Le Soudan : Un terrain propice à un embrasement géopolitique sans précédent ?

Par Cherkaoui Roudani (*)

L’Afrique subsaharienne et du Sahel ainsi que la Corne de l’Afrique connaît actuellement des changements rapides et importants qui représentent des défis à l’échelle régionale, africaine et arabe. L’exemple précurseur de cette transformation est la situation actuelle au Soudan, qui est le résultat d’une rivalité politique interne qui perdure depuis son indépendance en 1956. Les atouts géostratégiques que possède ce pays lui confèrent une importance régionale et internationale. Ces avantages couplés aux ressources naturelles, particulièrement le pétrole, les minéraux critiques suscitent des intérêts et la convoitise d’autres États et acteurs régionaux. L’accès stratégique à la mer rouge confère au Soudan un atout géostratégique majeur, mais il peut également susciter à la fois la convoitise des acteurs internationaux et les malédictions des rivalités géopolitiques. Ainsi, cette situation guerrière dans laquelle s’enlise le pays pourra devenir volatile et présentera un risque élevé de conflit généralisé et d’instabilité durable.

Sur le plan géographique, le Soudan se trouve dans la partie orientale de l’Afrique du Nord, où il partage ses frontières terrestres avec plusieurs pays comme la Libye. Au nord se trouve l’Égypte, au sud réside le Soudan du Sud, à l’ouest et au nord-ouest se déploie le Tchad, tandis que la République centrafricaine se situe au sud-ouest. À l’est se trouve l’Éthiopie, et à l’est-nord-est, l’Érythrée s’étend, dans une région dont la sécurité s’effrite inexorablement.

De surcroît, le Soudan se trouve à proximité de la mer Rouge, un espace qui suscite toutes les convoitises. La situation dans laquelle la Libye et l’Afrique de l’Ouest confèrent au Soudan une configuration potentiellement explosive, susceptible de déclencher un conflit d’envergure et d’engendrer des conséquences géopolitiques étendues.

Cet emplacement stratégique s’est renforcé avec le temps par le caractère nilotique du Soudan. De fait, ce pays se situe à la croisée de deux fleuves, le Nil bleu et le Nil blanc, dispose d’un vaste territoire, ce qui en fait le troisième plus grand pays du continent. Sa population est composée d’une majorité arabe et musulmane dans le nord, d’une majorité noire africaine et arabe dans le Darfour, et d’une majorité chrétienne et animiste dans le sud. Ce mélange ethnique a toujours été source de conflits, rendant le Soudan un exemple malheureux de dislocation et de fracture géopolitique. L’histoire du pays témoigne de ces divisions et tensions politiques, sociales et ethniques.

Ainsi, et depuis 1956, le Soudan est en proie à une guerre incessante, incapable de mener la transition vers une démocratie tant attendue par sa population. La crise du Darfour, du Kordofan Occidental et du Kordofan du Sud, combinées à une ségrégation structurelle au sein de la société soudanaise, créent un cocktail explosif qui peut entraîner le pays dans une situation catastrophique. En ce sens, le Soudan est une véritable poudrière susceptible d’exploser et d’avoir des répercussions sur les pays voisins tels que le Tchad, la Libye et le Niger. Ce voisinage instable a été toujours un facteur qui a accentué avec le temps les fractures religieuses et ethniques déjà existantes.

Il n’est pas un hasard de comparer le Soudan à l’Afghanistan. Confronté à une crise multidimensionnelle et transfrontalière, la situation soudanaise pourrait entraîner des conséquences désastreuses et irréversibles dans l’ordre sécuritaire du sanctuaire allant de l’Éthiopie jusqu’à la Mauritanie et la Libye. Cette situation, qu’est exacerbée par la présence de seigneurs de guerre notamment dans les zones reculées du pays, pourrait conduire à une nouvelle percée djihadiste spectaculaire dans le Lac du Tchad, le golfe de Guinée et la bande Sahélo-Saharienne. Outre que cette guerre fratricide entre l’armée régulière menée par le général Abdel Fatah Al Burhan et la force paramilitaire dirigée par Ahmed Hamdane Dogolo pourrait se transformer en un désastre humain et, les tensions actuelles sont capables d’affecter les pays voisins déjà fragiles, comme le Tchad. La région du Darfour a déjà été et reste toujours un sanctuaire des oppositions au régime tchadien, comme en témoigne la crise entre le Soudan et le Tchad de 2003.

Les spécificités géopolitiques du Soudan, avec un voisinage dangereux, notamment ce triangle de la terreur Tchad-Niger-Libye couvant toutes sortes de fracture religieuse et ethnique structurelle. Les liens et la rivalité tribales et ethniques manifestés par la présence des Toubous, Dazagada, Beri et qui sont composés des Zaghawa et Bideyat dans la région et sous-région constituent une bombe à explosion. En sus de la lutte de pouvoir et les richesses naturelles, la découverte entre 2011-2014 de l’or dans le Sahel et le grand Sahara, dans un arc allant du Soudan à la Mauritanie en passant par le nord du Darfour et les territoires Toubous au Tchad, en Libye et au Niger a provoqué une ruée vers l’orpaillage à travers une exploitation artisanale. Cette réalité a accentué les frictions et les combats entre les ethnies et les tribus ce qui laissait présager avec la situation actuelle une détérioration de la situation et le retour de la logique des seigneurs de guerre dans la région et la sous-région.

D’ailleurs, l’enjeu de cette ruée tribale vers l’or va se montrer en 2007 quand le Soudan devient le second producteur du continent après l’Afrique du Sud, avec une production annuelle de 70 tonnes, devant le Mali et le Burkina Faso. De Tibesti, Kordofan du Sud ou Occidental et du Darfour ainsi que le sud de la Libye, ce sanctuaire est devenu un terrain de conflictualité et de lutte autour des ressources minières. Cette situation va décupler, notamment au Darfour, les activités du trafic illicite, la contrebande dans des circuits transfrontaliers entre Soudan, Libye. Pour les pratiques d’orpaillage illégal dans les régions du Nord du Soudan et de l’Est, le sanctuaire Soudan, Égypte et Arabie Saoudite reste le plus dominant pendant que la zone frontalière entre Soudan et Soudan du Sud d’autres signeurs de guerre, à l’image du mouvement populaire de libération soudan (MPLS) qui dispose d’une branche armée, l’Armée de libération du Soudan, contrôlent des activités clandestines dans les itinéraires de Kordofan, Nil Bleu.

Selon l’ONG Global Witness, Mohamed Hamdane Dogolo, chef des Forces Rapides de Soutien, a réussi à établir un vaste complexe paramilitaro-industriel en passant un pacte avec le chef de la MPLS, Abdel Wahid al-Nour. Cette alliance lui permet de contrôler à la fois une puissante force militaire et une grande partie des mines d’or et de pétrole. De plus, en s’appuyant sur les Janjawid et en créant un réseau puissant de combattants issus des tribus arabes du Darfour, notamment les Maaliya, les Rezeigat, les Massirya et les Zaghawa, Dogolo, surnommé Himayti par son parrain l’ancien président Omar Bachir qui veut dire « mon protecteur », a constitué des milices et des forces paramilitaires contrôlant plusieurs régions et sites stratégiques du pays riche en pétrole comme Abyei.

L’implication de plusieurs tribus dans la géopolitique de la région est manifestée aussi par le rôle qu’ont joué les Zaghawa du Darfour dans l’ascension et l’arrivée au pouvoir de la famille Déby du Tchad en 1990. En contrepartie, sont nombreux de cette tribu qui sont dans le cercle de l’armée tchadienne et dans des postes stratégiques. Ces tensions latentes avec les caractéristiques ethno-politiques de la Centrafrique, Niger et le Tchad sont des composantes des cendres qu’il ne faut guère essayer de réveiller.

Ainsi, il est important de changer la perspective avec laquelle on examine ce conflit et de ne pas le considérer comme une simple querelle de pouvoir. En effet, la crise du Darfour, qui a commencé bien avant l’hiver 2003, révèle les motifs profonds de cette animosité meurtrière. Elle est le résultat d’une injustice sociale persistante qui se manifeste également à travers des facteurs tels que l’injustice territoriale, la ségrégation et la marginalisation d’une grande partie de la population. Auparavant, ces facteurs ont souvent conduit à des revendications sécessionnistes et à des rébellions. Dans cet environnement de division et de clivage, l’institution militaire s’est construite sur des mauvaises bases imprégnées par la fragmentation et le fractionnement. Résultat, cette dichotomie a conduit à des tensions et des conflits au sein de l’armée, avec des soldats de chaque faction se méfiant et se heurtant souvent les uns aux autres pour avoir la mainmise sur le pouvoir et les ressources.

Afin d’éviter une situation de désordre total, il est essentiel que la communauté internationale ne se désengage pas du Soudan. La guerre fratricide en cours risque de perdurer pendant des mois, et un manque d’engagement sérieux de la part de la communauté internationale ne ferait qu’aggraver une crise déjà difficile à résoudre.

Bien que le Soudan ne soit peut-être pas aussi important sur le plan géopolitique que l’Ukraine, il reste un pays qui exerce une influence majeure sur ses voisins en temps de paix comme de guerre. La déstabilisation du Soudan pourrait précipiter le Sahel dans le chaos total, ravivant les ambitions des groupes terroristes dans la bande sahélo-saharienne comme Daech et Al-Qaeda. Une telle situation serait désastreuse sur le plan humanitaire et sécuritaire pour l’ensemble de la région allant de l’Érythrée au Mali et à la Mauritanie, compte tenu de la fragilité économique et sociale de la population locale. De fait, il est impératif de prévenir l’éclosion d’un autre Afghanistan, qui verrait une recrudescence des activités des groupes terroristes, du crime organisé et du trafic humain, ainsi qu’une vague de déplacements massifs de populations.

Jusqu’à présent, la situation reste sous contrôle tant que tous les paramètres de l’équation sont visibles et négociables. Cependant, si le conflit continue de s’enliser, les conséquences pourraient être désastreuses et conduire à une guerre civile dont les effets seront incontrôlables. Pour éviter cela, il est urgent de prendre conscience de la dangerosité multidimensionnelle de cette guerre, comme le souligne le Secrétaire Général des Nations Unies dans ses appels répétés.

Subséquemment, le Soudan se trouve actuellement dans une situation incertaine, semblable à celle de la décimation de la démocratie et de la stabilité que l’on peut observer en Afghanistan avec le départ des forces américaines qui ont provoqué une déconfite mondiale. Il est donc impératif pour éviter que la situation ne dégénère davantage, de reconstruire et de restaurer la confiance entre les parties prenantes. Cela nécessite une approche globale, avec une priorité absolue accordée à la protection des civils, à la désescalade de la violence.

(*)Expert en géostratégie et sécurité

 

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