit centre.
MD_ Y a-t-il une procédure à suivre pour les porteurs de projet de télémédecine ?
Dr Hakam_ Il y a une réglementation claire (malgré quelques items incomplets comme le remboursement des actes et la tarification). Trois textes régissent la pratique télé médicale au Maroc : d’abord la loi 131-13 relative à l’exercice de la médecine au Maroc qui a permis dès 2014 une intégration et une définition de la télémédecine comme partie prenante possible des actes de soins, ensuite est arrivé en Juillet 2018 le décret 2-18-378 qui délimite les contours réglementaires de tous les actes télé médicaux et au final, et vu la sensibilité des données santé, la loi 09-08 relative à la protection des données personnelles.
La réglementation est assez solide et protège aussi bien le patient, le praticien mais aussi les actes télé médicaux d’éventuelles dérives.
D’abord, je me permets de revenir sur cette obligation de présence d’un professionnel de santé auprès du patient pendant tout acte de téléconsultation. Cela peut paraître aberrant voir même constituer un frein au développement de la consultation à distance, mais mon avis est que le législateur – qui a pensé d’abord aux zones enclavée et reculées – a préféré être sûr (grâce à ces fameux dispositifs valises ou chariots) de pouvoir proposer des consultations en bonne et due forme malgré la distance : La présence de l’infirmier permet de conduire une examen end to end (même une palpation ou une percussion qui peut être faite par le dit infirmier sous la supervision du médecin distant).
Bien entendu, cette limitation entrave le développement de la téléconsultation pour la pratique libérale (difficile de prévoir un infirmier au côté du patient pour chaque contact) mais comme je l’ai dit auparavant : la télémédecine ne se limite pas seulement à la téléconsultation…
Pour ce qui est de la pratique télé médicale, la première obligation qui incombe au porteur de projet est de garantir la conformité administrative du processus de demande d’accord préalable et d’autorisation de la pratique de la télémédecine.
Le porteur du projet de télémédecine doit obtenir une autorisation délivrée par le Ministère de la santé.
Il y a 2 étapes (bien explicitées sur le décret 2-18-378) :L’obtention d’un accord préalable et l’obtention d’une autorisation de pratiquer la télémédecine après la réalisation d’un audit de conformité. Là encore, les plateformes de téléconsultation n’informent pas les praticiens de ces obligations… C’est un peu comme si un concessionnaire automobile vous laisse partir avec une voiture sans vérifier si vous avez le permis… Il faut que ce genre d’agissements change !
MD_ Est-ce que cette période de confinement a démontré l’importance des pratiques de télémédecine au Maroc ?
Dr. Hakam_ La place de la télémédecine n’est plus à démontrer. Par contre, cette période de crise a permis, surtout, d’ouvrir les « chakras » d’un bon nombre de mes confrères qui étaient réfractaires à l’idée d’un acte complémentaire à distance… Oui, je dis bien complémentaire puisque la téléconsultation ne se substituera jamais à la consultation présentielle au cabinet ou à l’hôpital.
Face à cette situation exceptionnelle, mes confrères et consœurs se sont retrouvés, du jour au lendemain, incapables d’envisager la continuité des soins sans une communication à distance. C’est pour cela que le Conseil National de l’Ordre des Médecins, dans une décision très louable, a permis l’usage de la téléconsultation gratuite dans le suivi des patients à distance… Ainsi, plusieurs patients, notamment chroniques, ont pu bénéficier d’entretiens vidéos de contrôle avec leurs médecins traitant.
Mais l’importance de la télémédecine – à proprement dite – va au-delà de cela… La télémédecine couvre 5 actes différents : La téléconsultation, la télé-expertise, la télésurveillance, la téléassistance et la réponse médicale directe. Chacun de ces actes a un impact différent sur le triptyque de soins : Pré-cure, cure et postcure.
Mes confrères et consœurs se rendent compte petit à petit que le parcours patient sera disrupté et que l’idéal serait qu’ils y prennent part plutôt que de subir… Et c’est une bonne nouvelle pour les patients et les professionnels de la e-santé.
MD_ Plusieurs catégories d’actes en télémédecine se déclinent, à savoir, téléconsultation, télé expertise, télésurveillance médicale, téléassistance médicale et régulation médicale. Quelle différence à relever entre ces différentes catégories ?
Dr Hakam_ Ces définitions – qui peuvent évoluer – sur simple arrêté ministériel (C’est dire que le législateur a pensé à l’évolution des choses en temps et en heure), figurent en première page du décret 2-18-378 (que j’invite tous mes confrères et consœurs à lire en plus des articles 99, 100, 101 et 102 de la loi 131-13).
La téléconsultation a pour objet de permettre à un médecin de donner une consultation à distance à un patient. Un professionnel de santé doit être présent auprès du patient et, le cas échéant, assister le professionnel médical au cours de la téléconsultation.
C’est une pratique qui vient compléter la consultation en face à face mais ne la remplace pas. Elle est envisageable rapidement en pratique publique mais nécessite des pré-requis et une évolution des textes pour le libéral.
La télé-expertise a pour objet de permettre à un professionnel médical de solliciter à distance l’avis d’un ou de plusieurs professionnels médicaux en raison de leurs formations ou de leurs compétences particulières, sur la base des informations médicales liées à la prise en charge d’un patient.
C’est ce qui permet également aux médecins exerçant au Maroc de faire appel à l’avis de médecins exerçant à l’étranger.
Attention… il est précisé que le recours à la télé-expertise se fait sous la responsabilité du médecin requérant.
La télé-expertise prend en compte la nécessaire mutualisation des savoirs médicaux et l’importance de la concertation. Elle est déployable dans l’immédiat (dans le public et dans le privé) et pourrait améliorer le screening/le dépistage mais aussi alléger l’isolement des professionnels de première ligne.
Concernant la télésurveillance, elle a pour objet de permettre à un professionnel médical d’interpréter à distance les données nécessaires au suivi médical d’un patient et, le cas échéant, de prendre des décisions relatives à la prise en charge de ce patient. L’enregistrement et la transmission des données peuvent être automatisés ou réalisés par le patient lui-même ou par un professionnel de santé.
La télésurveillance peut améliorer le suivi « hors murs » et la qualité de vie des patients.
La téléassistance médicale : qui a pour objet de permettre à un professionnel médical d’assister à distance un autre professionnel de santé au cours de la réalisation d’un acte. Les médecins exerçant au Maroc peuvent faire appel, à la collaboration de médecins exerçant à l’étranger dans la réalisation des actes de soins.
La réponse médicale : Il s’agit de la réponse médicale qui est apportée dans le cadre de la régulation médicale au niveau des services d’assistance médicale urgente.
MD_ La rentabilisation des dispositifs de télémédecine serait-elle possible éventuellement au Maroc ?
Dr Hakam_ Il faut vraiment faire la part entre la télémédecine clinique et l’e-santé. La première répondant bien à une prestation médicale à distance visant à améliorer l’égalité d’accès à des soins de qualité, est une prestation régie par le Code de déontologie médicale. La deuxième répondant à une prestation industrielle vise à développer un marché de l’industrie de la santé pour améliorer le bien-être et/ou le bien vieillir des personnes.
Alors, il est normal que les fournisseurs technologiques (de simples solution de téléconsultation ou de véritables plateformes de télémédecine) envisagent d’en faire une activité lucrative et ils sont dans leur droit en tant que simples fournisseurs technologiques, mais le projet de télémédecine (porté bien entendu par un médecin ou un établissement de soins) doit avoir en son cœur un acte médical, réalisé dans l’intérêt du patient dont l’efficacité est reconnue (d’où la nécessité de prévoir des évaluations) et qui garantit la meilleure sécurité sanitaire aux regards des connaissances médicales avérées.
La télémédecine est une pratique médicale à distance, il ne faut pas en faire une activité purement commerciale.
MD_ Est-ce qu’on pourrait éventuellement tabler sur la télémédecine pour rapprocher l’accès au soin des Marocains dans certaines régions ?
Dr Hakam_ La télémédecine est déjà bien avancée au Maroc… D’abord, nous sommes un des rares pays africains, maghrébins et arabes à avoir une vraie réglementation et un cadre légal depuis 2018. Ensuite, plusieurs initiatives sont déjà mises en place, notamment celles qui concernent la médicalisation à distance des déserts médicaux mais pas que… La télémédecine (pas seulement la téléconsultation), si correctement implémentée – dans le respect des lois de la déontologie et de l’éthique médicale – permettrait à très court terme d’améliorer l’accès pour tous à des soins de qualité sur l’ensemble du royaume, d’améliorer la coordination entre les professionnels et les structures de soins ambulatoires et hospitaliers et surtout d’améliorer le parcours de soins des patients (évitant la déperdition dans les méandres médicaux qui génèrent un surcoût évitable).