Le roman de la main

Du 17 septembre au 15 novembre, la Villa des Arts de Casablanca abrite une exposition rétrospective de l’oeuvre de Hamid Douieb, artiste peintre marocain installé à Bruxelles. Dans l’un des textes du beau-livre accompagnant l’événement, Youssef Wahboun dégage les forces majeures d’une expérience artistique vouée à une perpétuelle interrogation sur le statut de la représentation.

Le Salon de la figuration critique a fêté ses 40 ans en 2018. Fondé par les artistes Mirabelle Dors, Maurice Rapin et Yak Rivais, le groupe éponyme défend « un art puissamment figuratif » et prend position contre les diktats de l’Art Officiel qui procède à une dénégation de la figuration et « préfère mettre en scène un art plus abstrait, plus édulcoré ». Organisées dans plusieurs pays, des Etats-Unis à l’Extrême-Orient et plus fréquemment en France, les nombreuses expositions du groupe donnent à voir des styles figuratifs très divers, rassemblés moins en raison d’une similitude de forme ou de facture que selon une volonté de révéler « la vérité propre » de chaque artiste. Installé depuis une cinquantaine d’années à Bruxelles, l’artiste marocain Hamid Douieb prend part aux expositions du groupe en 1979 et 1980, à Bruxelles et à Paris, proposant des oeuvres marquées d’une ingénieuse aptitude au mystère. Lors de cette période initiale, le geste créateur du peintre réside dans la rupture des liens logiques entre les composantes du monde observable au profit d’architectures purement mentales, d’un réinvestissement du visible dans un ordre subjectif dotant les objets et les êtres d’une capacité d’étonnement. Le procédé n’est pas sans rappeler l’univers à la fois limpide et discordant de René Magritte. D’ailleurs, Hamid Douieb est loin de contester cette parenté et, au contraire, considère comme un choc catalyseur sa découverte de L’Empire des lumières, l’un des chefs-d’oeuvre du maître belge. A l’instar du peintre de « la pensée visible », l’artiste privilégie une vision intérieure qui transcende les données concrètes pour se mouvoir dans l’irrationnel. Empruntés au réel, les motifs s’en trouvent dépaysés, engagés dans des interactions inédites qui donnent du monde familier une image volontairement illogique et incohérente. L’un des tableaux des années 80 montre une main fermée en poing surgissant du ventre d’une femme dont une partie des bras, du buste et du visage est occultée par des pointes noires qui évoquent la brisure d’une vitre. Cherchant en permanence à replacer le visible dans un équilibre insolite, cette dissolution du spectacle habituel du monde ne s’évade jamais dans l’abstrait. Au contraire, les motifs sont décrits dans la précision du détail, avec un goût hyperréaliste de l’exactitude. C’est l’un des atouts majeurs de l’art de Douieb que cette mise en oeuvre de visions surnaturelles dans un dessin désespérant d’intégrité et de ressemblance.

En 1986, Hamid Douieb cesse d’exposer pour se consacrer plus profondément à l’élaboration d’une grammaire plastique individuelle qui constituera la force de frappe de son oeuvre à partir de l’année 2000, où il renoue avec l’ambiance des espaces d’art européens et décide de faire connaitre son travail dans son pays natal. C’est ainsi que, dans les dessins et peintures des deux dernières décennies, la réinvention du réel au mépris de toute logique involue au profit d’une concentration acharnée sur la représentation du visage et surtout de la main. L’oeuvre de Douieb serait le prolongement d’une riche lignée d’artistes ayant fait de la main un sujet nodal, de Léonard de Vinci à Mohamed Drissi, en passant par Georges de La Tour, Théodore Géricault, Egon Schiele, Louise Bourgeois et Mario Irarràzabal. Dans l’univers de Douieb, plus qu’une constante, la main devient une signature, appréhendée comme un instrument de connaissance spirituelle et esthétique. Sur fond de manuscrit et de papier journal, une série de tableaux reproduit l’alphabet des malentendants, où les lettres sont accompagnées de signes de la main. Confrontées ainsi à une large gamme de gestes et de mouvements de l’organe préhensile, les 26 pièces donnent lieu à un exercice de virtuosité plastique mais renseignent surtout sur le pouvoir de la main dans l’oeuvre de l’artiste : elle est langage, moyen de transmission. Cette fonction symbolique s’accompagne même d’un effet cathartique. La main est un organe de l’intériorité, un marqueur d’âme. Il n’est peut-être pas meilleure épigraphe des dessins de l’artiste que cette phrase de Stefan Zweig : « On découvre tout d’une personne à ses mains, à la manière qu’elles ont d’attendre, de saisir et de s’arrêter : le cupide à ses mains griffues, le prodigue à ses mains souples, le calculateur à ses mains calmes, le désespéré à son poignet tremblant. »

Sur des fonds simplifiés ou négligés à dessein pour privilégier leur prégnance, les mains foisonnent dans les dessins comme des concentrés d’esprit. Elles s’appellent et se touchent dans un élan d’altérité, couvrent les seins dans un moment de coquetterie pudique, disent l’enthousiasme d’un enfant lors d’une séance de coloriage. D’autres mains sont imprégnées d’un rouge inquiétant, d’un soupçon de tragique. Elles cachent entièrement le visage de l’homme effrayé à la vue d’un malheur, imitent le pistolet à bout portant du suicidaire, cernent les tempes d’une meurtrière repentie. Cette psychologie s’estompe dans les pièces où la main est envisagée pour elle-même et s’impose comme un sujet artistique, un objet de représentation autonome. Dans des dessins qu’on dirait issus d’un carnet de croquis d’Albert Dürer, les poignets et les doigts se nouent, se croisent ou s’écartent pour rappeler combien les crayons et les sanguines aiment ce spectaculaire bout de chair, tentateur et exigeant. Parfois, les paumes n’ont d’autre présence que d’exhiber leurs soigneux tracés pour solliciter un regard de chiromancien. Mais dans toutes ces mains tendues vers le spectateur, c’est la main de l’artiste lui-même qu’on regarde agir, aussi féconde que vigoureuse, lumineuse et habile. Les mains que Douieb représente racontent le temps, celui qu’il a mis à leur donner corps. D’ailleurs, ses propres mains ne sont pas absentes dans son oeuvre. Du haut d’un si long parcours, un autoportrait montre le peintre le regard alerte, le visage calé entre des mains éclatantes et fières, comme si l’identité de l’artiste avait pour symbole non seulement sa physionomie mais surtout son organe créateur.

Très souvent, les mains sont encadrées dans l’espace fictif du support et actionnent un effet de tableau dans le tableau, de dessin du dessin. C’est certainement le ferment essentiel de l’art du peintre et le dénominateur commun à toutes les phases de son expérience, cette constante réflexion sur l’apparence et l’illusion, la vérité et l’artifice. Donnant lieu à un méta-art insistant, les pièces sont de longues suites de mises en abyme interrogeant le statut de la représentation. Sur la surface plastique, les dessins s’engendrent à l’identique ou se distinguent dans une résonance narrative. Les travaux récents proposent une variation plus recherchée sur le caractère artificiel de la représentation. Des dessins s’alignent en grille comme dans une sérigraphie d’Andy Warhol, d’autres sont heurtés d’une bande ou un encadré monochromes qui coupent ou centrent le motif d’une zone en filigrane. D’autres encore, des méditations par le crayon sur la notion d’image, mettent en scène non le modèle mais seulement son ombre et son portrait accroché. Car la représentation subjective du visible admet aussi le vide de l’a-représentation. Sur un fond de ruines vaporeuses, une pièce donne à voir un lit défait, flanqué de deux oreillers en attente. On devine l’espace puissamment hanté par l’esprit des déserteurs, même si aucune des très nombreuses mains créées par l’artiste ne vient se glisser dans les draps froissés de ce lancinant récit de l’absence.

Youssef Wahboun,
Écrivain, poète et plasticien, enseignant à l’Université
Mohammed V de Rabat.

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