« Migration et intelligence artificielle »

Par Sarah BOUKRI*

L’évolution rapide et accrue de l’Intelligence Artificielle (IA) a ouvert de nouvelles perspectives dans de nombreux domaines, y compris celui de la migration.

Lors de son déplacement à VivaTech, le rendez-vous annuel consacré à l’innovation technologique et aux start-up qui s’est tenu à Paris le mois de juin, Emmanuel Macron a suggéré d’utiliser l’intelligence artificielle pour mieux gérer les flux migratoires : « On a beaucoup de gens qui arrivent, on a des règles qui sont anciennes et on les traite comme au début du 20e siècle. Utilisons l’intelligence artificielle et les technologies pour traiter beaucoup plus vite les données ! Il y aura beaucoup moins de fraudes, on embauchera beaucoup moins de gens et on ira beaucoup plus vite« , a déclaré le chef de l’Etat.

Le chef de l’État français a tout à fait raison de souligner tous les avantages que pourraient présenter l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le domaine migratoire.

D’ailleurs, il convient de préciser que l’utilisation de l’IA n’est pas nouvelle. Depuis de nombreuses années, les acteurs étatiques dans divers pays utilisent différentes technologies, dont des systèmes d’IA, pour appuyer les processus administratifs et de prise de décision concernant des questions liées à la migration. Comme c’est le cas aux Etats-Unis et au Canada pour améliorer l’accueil et l’intégration des réfugiés en fonction d’un certain nombre de données collectées telles que l’hébergement, la possibilité d’accueil, le travail, etc.

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Également, L’IA est de plus en plus utilisée dans toutes les étapes du cycle migratoire, comme pour faciliter les contrôles d’identité, renforcer les procédures aux frontières, produire des analyses de données sur les demandes de visa, leur contenu et le respect des conditions requises pour l’obtention du visa. L’Office fédéral allemand pour la migration et les réfugiés a mis en œuvre, de 2016 à 2020, un logiciel de « gestion intégrée de l’identité » visant à accroître l’efficacité des procédures d’asile, à enregistrer les demandeurs d’asile et à recueillir des informations sur leur pays d’origine et leur historique de voyage.  Concrètement, comme précise le portail « migrationdataportal » « ce système applique un certain nombre d’outils, tels que la transcription automatique en lettres latines des noms écrits en lettres non latines ; l’identification automatisée des dialectes pour valider le pays d’origine enregistré ; des vérifications automatisées des photos pour éviter de doubler les dossiers d’un demandeur d’asile, et la recherche d’informations à partir de smartphones pour recueillir d’autres renseignements sur l’identité en cas de perte de documents d’identité ».

L’IA est aussi utilisée pour prévoir les tendances migratoires Par exemple, l’IA et l’apprentissage automatique ont été déployés dans le cadre de projets récents pour divers objectifs, tels que la prévision des flux migratoires en provenance de pays spécifiques, l’évaluation de la perception des réfugiés dans les communautés d’accueil et l’appui aux analyses d’images satellitaires de camps de réfugiés.

Il apparaît clairement que l’utilisation de l’IA présente des avantages considérables. Elle peut effectivement conférer des capacités et permettre de corriger les inégalités sociétales. Par exemple, des initiatives en matière d’identité numérique peuvent donner aux migrants et aux réfugiés incapables de prouver leur identité légale, les moyens d’ouvrir un compte bancaire et d’accéder à divers services dans leur pays d’accueil. L’IA peut également raccourcir les délais de traitement des dossiers d’immigration ou d’asile.

Cependant, il est difficile de fermer les yeux sur les risques que pourraient présenter l’utilisation croissante de l’IA dans un domaine aussi sensible que celui de la migration.

Comme l’a souligné l’expert des droits de l’homme des Nations unies sur le racisme, alors qu’il est déjà plus difficile pour les non-citoyens de se protéger contre les abus de l’État et que les gouvernements exercent des pouvoirs de gestion des frontières et d’application des lois sur l’immigration qui ne sont pas soumis aux garanties procédurales habituelles accordées à leurs nationaux, le déploiement de technologies numériques pour le contrôle de l’immigration d’une manière qui est « uniquement expérimentale, dangereuse et discriminatoire » risquerai d’aggraver la situation.

Certains exemples d’abus sont frappants. En Hongrie et en Grèce, un projet pilote financé par l’UE a introduit des détecteurs de mensonges alimentés par l’IA aux points de contrôle frontaliers dans les aéroports, afin de surveiller les visages des personnes pour y déceler des signes de mensonge, et de signaler les individus suspects. En Allemagne, l’Office fédéral des migrations et des réfugiés utilise des systèmes automatisés de reconnaissance de texte et de parole dans les procédures d’asile. On voit bien que la ligne de démarcation entre le contrôle de l’immigration et les objectifs de sécurité est clairement franchie.

Par ailleurs, l’utilisation des technologies de l’IA peut entraîner des discriminations et l’exclusion de personnes sur la base de caractéristiques protégées, telles que la race et l’appartenance ethnique.

En effet, la donnéification croissante de la migration qui désigne les différents types de données, notamment les données biométriques, les données satellitaires et les mégadonnées peut engendrer des vulnérabilités ou les amplifier.

Ces données qui sont recueillies, stockées et utilisées à des fins de gestion des migrations et dans le cas de mauvaises pratiques de stockage et/ou l’existence de failles de cybersécurité peuvent conduire à la divulgation d’informations sensibles concernant les migrants, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques pour ces derniers. Ceci est d’autant plus alarmant quand on sait que depuis de nombreuses années, les entreprises technologiques privées étendent leur influence aux secteurs de l’humanitaire et de la migration, ce qui suscite des inquiétudes quant à la protection des données.

En avril 2021, la Commission européenne a tiré la sonnette d’alarme et a présenté une proposition de nouveau règlement sur l’intelligence artificielle qui met en évidence les risques élevés associés à certaines utilisations de l’IA dans le contexte de la migration et de l’asile, en termes de droits fondamentaux et de sécurité. Cependant, les réponses proposées se limitent principalement à des solutions techniques, accordant peu d’attention à l’impact de ces technologies sur le bien-être et les droits des personnes les plus directement concernées.

Il est important de rappeler que la migration est un phénomène complexe dont la gestion n’est pas facile. C’est pourquoi la technologie ne saurait régler tous les problèmes qu’elle pose. Un bon encadrement de l’utilisation de cette dernière est nécessaire afin d’en optimiser les avantages et en limiter les risques.

Comme le suggère le rapport de l’organisation Internationale de la Migration « Etat de la migration dans le monde 2022 : chapitre 11- Intelligence artificielle, migration et mobilité : conclusions pour les politiques et la pratique », une approche fondée sur les droits de l’homme est nécessaire pour remédier à ces problèmes et rééquilibrer les structures de pouvoir en jeu. Par exemple, des outils d’évaluation des incidences des systèmes d’IA sur les droits de l’homme pourraient être utilisés avant leur déploiement. Cela permettrait d’améliorer l’équité et la responsabilité algorithmiques et d’éviter les situations dans lesquelles les technologies d’IA sont expérimentées sur des populations vulnérables, telles que les migrants et les réfugiés, sans évaluation préalable des risques. Le respect de l’impératif de « ne pas nuire » lors de la conception, de la mise au point et du déploiement des systèmes d’IA pourrait permettre d’atténuer certains des risques induits par ces technologies à toutes les étapes du cycle migratoire.

Pour conclure, il convient de préciser que le «techno-solutionnisme», en d’autres termes, la tentative d’utiliser la technologie pour résoudre toutes sortes de problèmes n’est pas toujours possible notamment quand des vies humaines sont en jeux. L’être humain pour l’intelligence artificielle est une donnée comme une autre, l’intervention de l’Homme en tant que régulateur s’avère plus que nécessaire afin d’humaniser une analyse purement technique dépourvue de toute émotion.

*Docteur en Sciences politiques, Experte en migration

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