Mohammed VI, le Roi Podemos

GÉOSTRATÉGIE

Par Mohamed Abdi, Expert politique, ancien conseiller spécial au gouvernement français.

Le discours prononcé par Sa Majesté le Roi Mohammed VI, le mercredi 20 avril, lors de ce que d’aucuns qualifient de Premier sommet Maroc /pays du Golfe, a permis de sortir le Conseil de Coopération du Golfe (CCG) de son assoupissement voire de sa léthargie. Créé sous l’impulsion conjointe de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis d’Amérique, le 25 mai 1981, le CCG symbolise l’ancrage d’une véritable alliance entre les monarchies du Golfe et les Etats-Unis, dans le but d’assurer la stabilité économique et politique de la région. Ce groupement qui réunit l’Arabie Saoudite, le Sultanat d’Oman, le Koweït, les Emirats arabes unis (EAU), Bahrein et le Qatar, s’est mué en marché commun, en janvier 2008, avec comme projet l’établissement d’une monnaie unique. Dans le sillage du printemps arabe, le CCG s’est mis à rêver d’une union ouverte, en 2012, avec le Maroc et à la Jordanie afin de contrebalancer le poids politique grandissant de l’Iran dans la région et, surtout, d’anticiper les bouleversements à l’œuvre dans le monde arabe. De fait, le CCG constitue l’unique organisation régionale, au sein du monde arabe, capable de conserver une cohérence politique et d’afficher une certaine puissance. Dans une région en pleine mutation, sujette à toutes les supputations , face à l’inefficacité de la Ligue arabe et de son incapacité récurrente à trouver la moindre solution interarabe à un problème arabe, le CCG apparaît comme un véritable point d’appui, à condition toutefois de se doter d’une vision stratégique. Dans ce sens le discours du Roi du Maroc, du 20 avril dernier, à Ryad, inhabituel et empreint de courage politique, tombe à pic. Dans ces lieux convenus, où l’on parle plus aisément dans les coursives que dans les séances plénières, le Roi du Maroc a été cash et s’est exprimé sans ambages. « Nous faisons face à des complots visant à porter atteintes à notre sécurité collective. Ceci est clair et n’a pas besoin d’analyse. Ils en veulent à ce qui reste de nos pays, qui ont pu préserver leur sécurité, leur stabilité et la pérennité de leurs régimes politiques ». a-t-il déclaré d’emblée. Certes, une telle assertion n’est pas nouvelle. Sa rémanence dans la rhétorique politique arabe trouve sa justification, à travers des faits historiques douloureux qui ont façonné la vision arabe de l’Autre, et ce, depuis le débarquement de Napoléon Bonaparte, en 1798, en Egypte, qui fut la première rencontre malheureuse entre l’Orient et l’Occident. Dans son livre « L’Occident imaginaire dans la conscience politique arabe », Nassib Sami El Husseini souligne que « la vision arabe de l’autre trouve son origine dans les mythologies des civilisations antiques qui présentent l’Occident comme un conquérant belliqueux, usurpateur des lumières phéniciennes puis des lumières arabo musulmanes ». La nouveauté et la force de cette proclamation dans le discours royal de Ryad, résident dans le fait qu’il soit prononcé, par un chef d’Etat connu et reconnu pour ses convictions universelles. Un chef d’Etat porteur d’une histoire arabe et musulmane riche et ouverte, reconnaissant, sans complexe, que l’Occident est aussi un lieu d’inspiration démocratique et de progrès. Un chef d’Etat affichant une solidarité sans faille et qui s’est rendu disponible pour combattre le terrorisme où qu’il se trouve. Un chef d’Etat qui œuvre au quotidien pour inscrire, définitivement, son pays sur la voie de la démocratie, de la modernité et du progrès.

Aujourd’hui, le changement de contexte international, les profonds bouleversements sociopolitiques, le terrorisme islamiste et la multiplication des conflits régionaux peuvent avoir deux conséquences sur les peuples arabes : soit les humilier et les asservir, soit au contraire les réveiller.

Le discours de sa Majesté ne procède pas de l’analyse d’une situation. Il acte la décomposition en cours du monde arabe qui nourrit l’amertume de toute une génération : l’Irak est dans le chaos total, la Syrie en ruine, le Yémen est devenu un champ de bataille, la Tunisie est en convalescence, la partition du Soudan n’en finit pas, la Palestine est l’angle mort du droit international, la Libye est en difficile recomposition après une partition de fait, l’Egypte convulse, le Qatar s’étrangle par effet boomerang de ses investissements colossaux en Europe et aux USA, l’Arabie saoudite s’étouffe par son « wahhabisme ». Les autres pays retiennent leur souffle et les mouvements démocratiques, qui luttent pour arracher leurs sociétés à l’emprise rampante des obscurantistes, n’intéressent pas grand monde outre-Atlantique. Le terrorisme aveugle et lâche qui frappe partout a bouleversé la donne. L’Occident, berceau des Lumières et de la dé- mocratie doute. Les Etats Unis, écrin du rêve pour tous, craignent de perdre leur leadership économique et politique. Du coup, l’Amérique se laisse séduire par les balivernes de Samuel Huntington et sa théorie de «Choc de civilisations», qui est aussi le titre de son livre fétiche. En rattachant «chaque peuple à une culture et chaque culture à une religion», cette doctrine fumeuse désigne des adversaires, embrigade des partenaires et tend, comme le souligne Jean-Luc Mélenchon à légitimer les «violences en cours et de celles à venir dans les relations internationales, faisant de l’arabe et du musulman la figure du mal». Cette doctrine est devenue le grimoire sacré de tous les cercles de réflexion voire des états-majors, qui l’utilisent pour justifier tous les renoncements et toutes les formes de violences où tout le monde «s’aligne sans discuter, jusque dans des carnavals sanglants comme cette guerre contre Daesh et Al Qaeda, ami ou ennemi selon les jours». Au cœur du rabâchage de cette doctrine, les alliances stratégiques n’ont plus aucune valeur. C’est l’action qui compte et non plus la vision : on ne traite plus avec les régimes en place ni même avec les alternatives démocratiques en émergence.

C’est selon. L’ennemi importe peu, ce qui compte c’est le chaos. C’est ce que l’écrivain Américain Collin Piper nomme la «destruction créatrice». Dans son livre «Higt Priests of war», paru en 2004, il explique, avec nombre d’arguties, que la stabilité du Proche-Orient, voire du monde arabe, réside dans une nouvelle répartition qui prendrait en compte la dimension ethnique. A ce titre, la publication par la Revue militaire Américaine Armed force journal d’une carte du Proche-Orient est riche d’enseignements. La décomposition des Etat-nations semble devenir le passage obligé pour donner naissance à un nouvel Ordre mondial et au remodelage des frontières. Le démembrement des Etats est devenu un remède contre le terrorisme islamiste en pré- textant que les frontières sont artificielles, parce que créées par les puissances coloniales. Même la très sérieuse revue française de l’Institut de Recherche Stratégique de l’Ecole militaire abonde dans ce sens. Dans son numéro 14 de l’année 2014, sous l’intitulé «Fragmentation et recomposition territoriales en Afrique subsaharienne», il est possible de lire notamment que «les risques de fragmentation des États existants qui pourraient se multiplier, dans les prochaines années, en Afrique subsaharienne et dans le monde arabe, sont un indicateur de choix sur la nature de ces mêmes États, en tant qu’organisation politique, mais aussi en tant que construction nationale».

Le discours de sa Majesté ne procède pas de l’analyse d’une situation. Il acte la décomposition en cours du monde arabe qui nourrit l’amertume de toute une génération.

Ce thème de la déconstruction des Etats est également au cœur des réflexions du philosophe français Alain Badiou. Dans son dernier ouvrage, «Notre mal vient de plus loin», il explique comment et pourquoi l’oligarchie des grandes firmes, pousse à la désétatisation progressive du capitalisme mondialisé. Alain Badiou constate que «dans des zones considérables, les pratiques ont consisté à détruire des Etats, pour ne mettre à leur place, pratiquement presque rien, c’est- à-dire des accords fragiles entre minorités, religions, bandes armées diverses». Un petit nombre de personnes tient tout et la souveraineté des Etats est devenue un obstacle pour eux. Cette tendance, de plus en plus, hostile à la démocratie et à la souveraineté, s’installe et investit le champ politique des pays riches. Dans ce monde en ébullition, le processus de mise sous tension des Etats s’effectue, sous la pression conjuguée des inégalités croissantes et des intérêts géopolitiques et économiques du moment. En fonction des circonstances, les amis d’hier peuvent devenir les ennemis de demain et vice versa. Dans notre monde d’aujourd’hui, il n’est d’amitié que captive. Dans ce contexte, le discours « Podemos »prononcé par Mohammed VI, le 20 avril à Riyad, prend ici tout son sens. Durant des décennies, l’unité arabe constituait l’horizon indépassable de récurrentes incantations, du Golfe à l’Océan. Aujourd’hui, le changement du contexte international, les profonds bouleversements sociopolitiques, le terrorisme islamiste et la multiplication des conflits régionaux peuvent avoir deux consé- quences sur les peuples arabes : soit les humilier et les asservir, soit, au contraire, les réveiller, les élever, les porter au plus haut de ce qu’est leur message, pour faire émerger un acteur arabe au leadership, bien trop longtemps disputé. A condition, bien sûr, que les mots de liberté, démocratie et justice ne passent pas pour un cri de sédition. Face à l’hégémonie des Etats-Unis, les Chinois, les Indiens et les Brésiliens ont décidé de jouer la carte de la puissance. Pourquoi les Arabes ne feraient-ils pas de même ? Qui les empêcherait de fédérer leurs efforts, leurs richesses et leurs potentialités sur la base d’un socle commun indéniable, qui est la langue, l’histoire, la culture, une même religion d’ouverture, l’héritage des lumières et surtout, la volonté politique ?

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