L’énigme du temps dans l’œuvre d’Ilham Laraki Omari
Au Salon d’Automne 2O18 de Paris, la toile d’Ilham Laraki Omari aimante les regards comme une interpellation métaphysique. Le titre du tableau, « Les Temps », évoque au pluriel les dimensions infinies de cette bande passante de l’éternité.
L’œuvre se décline en trois plans décalés, incrustés de symboles insolites, emboîtement des quintessences active et passive, motrices des dynamiques vitales. Une aiguille sur cadran tourne à rebours. La circularité visuelle ouvre des interstices dans ses profondeurs. Le temps insère sa limpidité dans la double attraction cosmique et tellurique. L’artiste passe de l’autre côté du miroir pour intercepter les réverbérations chromatiques. La pensée du temps chamboule le temps de la pensée. Le temps n’est-il pas la vie dans son immuable continuité et sa diversité sans cesse renouvelée. Le temps se piste dans son arantelle connective.
L’œuvre exposée s’invite dans la conversation comme thématique sibylline. L’artiste n’est qu’un relais médiumnique, un messager de l’indicible. Des inspirations lointaines, indécryptables, le traversent, guident son œil, sa main, son corps et son âme dans leurs vibrations profondes, dans leurs pulsations fécondes. La méditation procure la réflexion philosophique consubstantielle à la transe artistique. Le temps de la création, quand la disponibilité s’y prête, se déploie dans son champ magnétique, sans bornes chronométriques. La vision comme un mirage se précise, et aussitôt se volatilise. Les images vagabondes se dissolvent dans leurs nuées génératives.
Quand l’effervescence onirique, l’exaltation poétique, l’incandescence fantasmagorique enflamment les fibres sensibles, l’artiste se claquemure dans son refuge intime. Le corps à corps avec l’œuvre en gestation commence. L’émotion esthétique germine dans la frénésie créative. L’artiste se dérobe. L’œuvre d’indices s’enrobe. Ilham nous montre sur son portable un croquis pris sur le vif, avant qu’illumination ne se dissipe. L’encre, le fusain, la mine de plomb conjuguent leurs filigranes alchimiques. Une locomotive du temps traçant sa voie dans l’infinité sidérale. L’artiste capte des luminosités imperceptibles, des translucidités indiscernables, des limpidités indétectables que palette transmute en allégories transmissibles. Le langage pictural se divinise quand il transcode métaphoriquement l’intemporalité divine. La matière se spiritualise. La sacralité se sensualise.
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S’évoque le concept de durée chez Henri Bergson, l’expérience vécue du temps hors programmation restrictive, l’intemporelle ondulation fluidique, l’imprévisible irruption créative. Les données immédiates de la conscience échappent aux prédéterminations cognitives. L’intuition s’embranche au temps de l’intérieur, coule dans ses modulations porteuses. La fausse dissociation du corps et de l’esprit, du matériel et de l’immatériel, s’estompe. L’invisible se sémantise dans la démultiplication de ses possibles. L’artiste, aventurier de l’irraisonnable, se jette dans le vertige de l’insaisissable. La complexité mouvante du temps, mystérieuse, mystique, dépasse ses fragmentations répétitives, ses quantifications limitatives, ses modélisations falsificatrices. L’œuvre d’Ilham exprime le temps organique dans ses manifestations fluctuantes et ses métamorphoses évolutives. La mémoire du futur, perçue dans sa plénitude subjective, fusionne le passé, le présent et l’avenir, une durée irréductible à « la mesure du mouvement, selon l’avant et l’après » (Aristote).
Ilham nous gratifie d’anecdotes savoureuses dans sa quête de montres tournant à l’envers. Les horlogers consultés, convaincus de l’impossibilité technique d’inverser les mécanismes, la prennent pour une sorcière. L’art a des motivations que le bon sens de l’artisan ignore. L’encastrement des plans signifie en l’occurrence la transition continuelle, la transformation perpétuelle, l’errance dans les tortilles sensorielles. Le tourbillon de convergence absorbe les permanences et les émergences. La sublimation plastique signalise les passages. L’interférence des causes et des effets anime la boucle rétroactive. Le temps, à l’instar de la boule de neige qui cristallise de nouvelles particules au fur et à mesure qu’elle dévale la pente, est une mémoire anamnésique. Toutes les pensées, toutes les actions s’y imbriquent et s’y impliquent pour ouvrir des perspectives inédites. Les interrogations initiales se creusent et s’approfondissent. Des antinomies s’accordent. Des paradoxalités s’assemblent. Des taches se transfigurent en motifs involontaires. Se profilent parfois d’étranges bestiaires, des paysages extraordinaires, des créatures surgis d’indéfinissables imaginaires. La muse parsème la peinture d’imprévisibilités déroutantes.
L’art, depuis ses origines, interroge le temps. « Trois mille six cents fois par heure, la seconde chuchote : souviens-toi » (Charles Baudelaire). Les sculptures et les peintures d’Ilham traquent le temps dans ses intermédiations machiniques et ses pigmentations iconiques. Les titres sont suffisamment éloquents. Le Sablier, La Roue, Le Chapelet, L’Engrenage, L’Empreinte du Temps, Le Tissage du Temps se posent comme jointures entre totalité métaphysique et relativité physique, cadence existentielle et polyrythmie spirituelle. L’artiste accède à l’essence du réel par la singularité de ses modèles. « C’est la vie intérieure des choses que l’artiste voit transparaître à travers leurs formes et leurs couleurs » (Henri Bergson, Le Rire). L’art, énergisé par les ondes intuitives, déborde l’intelligence utilitaire, transperce les limites de la connaissance, ouvre les chemins de l’absolu. La réalité se réalise au cœur du sensible, dans l’interaction de la perception, de l’expression et de la création.
L’art nous plonge dans la sensation instantanée, contrairement au langage qui nous distancie. Ilham fait le même constat : « Le temps, je ne peux l’exprimer que dans mes œuvres. Dès que je le formule en mots, il s’évapore ». L’art, en connexion avec le temps dans son action créative, est un acte thaumaturgique de création. A chaque œuvre nouvelle adhèrent des sentiments nouveaux générés par l’œuvre elle-même. L’acte temporel s’y manifeste comme une création en rupture avec les fausses généralités de notre vie contingente. L’intensité émotionnelle suscitée par l’œuvre particulière, qui lui reste à jamais liée, nous révèle que nos sentiments relèvent d’une histoire ouverte. L’emprise affective de l’art alimente et conforte notre relation mystique à la vie.
Mustapha Saha