Le Maroc entre quête d’une politique de concentration inclusive accommodante et contraintes liées au contexte de crise internationale

Tribune

La mondialisation est longtemps apparue comme une réalité inévitable, issue de l’interconnexion croissante de l’économie, des sociétés, et des individus.

Or, L’actualité récente, marque un recul vérifié de la mondialisation. Preuve en est, le ralentissement du commerce et de la production internationale qui ne semble pas être conjoncturel, mais résulterait d’un recul structurel de la mondialisation des échanges commerciaux. Ainsi  au cours des quinze années qui avaient précédé la crise (1993-2007), le commerce mondial de biens et services avait cru à un rythme annuel moyen de 7,2%. Dans la période s’étalant entre 2012 et 2015 en moyenne, le rythme de croissance du commerce a baissé à un rythme de 3,3% l’an.

Les derniers chiffres marquent une baisse encore plus accentuée notamment dans le contexte de guerre Russo-Ukrainienne et les répercussions de la crise pandémique. La montée du protectionnisme et une tendance à la relocalisation et à la re régionalisation dans les pays du nord ont été des conséquences directes liées au recul de la mondialisation, portant dans ses plis une reconfiguration des intérêts stratégiques des nations. Cette nouvelle reconfiguration est due en majeur partie à la fragmentation de l’économie internationale, qui a engendré des répercussions négatives sur les économies des pays du sud  où les stratégies de développement et d’industrialisation restent en partie tributaires de la capacité de captation et de l’attraction des IDE. Selon un rapport de la CNUCED le flux des IDE a diminué de 44% En Afrique du Nord avec une évolution contrastée selon les pays.

De même selon le rapport de la CNUCED 2021 et 2022 sur l’investissement, concernant la production internationale, il est à signaler que l’évolution globale de cette dernière, va dans le sens d’un raccourcissement des chaînes de valeur, d’une concentration accrue de la valeur ajoutée qui devient plus difficile à capter pour les pays en développement et d’une diminution des investissements internationaux dans les actifs productifs physiques. Les effets de ce constat restent toutefois variables selon les pays du sud dans la mesure où d’autres facteurs fondamentaux conditionnent le pouvoir d’attraction des IDE.

Il en est ainsi des changements en matière de technologies, de politiques et de durabilité qui différent  selon les industries et les régions. Ceci dit, il est incontestable dans ce contexte post-pandémique et de guerre, que la transformation de la production internationale va générer dans l’avenir des défis en matière d’investissement et de développement. Les principaux défis de l’ère de la nouvelle production internationale sont susceptibles d’inclure plus de désinvestissements, des délocalisations, un détournement des investissements et une diminution du réservoir d’investissements, ce qui impliquera une concurrence plus forte pour les IDE.

D’une manière générale, en dépit du recul constaté du degré de propagation de la Covid 19 dans le monde, les perspectives restent incertaines, et dépendent de la durée de la crise et de la guerre, de l’efficacité des interventions politiques, et des risques géopolitiques.

Il est à signaler que si l’émergence de ce nouveau contexte incertain suscite les inquiétudes de la part des gouvernements des pays du Sud, les pouvoirs publics au Maroc sous les hautes orientations de Sa Majesté le Roi Mohamed 6, veillent en permanence à entamer diverses réformes de nature à assainir l’économie nationale, et la rendre davantage compétitive. Tout récemment la réforme du droit des concentrations économiques, nous parait d’un apport fondamental pour notre économie, en lui permettant d’être plus compétitive, et centré sur l’innovation, la performance et/ou encore l’inclusivité. L’apport majeur de la réforme de ce droit réside dans le relèvement des seuils de puissance économique exprimés en chiffre d’affaires, pour le déclenchement du contrôle à priori des concentrations par le Conseil de la concurrence

Présomption de l’effet structurel sur le marché : les seuils

On estime que la puissance de marché, dont la considération de l’ampleur justifie le contrôle, s’exprime à première vue par le chiffre d’affaires. Ce chiffre d’affaires n’est pertinent qu’en tant qu’il exprime une puissance de marché. De même l’ampleur de l’effet structurel sur le marché est traduite en outre par les parts de marché des entreprises qui se rapprochent. Antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi 104-12 sur la liberté des prix et de la concurrence , la loi 06-99 ne prenait en compte que le critère des 40% de parts de marché, la nouvelle loi dans son article 12 a modifié le seuil de contrôlabilité des opérations de concentration économique en introduisant le critère du chiffre d’affaires parallèlement à celui des parts de marché, et fait obligation aux entreprises de soumettre tout projet de concentration qui dépasse un certain seuil fixé par le décret pris pour l’application de la loi 104-12 à l’autorisation obligatoire du Conseil de la Concurrence; Les seuils des chiffre d’affaires fixés par le décret pris pour l’application de la loi104 /12 étaient respectivement de : égal ou supérieur à 750 millions de dirhams pour le chiffre d’affaires total mondial hors taxes de l’ensemble des entreprises ou groupes de personnes physiques ou morales parties à la concentration, et de, égal ou supérieur à 250 millions de dirhams pour le chiffre d’affaires total hors taxe réalisé au Maroc par deux au moins des entreprises ou groupe de personnes physiques ou morales concernés par la concentration. Désormais, avec la nouvelle réforme du droit des concentrations suite à l’adoption par le Conseil de gouvernement le 11 avril 2023 du projet de décret 2/ 23/ 273 modifiant et complétant le décret n°2.14. 652 pour l’application de la loi 104/ 12, les seuils ont été modifié à la hausse. Ainsi ce texte qui sera en vigueur après sa publication au BO prévoit que toute opération de concentration doit être notifiée au Conseil :

-au cas où le chiffre d’affaires mondial, hors taxes de l’ensemble des entreprises, ou groupe de personnes physiques ou morales, parties à la concentration économiques est supérieur à 1, 2 milliards de dirhams au lieu de 750 millions de dirhams, et que le chiffre d’affaires au Maroc, hors taxes réalisé individuellement par au moins l’une des parties à l’opération dépasse 50 millions de dirhams.

– si le chiffre d’affaires totale hors taxes , réalisé au Maroc par l’ensemble des entreprises ou des groupes des personnes physiques ou morales, parties à la concentration , dépasse les 400 millions de Dh au lieu de 250 millions, et que le chiffre d’affaires réalisé de manière individuelle par au moins deux entreprises ou groupe de personnes physiques ou morales, parties à l’opération, dépasse pour sa part 50 millions de Dh.

Par ailleurs, s’agissant du contrôle communautaire des concentrations, l’article 1§2 du règlement du 20 janvier 2004 organise un contrôle si, d’une façon cumulative, «  le chiffre d’affaires total réalisé   sur le plan mondial par l’ensemble des entreprises concernées représentent un montant supérieur à 5 milliards d’euros » et si « le chiffre d’affaires total réalisé individuellement dans la Communauté par au moins des deux entreprises concernées représente un montant supérieur à 250 millions d’euros ».

Pour le droit français, l’article L. 430-2 du code de commerce active la procédure française lorsque « le chiffre d’affaires total mondial hors taxes de l’ensemble des entreprises ou groupes des personnes physiques ou morales parties à la concentration est supérieur à 150 millions d’euros », et que «  le chiffre d’affaires total hors taxes réalisé en France par deux au moins des entreprises ou groupes des personnes physiques ou morales concernés et supérieur à 50 millions d’euros ».

Pour le droit espagnol, la concentration est contrôlable si  le chiffre d’affaires global réalisé par l’ensemble des participants en Espagne au titre du dernier exercice comptable dépasse la somme de 240 millions d’euros et pour autant qu’au moins deux des participants réalisent individuellement dans ce pays un chiffre d’affaires supérieur à 60 millions d’euros. Quant Au Portugal ces seuils sont respectivement de l’ordre de 100 millions d’euros et de 5 millions d’euros.

Les seuils ainsi fixés, permettent une bonne prévisibilité de l’application des règles et sont utilisés pour rendre supportable le caractère obligatoire de la soumission à l’autorité de la concentration par les entreprises[1]. Par ailleurs la technique des seuils, permet de traduire la puissance économique des entités en projet en deçà de laquelle le contrôle n’intervient pas.

En Europe, les seuils répondent à une seconde fonction : La délimitation des compétences des autorités communautaires et nationales, selon l’idée que les grandes concentrations relèvent du contrôle communautaire et les plus modestes du contrôle national[2].

Indépendamment de toute polémique autour du sujet des concentrations et des positions des détracteurs caricaturisant leurs effets bénéfiques sur la croissance qui est notre sens  un postulat économique incontestable. Citons à ce titre,  Quesnay  l’un des fondateurs de la première école en économie, l’école des physiocrates,  a eu le mérite d’avoir, pour la première fois, mis en évidence le rôle du capital dans l’accroissement du revenu national[3]. En dépit de la pertinence des résultats de ce théoricien il demeure néanmoins fondamental pour les pouvoirs publics de veiller à une répartition équitable des fruits de ce revenu national en instaurant les bases d’une égalité entre les territoires et d’une justice sociale en général. Les entreprises doivent également s’investir davantage dans les objectifs RSE et non pas exclusivement dans les activités marchandes et strictement de profit.

En droit marocain la prévision du seuil de 50 millions de Dh réalisé individuellement par au moins  l’une des parties à l’opération constitue une nouveauté importante en faveur des PME désirant adhérer à une opération de concentration externe, et se prémunir contre les risques concurrentiels et aux contraintes du marché. Cette adhésion constitue pour cette catégorie d’entreprises une opportunité pour faire face à l’agressivité commerciale des concurrents ayant une taille plus grande.

Pour ce qui est des autres seuils de 1,2 milliards de Dh et 400 millions de Dh, ceux-ci traduisent la volonté des pouvoirs publics de permettre aux opérateurs nationaux d’inscrire davantage leurs activités dans le sens d’une intégration continentale africaine à travers un investissement permanent dans des secteurs générateurs de valeur ajoutées réciproques. Cette intégration continentale telle que souhaitée par le Souverain est de nature à permettre de fédérer les efforts et les forces afin de constituer des structures de marché capables de faire face à la concurrence internationale.

 La présence des opérateurs nationaux dans le continent africain est d’ores et déjà assurée dans plusieurs secteurs économiques particulièrement dans le secteur financier à travers les  groupes bancaires performants marocains. Cette  présence est plus particulièrement marquée dans l’espace de l’Union économique et monétaire ouest africaine (UEMOA),  où ces groupes bancaires y représentent 21, 8% de parts de marché. On se félicite de ce retour aux racines africaines des entreprises marocaines dans la mesure où nous partageons avec l’Afrique le même destin commun et les mêmes valeurs communes. Certes le capital n’a pas de frontière  de couleur, de sexe ou de race mais en matière économique centré sur le capital, il y’a lieu de souligner néanmoins que dans ce contexte économique international incertain il est primordial de choisir les partenaires avec qui l’on partage les mêmes valeurs communes dans le sens de l’intérêt réciproque.

Il y’a lieu de signaler par ailleurs que les seuils de 1,2 milliards de Dh et 50 millions de Dh  prévu par le projet de décret, vont dans le sens d’une harmonisation avec ceux prévus avec nos voisins européens. Ils répondent également à l’impératif de convergence avec les législations des pays européens, et traduisent la taille exprimé en chiffre d’affaires au-delà de laquelle le risque de restriction de concurrence puisse survenir. Ce risque est vérifiable lorsque la concentration est de nature à créer ou à renforcer une position dominante déjà existante. Dans ce cas, l’appréciation du Conseil de la concurrence s’impose avec plus de rigueur pour la sauvegarde du processus concurrentiel et la protection des intérêts des consommateurs, que cela soit dans le cadre des concentrations verticales horizontales ou conglomérales .

Le relèvement des seuils a une autre finalité fondamentale permettant de désengorger le Conseil de la concurrence soumis à une charge de travail importante en ne subordonnant à son autorisation préalable que les concentrations d’une certaine ampleur. Par ailleurs ce relèvement permet aux entreprises nationales de choisir les partenaires économiques avec qui se concentrer dans le sens d’une coopération mutuelle fructueuse et surtout fiable, et orienter la configuration de la structure des marchés vers des effets heureux pour la collectivité.

Youssef Oubejja : Docteur en Droit expert dans les questions liées au droit et à la politique de la concurrence

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